Saint Jérôme
Epître 22, 30

  Tu es cicéronien et non pas chrétien



 
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[22, 30] Cum ante annos plurimos domo, parentibus, sorore, cognatis et, quod his difficilius est, consuetudine lautioris cibi propter cælorum me regna castrassem et Hierosolymam militaturus pergerem, bybliotheca, quam mihi Romæ summo studio ac labore confeceram, carere non poteram. Itaque miser ego lecturus Tullium ieiunabam; post noctium crebras vigilias, post lacrimas, quas mihi præteritorum recordatio peccatorum ex imis visceribus eruebat, Plautus sumebatur in manibus. Si quando in memet reversus prophetam legere cœpissem, sermo horrebat incultus, et quia lumen cæcis oculis non videbam, non oculorum putabam culpam esse, sed solis.



Dum ita me antiquus serpens inluderet, in media ferme quadragesima medullis infusa febris corpus invasit exhaustum et sine ulla requie—quod dictu quoque incredibile sit—sic infelicia membra depasta est, ut ossibus vix hærerem. Interim parabantur exsequiæ et vitalis animæ calor toto frigente iam corpore in solo tam tepente pectusculo palpitabat, cum subito raptus in spiritu ad tribunal iudicis pertrahor, ubi tantum luminis et tantum erat ex circumstantium claritate fulgoris, ut proiectus in terram sursum aspicere non auderem. Interrogatus condicionem Christianum me esse respondi : et ille, qui residebat, "Mentiris," ait, "Ciceronianus es, non Christianus; ubi thesaurus tuus, ibi et cor tuum.’’



Ilico obmutui et inter verbera—nam cædi me iusserat— conscientiæ magis igne torquebar illum mecum versiculum reputans : "In inferno autem quis confitebitur tibi ?" Clamare tamen coepi et heiulans dicere : "Miserere mei, domine, miserere mei" Hæc vox inter flagella resonabat. Tandem ad præsidentis genua provoluti, qui adstiterant, precabantur, ut veniam tribueret adulescentiæ, ut errori locum patientiæ commodaret exacturus deinde cruciatum, si gentilium litterarum libros aliquando legissem. Ego, qui tanto constrictus articulo vellem etiam maiora promittere, deiurare cœpi et nomen eius obtestans dicere : "Domine, si umquam habuero codices sæculares, si legero, te negavi."



In hæc sacramenti verba dimissus revertor ad superos et mirantibus omnibus oculos aperio tanto lacrimarum imbre perfusos, ut etiam incredulis fidem facerent ex dolore. Nec vero sopor ille fuerat aut vana somnia, quibus sæpe deludimur. Teste est tribunal, ante quod iacui, iudicium teste est, quod timui—ita mihi numquam contingat talem incidere quæstionem !—liventes habuisse me scapulas, plagas sensisse post somnum et tanto dehinc studio divina legisse, quanto mortalia ante non legeram.





 
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[22, 30] Il y a bien longtemps ! maison, père et mère, sœur, parenté et, ce qui est plus difficile, habitude de la bonne chère, pour le Royaume des Cieux je m'étais sevré de tout cela; j'allais à Jérusalem militer pour le Christ. Mais de la bibliothèque qu'à Rome je m'étais composée avec beaucoup de soin et de peine je n'avais pas pu me passer. Malheureux que j'étais ! Avant de lire Cicéron, je me livrais au jeûne; je me livrais au jeune; je veillais souvent des nuits entières, je versais des larmes, que le souvenir de mes péchés d'autrefois arrachait du fond de mes entrailles. Après quoi, je prenais en main mon Plaute !  Si, rentrant en moi-même, je me mettais à lire un prophète, ce langage inculte me faisait horreur. Mes yeux aveuglés m'empêchait de voir la lumière. Or ce n'étaient pas mes yeux que j'incriminais, mais le soleil.

Le serpent ancien se jouait ainsi de moi; vers le milieu du carême, jusqu'au plus profond de mon être s'insinue la fièvre; elle envahit mon corps épuisé, ne lui laisse aucun repos -- et détail à peine croyable -- mes pauvres membres en sont tellement dévorés que je ne tenais plus guère que par mes os. Cependant on préparait mes obsèques, car la vie, le souffle, la chaleur -- tout mon corps étant refroidi -- ne palpitaient plus que dans un coin encore tiède dee ma poitrine. Tout d'un coup, j'ai un ravissement spirituel. Voici le tribunal du Juge; on m'y traîne. La lumière ambiante  était  si éblouissante que, du sol où je gisais, je n'osais pas lever les yeux en haut. On me demande ma condition : "Je suis chrétien", ai-je répondu. Mais celui qui siégeait : "Tu mens", dit-il; "c'est cicéronien que tu es, non chrétien; où est ton trésor, là est ton cœur."

Aussitôt je deviens muet. Parmi les coups -- car il avait ordonné qu'on me flagellât -- ma conscience me torturait davantage encore de sa brûlure; je me redisais ce verset :  "Mais dans l'enfer, qui te louera " ? Je me suis mis cependant à crier et à me lamenter en répétant : "Pitié pour moi, Seigneur, pitié pour moi !"  Cet appel retentissait  parmi les coups de fouet.  Enfin, prosternés aux genoux du président, les assistants  le suppliaient de faire grâce à ma jeunesse, de permettre à mes erreurs  de faire pénitence; je subirais par la suite le supplice mérité,  si jamais je revenais   à la lecture des lettres païennes.  Quant à moi, coincé dans une situation aussi critique, j'étais disposé promettre encore davantage. Aussi me suis-je mis à jurer, à prendre son nom à témoin : "Seigneur, disais-je, si jamais je possède des ouvrages profanes, ou si j'en lis, c'est comme si je te reniais".

Après que j'eus prononcé ce serment, on me relâcha; me voici revenu sur terre. A la surprise générale, j'ouvre les yeux. Ils étaient tellement trempés de larmes qu'ils attestaient ma douleur aux plus sceptiques. Ce n'était pas du sommeil, ni de ces songes vains qui nous illusionnent souvent. Témoin le tribunal devant lequel je gisais; témoin le jugement si redoutable ! -- Puissé-je ne jamais subir pareille question ! --- J'avais les épaules tuméfiées, et j'ai senti les plaies au réveil. Depuis, j'ai lu les livres divins avec plus de soin que je n'avais lu jadis les ouvrages des mortels.

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                                                trad. Jérôme Labourt; éd. les belles lettres