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De Viris Illustribus Urbis Romae A Romulo ad Augustum ( 1779 )
Dictionnaire latin-français
Romulus imaginem urbis magis quam urbem, fecerat : deerant incolæ. Erat in proximo lucus: hunc asylum fecit. Eo statim multitudo latronum pastorumque confugit. Cum vero ipse et populus uxores non haberent, legatos ad vicinas gentes misit, qui societatem connumbiumque peterent. Nusquam benigne legatio audita est: ludibrium etiam additum: "Quidni feminis quoque asylum aperuistis? Id enim compar foret connubium." Romulus ægritudinem animi dissimulans ludos parat: indici deinde finitimis spectaculum jubet. Multi convenere studio etiam videndæ novæ urbis, maxime Sabini cum liberis et conjugibus. Ubi spectaculi tempus venit, eoque deditæ mentes cum oculis erant, tum, dato signo, virgines raptæ sunt: et hæc fuit statim causa bellorum.
Sabini ob virgines raptas bellum adversus Romanos sumpserunt, et cum Romæ appropinquarent, Tarpeiam virginem nacti sunt, quæ aquæ causa sacrorum hauriendæ descenderat. Hujus pater Romanæ præerat arci. Titus Tatius Sabinorum dux Tarpeiæ optionem muneris dedit, si exercitum suum in Capitolium perduxisset. Illa petiit quod Sabini in sinistris manibus gerebant, videlicet annulos et armillas. Quibus dolose promissis, Tarpeia Sabinos in arcem perduxit, ubi Tatius eam scutis obrui præcepit. Nam et scuta in lævis habuerant. Sic impia proditio celeri pœna vindicata est.
Romulus adversus Tatium processit, et in eo loco ubi nunc Romanum forum est pugnam conseruit. Primo impetu, vir inter Romanos insignis, nomine Hostilius fortissime dimicans cecidit; cujus interitu consternati Romani fugere cœperunt. Jam Sabini clamitabant: "Vicimus perfidos hospites, imbelles hostes. Nunc sciunt longe aliud esse virgines rapere, aliud pugnare cum viris." Tunc Romulus arma ad cælum tollens Jovi ædem vovit, et exercitus seu forte seu divinitus restitit. Prœlium itaque redintegratur: sed raptæ mulieres, crinibus passis, ausæ sunt se inter tela volantia inferre; et hinc patres, inde viros deprecatæ, pacem conciliarunt.
Romulus cum Tatio fœdus percussit, et Sabinos in urbem recepit. Centum ex senioribus elegit quorum consilio omnia ageret, qui ob senilem ætatem Senatus vocati sunt. Tres equitum centurias constituit; plebem in triginta curias distribuit. His ita ordinatis, cum ad Capræ paludem exercitum lustraret, subito coorta est tempestas cum magno fragore tonitribusque, et Romulus e conspectu ablatus est: eum ad Deos abiisse vulgo creditum est; cui rei fidem fecit Proculus vir nobilis. Orta enim inter patres et plebem seditione, is in contionem processit, et jurejurando affirmavit Romulum a se visum augustiore forma quam fuisset, eumdemque præcipere ut seditionibus abstinerent, et virtutem colerent. Ita Romulus pro Deo cultus, et Quirinus est appellatus.
Romulus avait fait plutôt l'image d'une ville qu'une ville : il manquait les habitants. Il y avait à proximité un bois : il en fit un asile. Il s'y rendit aussitôt un grand nombre de brigands et de bergers. Mais comme le roi lui-même et son peuple étaient sans femmes, il envoya des ambasssadeurs dans les pays voisins pour leur demander leur alliance et le droit de mariage chez eux. La députation ne fut bien accueillie nulle part; on ajouta l'ironie au refus : "Pourquoi n'avez-vous pas ouvert aussi un asile pour les femmes ? Cela aurait fait des mariages bien assortis." Romulus, dissimulant son ressentiment, prépare des jeux et fait annoncer un spectacle chez les peuples voisins. Beaucoup d'entre eux s'y rendirent curieux aussi de voir la nouvelle ville, et surtout les Sabins avec leurs femmes et leurs enfants. Dès que fut venu le moment du spectacle, alors que les jeux occupaient l'attention et les regards de tous, au signal donné, on enleva les jeunes filles; et ce fut là aussitôt une cause de guerre.
Les Sabins prirent les armes contre Rome afin de venger l'enlèvement de leurs filles; ils étaient déjà près de la ville lorsqu'ils rencontrèrent la jeune Tarpeia qui était descendue afin de puiser de l'eau pour les sacrifices. Son père était gouverneur de la citadelle. Titus Tatius, général des Sabins, offrit à Tarpeia un présent à son choix si elle voulait conduire son armée au Capitole. Cette jeune fille demanda ce que les Sabins portaient à leurs mains gauches : c'étaient sans doute leurs bagues et leurs bracelets. Tatius les lui ayant promis astucieusement, Tarpeia conduisit les Sabins dans la citadelle, où Tatius la fit écraser sous le poids des boucliers, car les Sabins portaient aussi des boucliers à leurs mains gauches. C'est ainsi qu'une trahison impie reçut un prompt châtiment.
Romulus s'avança contre Tatius et livra le combat à l'endroit où se trouve le forum romain. Au premier choc, un homme distingué parmi les Romains, Hostilius, périt au combat très vaillamment. A cette vue, les Romains prirent la fuite, saisis de frayeur. Déjà les Sabins s'écriaient à qui mieux mieux : "Nous avons vaincu ces hôtes perfides, ces lâches ennemis ! ils savent maintenant qu'il est bien différent d'enlever des filles et de combattre avec des hommes de cœur". Alors Romulus, levant ses armes vers le ciel, fit vœu de faire bâtir un temple à Jupiter; aussitôt l'armée s'arrêta soit par l'effet du hasard soit par une inspiration divine. Le combat recommença donc; mais les femmes qui avaient été enlevées eurent le hardiesse de se jeter, les cheveux épars, au milieu des traits qui volaient de toutes parts, et suppliant d'un côté leurs pères et de l'autre leurs maris, elles les réconcilièrent.
Romulus fit alliance avec Tatius et reçut les Sabins dans la ville. Il choisit cent vieillards pour agir d'après leurs conseils et, comme ils étaient fort avancés en âge, il les nomma sénateurs. Il établit trois centuries de chevaliers et distribua le peuple en trente curies. Ces dispositions étant faites, comme il passait son armée en revue auprès du marais de la Chèvre, il s'éleva tout à coup une tempête affreuse, accompagnée de tonnerre et d'un bruit horrible, et Romulus fut enlevé à la vue (de tous); le vulgaire crut qu'il était allé vers les dieux; et Proculus, de la classe des nobles, confirma cette croyance. Une sédition s'étant levée le sénat et le peuple, Proculus s'avança au milieu de l'assemblée et affirma par serment que Romulus lui avait apparu sous une forme plus majestueuse que celle qu'il avait eue pendant sa vie et que ce prince recommandait aux Romains de fuir les séditions et de pratiquer la vertu. C'est ainsi que Romulus fut honnoré comme un dieu sous le nom de Quirinus.
Successit Romulo Numa Pompilius vir incluta justitia et religione. Is Curibus oppido Sabinorum accitus est. Cum Romam venisset, ut populum ferum religione molliret, sacra plurima instituit. Aram Vestæ consecravit, et ignem in ara perpetuo alendum virginibus dedit. Flaminem Jovis sacerdotem creavit, eumque insigni veste et curuli sella ornavit. Duodecim Salios Martis sacerdotes legit, qui ancilia quædam imperii pignora e cælo ut putabant, delapsa, ferre per urbem, canentes et rite saltantes solebant. Annum in duodecim menses ad cursum lunæ descripsit : nefastos fastosque dies fecit: portas Jano gemino ædificavit, ut esset index pacis et belli: nam apertus in armis esse civitatem, clausus vero pacatos circa omnes populos, significabat.
Leges quoque plurimas et utiles tulit Numa. Ut vero majorem institutis suis auctoritatem conciliaret, simulavit sibi cum Dea Ægeria esse colloquia nocturna, ejusque monitu se omnia quæ ageret facere. Lucus erat quem medium fons perenni rigabat aqua: eo sæpe Numa sine arbitris se inferebat, velut ad congressum Deæ : ita omnium animos religione imbuit, ut fides et jusjurandum, non minus quam legum et pœnarum metus cives continerent. Bellum quidem nullum gessit, sed non minus civitati profuit quam Romulus. Morbo extinctus, in Janiculo monte sepultus est. Ita duo deinceps reges, ille bello, hic pace, civitatem auxerunt. Romulus septem et triginta regnavit annos; Numa tres et quadraginta.
A Romulus succéda Numa Pompilius, homme remarquable par sa justice et par sa piété. On le fit venir de Cures, ville des Sabins. Arrivé à Rome, il institua beaucoup de cérémonies sacrées pour adoucir par la religion le caractère sauvage du peuple. Il consacra un autel à Vesta et chargea des jeunes filles d'entretenir perpétuellement le feu sacré sur cet autel. Il créa le sacerdoce de flamine de Jupiter et lui donna un vêtement distinctif et une chaise curule. Il fit choix de douze Saliens, prêtres de Mars, dont la fonction était de porter dans les rues de Rome, en chantant et en sautant selon un rite particulier, certains boucliers que l'on croyait tombés du ciel comme un gage du pouvoir. Il partagea l'année en douze mois selon le cours de la lune; il établit les jours fastes et les jours néfastes; il mit des portes au temple de Janus à deux visages, afin qu'elless servissent à annoncer la paix et la guerre : car le temple ouvert signifiait que Rome était en guerre; fermé, il indiquait que tous les peuples alentour étaient en paix.
Numa fit aussi un grand nombre de lois utiles; et, pour donner plus de crédit à ses institutions, il feignit d'avoir, pendant la nuit, des entretiens secrets avec la déesse Egérie et de ne rien faire que d'après ses conseils. Il y avait un bois sacré, dont le milieu était arrosé par une source impérissable. C'était là que Numa se rendait souvent sans témoins, comme pour s'entretenir avec la déesse; par cette conduite, il inspira aux Romains de scrupules religieux si bien que la bonne foi et le respect pour le serment retenaient les citoyens dans le devoir, non moins que la crainte des lois et des châtiments. A la vérité, il ne fit aucune guerre, mais il ne rendit pas moins de services à la ville que Romulus. Il mourut de maladie et fut enterré au mont Janicule. Ainsi les deux premiers rois (de Rome) contribuèrent à son aggrandissement, l'un par la guerre, l'autre par la paix. Romulus régna trente-sept ans, Numa quarante-trois ans.
Mortuo Numa, Tullus Hostilius rex creatus est. Hic non solum proximo regi dissimilis, sed etiam Romulo ferocior fuit. Eo regnante, bellum inter Albanos et Romanos exortum est. Ducibus Hostilio et Suffetio placuit, paucorum manibus fata utriusque populi committi. Erant apud Romanos trigemini Horatii, trigemini quoque apud Albanos Curiatii. Cum eis agunt reges ut pro sua quisque patria dimicent ferro. Fœdus ictum est ea lege, ut unde victoria, ibi quoque imperium esset. Itaque trigemini arma capiunt, et in medium inter duas acies procedunt. Consederant utrimque duo exercitus. Datur signum, infestisque armis terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt.
Ut primo concurso increpuere arma, horror ingens spectantes perstrinxit. Consertis deinde manibus, statim duo Romani alius super alium expirantes ceciderunt: tres Albani vulnerati. Ad casum Romanorum conclamavit gaudio exercitus Albanus. Romanos jam spes tota deserebat. Unum Horatium tres Curiatii circumsteterant; is quamvis integer, quia tribus impar erat, fugam simulavit, ut singulos per intervalla secuturos separatim aggrederetur. Jam aliquantum spatii ex loco, ubi pugnatum est, aufugerat, cum respiciens vidit unum Curiatium haud procul ab se abesse. In eum magno impetu redit et dum Albanus exercitus inclamat Curiatiis, ut opem ferant fratri, jam Horatius eum occiderat. Alterum deinde, priusquam tertius posset consequi, interfecit.
Jam singuli supererant sed nec spe nec viribus pares. Alterius erat intactum ferro corpus, et geminata victoria ferox animus. Alter fessum vulnere, fessum cursu trahebat corpus. Nec illud prœlium fuit. Romanus exultans male sustinentem arma conficit, jacentemque spoliat. Romani ovantes ac gratulantes Horatium accipiunt, et domum deducunt. Princeps ibat Horatius, trium fratrum spolia præ se gerens. Cui obvia fuit soror, quæ desponsa fuerat uni ex Curiatiis, visoque super humeros fratris paludamento sponsi, quod ipsa confecerat, flere et crines solvere cœpit. Movit feroci juveni animum comploratio sororis in tanto gaudio publico: stricto itaque gladio transfigit puellam, simul eam verbis increpans: "Abi hinc cum immaturo amore ad sponsum; oblita fratrum, oblita patriæ. Sic eat quæcumque Romana lugebit hostem."
Atrox id visum est facinus patribus plebique; quare raptus est in jus Horatius et apud judices condemnatus. Jam acesserat lictor injiciebatque laqueum. Tum Horatius ad populum provocavit. Interea pater Horatii senex proclamabat filiam suam jure cæsam fuisse; et juvenem amplexus, spoliaque Curiatiorum ostentans orabat populum ne se orbum liberis faceret. Non tulit populus patris lacrymas, juvenemque absolvit, magis admiratione virtutis, quam jure causæ. Ut tamen cædes manifesta expiaretur, pater, quibusdam sacrificiis peractis, transmisit per viam tigillum, et filium capite adoperto velut sub jugum misit: quod tigillum sororium appellatum est.
Non diu pax Albana mansit : nam Suffetius, dux Albanorum, cum invidiosum se apud cives videret quod bellum uno paucorum certamine finisset, ut rem corrigeret, Veientes adversus Romanos concitavit. Ipse ab Tullo in auxilium arcessitus, aciem in collem subduxit, ut fortunam belli experiretur ac sequeretur. Qua re Tullus intellecta, dixit clara voce suo illud jussu Suffetium facere, ut hostes a tergo circumvenirentur. Quo audito, hostes territi victique sunt. Postera die Suffetius cum ad gratulandum Tulo venisset, jussu illius quadrigis religatus est, et in diversa distractus. Deinde Tullus Albam propter ducis perfidiam diruit, et Albanos Romam transire jussit.
Roma interim crevit Albæ ruinis: duplicatus est civium numerus: mons Cælius urbi additus, et quo frequentius habitaretur, eam sedem Tullus regiæ cepit, ibique deinde habitavit. Auctarum virium fiducia elatus bellum Sabinis indixit; pestilentia insecuta est : nulla tamen ab armis quies dabatur. Credebat enim rex bellicosus salubriora militiæ quam domi esse juvenum corpora; sed ipse quoque diuturno morbo est implicitus : tunc fracti simul cum corpore sunt spiritus illi feroces, nullique rei deinceps nisi sacris operam dedit. Memorant Tullum fulmine ictum cum domo conflagrasse. Tullus magna gloria belli regnavit annos duos et triginta.
A la mort de Numa, Tullus Hostilius fut créé roi. Il fut non seulement différent du dernier roi mais encore plus guerrier que Romulus. Sous son règne la guerre éclata entre les Albains et les Romains. Il plut à Hostilius et à Suffétius, les deux chefs militaires, de confier les destinées des deux peuples : à trois frères jumeaux, les Horaces chez les Romains et à trois frères jumeaux, les Curiaces chez les Albains. Les rois conviennent avec eux qu'ils combattent chacun par le fer pour leur propre patrie. Un traité fut conclu stipulant que la souveraineté reviendrait au parti victorieux. En conséquence, les trois frères de part et d'autre prennent leurs armes et s'avancent au milieu de l'espace qui séparait les deux armées rangées en bataille. On donne le signal, et les guerriers, marchant trois contre trois et portant le courage des deux grandes armées, en viennent en mains.
Dès qu'on entendit le premier choc des armes, les spectateurs furent glacés d'effroi. Le combat s'étant engagé, deux Romains tombèrent aussitôt expirant l'un sur l'autre; trois Albains étaient blessés. A la chute des Romains, l'armée albaine poussa un cri de joie. Déjà tout espoir tout espoir abandonnait les Romains. Les trois Curiaces entouraient le seul Romain qui fut resté seul; quoique sans blessure, comme il se sentait trop faible contre trois, il fit semblant de partir, afin d'attaquer séparément chacun de ses adversaires, qui le suivaient à différentes distances. Déjà il avait fui assez loin de l'endroit où l'on avait combattu, lorsqu'en regardant derrière lui il voit un Curiace près de lui; il revient sur lui avec impétuosité, et, tandis que l'armée des Albains crie aux Curiaces de secourir leur frère, déjà Horace l'avait tué. Il immole ensuite le second avant que le troisème ait pu l'atteindre.
Il ne restait plus de chaque côté qu'un combattant, mais ils n'étaient égaux ni en espérance ni en force : l'un était sans blessure et fier de sa double victoire, l'autre traînait son corps épuisé par ses blessures et par la course. Aussi ce ne fut pas même une course. Le Romain exultant met à mort le dernier Curiace, qui pouvait à peine soutenir ses armes, et dépouille ses armes. Les Romains accueillent Horace avec des transports et des cris de joie; ils le félicite et ils le reconduisent chez lui. Horace marchait en tête, portant devant lui les dépouilles des trois frères. Sa sœur, qui avait été promise en mariage à l'un des Curiaces, ayant vu sur les épaules du vainqueur la cotte d'armes qu'elle avait faite elle-même pour son fiancé se mit à pleurer et à dénouer ses cheveux. La fierté du jeune Horace s'indigna du désespoir de sa sœur au milieu de l'allégresse publique; il tire son épée et il la plonge dans le sein de l'infortunée en lui adressant ces dures paroles : "Va avec ton amour déplacé retrouver un amant qui te fait oublier tes frères et ta patrie. Ainsi périsse toute Romaine qui pleurera un ennemi".
Cette action parut atroce au sénat et au peuple; aussi Horace fut traduit en justice et condamné. Déjà le licteur s'était avancé et allait lui attacher les mains, lorsqu'il en appela au peuple. Cependant son père, déjà avancé en âge, criait hautement que sa fille avait mérité la mort; puis, embrassant le jeune homme et montrant les dépouilles des trois Curiaces, il suppliait le peuple de ne pas le priver de tous ses enfants. Le peuple fut sensible aux larmes et il renvoya le fils absous, plus par admiration pour son courage que par un sentiment de justice. Cependant pour expier un meutre aussi public, le vieil Horace, après avoir fait quelques sacrifices, éleva une poutre en travers de la voie publique et voulut que son fils, la tête couverte d'un voile, passât en quelque sorte sous le joug : cette poutre fut appelée la poutre de la sœur.
La paix avec les Albains ne fut pas de longue durée : Suffétius, leur chef, voyant qu'il était odieux à ses concitoyens d'avoir terminé la guerre par un combat opposant peu d'adversaires, voulut corriger la chose et souleva les Véiens contre le peuple romain. Appelé lui-même par Tullus au secours des Romains, il posta son armée sur une colline, pour attendre et suivre ensuite la fortune de la guerre. Tullus, s'en étant aperçu, dit à haute voix que c'était par son ordre que Suffétius agissait ainsi afin d'envelopper les ennemis par derrière. Entendant ces mots, les Véiens furent saisis d'épouvante et furent vaincus. Le lendemain, Suffétius étant venu féliciter Tullus, celui-ci, sur son ordre, le fit écarteler par quatre chevaux. Ensuite Tullus fit raser Albe, à cause de la perfidie de son chef, et en transféra les habitants à Rome.
Cependant Rome s'accrut des ruines d'Albe; le nombre de ses citoyens doubla; le mont Cælius fut ajouté à la ville, et afin de peupler ce quartier, Tullus le choisit pour y construire son palais et c'est là qu'il habita par la suite. Enorgueilli par l'accroissement de ses forces, il déclara la guerre aux Sabins; la peste survint, mais on ne se donna aucun repos aux armes. Ce prince belliqueux pensait que les jeunes gens se portent beaucoup mieux en temps de guerre qu'en temps de paix. Mais il fut attaqué lui-même d'une longue maladie, et, par la suite, il ne s'occupa plus que d'affaires de religion. On rapporte que Tullus, frappé par la foudre, a brûlé avec sa maison. Il régna trente-deux ans avec la réputation d'un grand guerrier.
Tullo mortuo, Ancum Marcium regem populus creavit. Numæ Pompilii nepos Ancus Marcius erat, æquitate et religione avo similis. Tunc Latini cum quibus Tullo regnante, ictum fœdus erat, sustulerunt animos, et incursionem in agrum Romanum fecerunt. Ancus, priusquam eis bellum indiceret, legatum misit qui res repeteret, eumque morem posteri retinuerunt. Id autem hoc modo fiebat. Legatus, ubi ad fines eorum venit, a quibus res repetuntur, capite velato, ait: "Audi, Jupiter; audite, fines hujus populi. Ego sum publicus nuntius populi Romani : verbis meis fides sit." Deinde peragit postulata. Si non deduntur res quas exposcit, hastam in fines hostium emittit, bellumque ita indicit. Legatus qui ea de re mittitur fecialis, ritusque belli indicendi jus fecilæ appellatur.
Legato Romano res repetenti superbe responsum est a Latinis; quare bellum hoc modo eis indictum est. Ancus exercitu conscripto profectus, Latinos fudit, et oppidis deletis cives Romam traduxit. Cum autem in tanta hominum multitudine facinora clandestina fierent, Ancus carcerem in media urbe ad terrorem increscentis audaciæ ædificavit : muro lapideo urbem circumdedit, et Janiculum montem, ponte sublicio in Tiberim facto, urbi conjunxit. Pluribus aliis rebus intra paucos annos confectis, immatura morte præreptus, non potuit præstare qualem promiserat regem.
Après la mort de Tullus, le peuple élut pour roi Ancus Marcius. Il était le petit-fils de Numa Pompilius et ressemblait à son aïeul par son équité et sa piété religieuse. Les Latins, avec qui on avait fait alliance sous le règne de Tullus, reprirent leur audace et firent des incursions sur le territoire romain. Ancus, avant de leur déclarer la guerre, leur envoya un ambassadeur pour remettre la situation en état; et cet usage s'est maintenu dans la suite. Voici comment cela se faisait. L'ambassadeur, arrivé à la frontière du peuple auquel il demande réparation, la tête couverte, dit : "Ecoute, Jupiter, écoutez, vous, qui êtes à la frontière. Je suis l'envoyé public du peuple romain; qu'on ajoute foi à mes paroles". Ensuite il expose ses demandes. Si on ne lui donne pas ce qu'il réclame, il lance un javelot sur le territoire ennemi et déclare ainsi la guerre. L'ambassadeur, chargé de cette mission, se nomme fécial, et l'on appelle droit fécial cette manière de déclarer la guerre.
A l'ambassadeur romain, les Latins répondirent avec arrogance; c'est pourquoi on leur déclara la guerre de cette manière que l'on a indiquée. Ancus, qui avait levé une armée, tailla en pièces les Latins; et, après avoir détruit leurs villes, il fit passer leurs habitants à Rome. Comme au sein d'une multitude considérable il se commettait beaucoup de désordres cachés, Ancus, pour effrayer l'audace toujours croissante, fit construire une prison au milieu de la ville; il entoura Rome d'un mur de pierre et la fit communiquer au mont Janicule par le moyen d'un pont de bois jeté sur le Tibre. Il avait achevé en peu d'années un assez grand nombre d'ouvrages lorsqu'une mort prématurée vint l'enlever et l'empêcher de réaliser les espérances qu'il avait données comme roi.
Anco regnante, Lucius Tarquinius urbe Tarquiniis profectus, cum conjuge et fortunis omnibus Romam commigravit. Additur hæc fabula : scilicet ei advenienti aquila pileum sustulit, et super carpentum, ubi Tarquinius sedebat, cum magno clangore volitans, rursus capiti apte reposuit; inde sublimis abiit. Tanaquil conjux auguriorum perita regnum ei portendi intellexit : itaque virum complexa jussit eum alta sperare. Has spes cogitationesque secum portantes, urbem ingressi sunt, domicilioque ibi comparato, Tarquinius pecunia et industria dignitatem atque etiam Anci regis familiaritatem consecutus est, a quo tutor liberis relictus regnum intercepit, et ita administravit, quasi jure adeptus fuisset.
Tarquinius Priscus bellum cum Sabinis gessit, in quo bello equitum centurias numero auxit; nomine mutare non potuit, deterritus, ut ferunt, Accii Navii auctoritate. Accius, ea tempestate augur inclutus, id fieri posse negabat, nisi aves addixissent; iratus rex, in experimentum artis, eum interrogavit fieri ne posset quod ipse mente conceperat: Accius, augurio acto, fieri posse respondit. Atqui hoc, inquit rex, agitabam an cotem illam secare novacula possem. Potes ergo, inquit augur, et secuisse dicitur. Tarquinius Sabinos vicit, et filium tredecim annorum, quod in prœlio hostem percussisset, prætexta et bulla donavit, unde hæc ingenuorum puerorum insignia esse cœperunt.
Supererant duo Anci filii, qui ægre ferentes se paterno regno fraudatos esse, regi paraverunt insidias. Ex pastoribus duos ferocissimos deligunt ad patrandum facinus. Ei, simulata rixa, in vestibulo regiæ tumultuantur. Cum eorum clamor penitus in regiam pervenisset, vocati ad regem pergunt. Primo uterque simul vociferari cœpit, et certatim alter alteri obstrepere. Cum vero jussi essent invicem dicere, unus ex composito rem orditur; dumque intentus in eum se rex totus averteret, alter elatam securim in ejus caput dejecit, et relicto telo, ambo foras se proripiunt.
Sous le règne d'Ancus, Lucius Tarquin, originaire de Tarquinies, vint s'établir à Rome avec sa femme et tout ce qu'il possédait. On ajoute le conte suivant : comme Tarquin arrivait à Rome, un aigle lui enleva son chapeau, et voltigant avec grand bruit au-dessus du char où était assis Tarquin, il vint le remettre adroitement sur sa tête, et ensuite prit son essor dans les airs. Tanaquil, épouse de Tarquin, fort habile dans la science des augures, comprit que la royauté était présagée à son mari et, l'embrassant, elle l'exhorta à concevoir les plus hautes espérances. Ils entrèrent dans Rome le coeur plein d'espoir, et l'esprit occupé de ces brillantes pensées; Tarquin y ayant acquis un domicile, à force d'argent et d'adresse, il gagna même la confiance du roi Ancus qui, en mourant, le laissa tuteur de ses enfants; là il s'empara du trône et gouverna comme s'il l'eût acquis légitimement.
Tarquin fit la guerre aux Sabins. Ce fut lors de cette guerre qu'il augmenta le nombre des centuries des chevaliers, mais il ne put en changer de nom, et il fut, dit-on, détourné de son projet par l'autorité d'Accius Navius. En effet Accius, célèbre augure à cette époque-là, disait que la chose ne pouvait se faire sans l'assentiment des oiseaux sacrés. Le roi, irrité, lui demanda pour éprouver son savoir si ce qu'il avait en tête pouvait s'exécuter. Accius, après avoir consulté les augures, répondit que cela se pouvait. "Eh bien, lui dit Tarquin, je me demandais si je pouvais couper cette pierre avec un rasoir. - Tu le peux, répondit l'augure. Et on dit qu'il la coupa. Tarquin défit les Sabins et donna à son fils âge de treize ans la robe prétexte et la bulle d'or pour avoir, dans le combat, frappé un ennemi; depuis lors, cette décoration servit à décorer les enfants des familles nobles.
Ancus avait laissé deux fils qui, indignés de se voir frustrés du royaume de leur père, attentèrent aux jours de Tarquin. Ils choisirent, pour exécuter leur crime, deux bergers des plus féroces. Ceux-ci feignirent d'avoir une querelle ensemble et excitèrent beaucoup de bruit à la porte du palais. Leurs cris étant parvenus jusque dans le palais, le roi les fit appeler. Ils se mirent à crier tous deux à la fois et à s'interrompre l'un l'autre. Mais, ayant reçu l'ordre de parler chacun à son tour, l'un d'eux commença son récit, comme ils en étaient convenus, et tandis que le roi attentif avait les yeux attachés sur lui, l'autre leva bien haut une hache et la jeta sur la tête du roi, et, après avoir abandonné le fer (meurtrier), tous deux s'enfuirent précipitamment.
Servius Tullius matre nobili, sed captiva, natus est. Cum in domo Tarquinii Prisci educaretur, ferunt prodigium visu eventuque mirabile accidisse. Flammæ species pueri dormientis caput amplexa est. Hoc viso Tanaquil summam ei dignitatem portendi intellexit; conjugi suasit ut eum non secus ac liberos suos educaret. Is postquam adolevit, a Tarquinio gener assumptus est; et cum Tarquinius occisus esset, Tanaquil, celata ejus morte, populum ex superiori parte ædium allocuta, ait regem, gravi quidem, sed non letali vulnere accepto, petere, ut, interim dum convalescit, Servio Tullio dicto audientes essent. Servius Tullius quasi precario regnare cœpit, sed recte imperium administravit.
Servius Tullius aliquod urbi decus addere voluit. Jam tum inclytum erat Dianæ Ephesiæ fanum. Id communiter a civitatibus Asiæ factum fama ferebat. Itaque Latinorum populis suasit, ut et ipsi Romæ fanum Dianæ cum populo Romano ædificarent. Quo facto, bos miræ magnitudinis cuidam Latino nata dicitur, et responsum somnio datum eum populum summam imperii habiturum, cujus civis bovem illam immolasset. Latinus bovem ad fanum Dianæ deduxit, et causam sacerdoti Romano exposuit. Sacerdos callidus dixit eum debere prius vivo flumine manus abluere. Dum Latinus ad Tiberim descendit, sacerdos bovem immolavit. Ita imperium civibus, sibique gloriam vindicavit.
Servius Tullius filiam alteram ferocem mitem alteram habebat. Duo quoque Tarquinii Prisci filii longe dispares moribus erant: Tullia ferox Tarquinio miti nupserat; Tullia vero mitis Tarquinio feroci; seu mites, seu forte, seu fraude, perierunt: feroces morum similitudo conjunxit. Statim Tarquinius superbus a Tullia incitatus, advocato senatu, regnum paternum repetere cœpit : qua re audita, Servius dum ad curiam contendit, jussu Tarquinii gradibus dejectus, et domum refugiens interfectus est. Tullia carpento vecta in forum properavit, virum e curia evocavit, et prima regem salutavit : a quo jussa a turba decedere, cum domum rediret, viso patris corpore, mulionem evitantem super ipsum corpus carpentum agere præcepit. Unde vicus ille Sceleratus dictus est. Servius Tullius regnavit annos quatuor et quadraginta.
Servius Tullius naquit d'une mère noble mais prisonnière (de guerre). Comme on relevait dans la maison de Tarquin l'Ancien, on dit qu'il lui arriva un prodige étonnant en lui-même et par ses suites. Une espèce de
flamme fit le tour de la tête de cet enfant pendant son sommeil. Tanaquil, qui s'en aperçut, augura que le souverain pouvoir lui était destiné, et elle persuada à son mari de le faire élever de là même manière que ses propres enfants. Servius étant devenu grand, Tarquin en fit son gendre; et, après le meurtre de ce roi, Tanaquil, qui garda le secret de sa mort, parla au peuple du haut de son palais et lui dit que le roi, qui avait reçu une blessure grave à la vérité, mais non mortelle, demandait qu'en attendant son rétablissement, les Romains obéissent à Servius Tullius. Celui-ci commença donc à régner d'une manière précaire, mais son administration n'en fut pas moins sage.
Servius Tullius voulut ajouter quelques embellissements à la ville. Le temple de Diane, à Ephèse, était déjà célèbre. On disait que les villes de l'Asie l'avaient fait construire à frais communs. Il conseilla donc aux Latins de se joindre au peuple romain pour construire à Rome un temple de Diane. L'édifice étant achevé, il naquit, dit-on, à un Latin une génisse d'une grosseur extraordinaire, et il lui fut annoncé en songe que le peuple dont un citoyen aurait immolé cet animal jouirait du souverain pouvoir. Le Latin conduisit sa génisse au temple de Diane, et exposa au prêtre romain le motif de sa démarche. Le prêtre rusé lui dit qu'il devait auparavant se laver les mains dans une eau vive. Pendant que le Latin descendait vers le Tibre, le prêtre immola la génisse. Ce fut ainsi qu'il assura l'empire à ses concitoyens, et à lui-même une gloire immortelle.
Servius Tullius avait deux filles : l'une cruelle, l'autre très douce. Les deux fils de Tarquin l'Ancien étaient aussi d'un caractère fort opposé. Tullie la fière avait été donnée en mariage à celui des Tarquins dont le caractère était doux; Tarquin le superbe était marié à la bonne Tullie. Soit par l'effet du hasard, soit par celui du crime, les deux bons périrent, et la conformité du caractère réunit les deux méchants. Peu de temps après, Tarquin le Superbe, poussé par Tullie, fit assembler le sénat, et réclama le trône de son père. Servius, à cette nouvelle, se rend au sénat; mais, par ordre de Tarquin, il est précipité du haut des degrés et bientôt assassiné pendant qu'il s'efforce de gagner sa maison. Tullie, montée sur un char, se porte au forum, fait appeler son mari, qui était au sénat, et, la première, le salue roi. Tarquin lui enjoignit de se retirer, et, comme elle s'en retournait chez elle, ayant aperçu le cadavre de son père, elle ordonna au cocher qui l'évitait de faire passer le char dessus. La rue en prit le nom de rue Scélérate. Servius Tullius régna quarante quatre ans.
Tarquinius superbus regnum sceleste occupavit. Tamen bello strenuus hostes domuit. Urbem Gabios in potestatem redegit fraude Sexti filii. Is cum indigne ferret eam urbem a patre expugnari non posse, ad Gabinos se contulit, patris in se sævitiam querens. Benigne a Gabinis exceptus est, et paulatim eorum benevolentiam fictis blanditiis alliciendo, dux belli electus est. Tum e suis unum ad patrem mitit sciscitatum quidnam se facere vellet. Pater nuntio filii nihil respondit, sed in hortum transiit; ibique inambulans, sequente nuntio, altissima papaverum capita baculo decussit. nuntius fessus expectando redit Gabios. Sextus, cognito silentio patris simul ac facto, intellexit quid vellet pater. Primores civitatis interemit, patrique urbem sine ulla dimicatione tradidit.
Postea Tarquinius superbus Ardeam urbem oppugnavit. Ibi Tarquinius Collatinus sorore regis natus forte cenabat apud Sextum Tarquinium cum aliis juvenibus regiis. Incidit de uxoribus mentio: cum unusquisque, suam laudaret, placuit experiri. Itaque equis Romam petunt. Regias nurus in convivio et luxu deprehendant. Pergant inde Collatiam. Lucretiam Collatini uxorem inter ancillas in lanificio inveniunt. Ea ergo ceteris præstare judicatur. Paucis interjectis diebus, Sextus Collatiam rediit, et Lucretiæ vim attulit. Illa postero die, advocatis patre et conjuge, rem exposuit, et se cultro, quem sub veste texerat, occidit. Conclamant vir paterque, et in exitium regum conjurant. Tarquinio Romam redeunti clausæ sunt urbis portæ, et exilium indictum.
Tarquin le Superbe parvint au trône par le crime ; cependant, courageux dans la guerre, il dompta les ennemis du dehors. Il réduisit la ville de Gabies en son pouvoir, par le stratagème de son fils Sextus. Celui-ci, ne pouvant souffrir que cette ville résistât aux attaques de Tarquin, se rendit chez les Gabiens, et se plaignit de la cruauté de son père à son égard. Il fut bien reçu par ce peuple, et peu à peu gagnant sa bienveillance par de feintes caresses, il se fit nommer général. Alors il envoya à son père un homme affidé pour s'informer de ce qu'il devait faire. Le père ne répondit rien à l'envoyé de son fils, mais il passa dans le jardin, et s'y promenant avec cet homme, qui l'avait suivi, il se mit à abattre avec sa canne les têtes des pavots les plus élevés. Le messager, fatigué d'attendre, retourne à Gabies. Sextus, instruit du silence et de l'action de son père, interpréta son désir. Il fit périr les principaux citoyens, et livra la ville à Tarquin, sans qu'il fût besoin de combattre.
Dans la suite, Tarquin le Superbe entreprit le siège d'Ardée. Tarquin Collatin, fils de la soeur du roi, soupait par hasard chez Sextus Tarquin, avec les autres fils du roi. La conversation tomba sur les femmes; et comme chacun faisait l'éloge de la sienne, on convint de s'assurer de la chose. Aussitôt on part pour Rome, à cheval. On surprend les brus du roi au milieu d'un festin et du luxe des fêtes. De là on se rend à Collatie, où l'on trouve Lucrèce, épouse de Collatin, occupée au milieu de ses servantes à des ouvrages de laine. On jugea donc que Lucrèce l'emportait sur les autres. Quelques jours après, Sextus retourna à Collatie et fit violence à Lucrèce, Celle-ci, le lendemain, fit venir son père et son époux, leur exposa ce qui s'était passé,et se tua avec un poignard qu'elle avait caché sous sa robe. Le père et le mari jettent un grand cri et jurent la perte des rois, Tarquin,, retournant à Rome, trouva les portes de la villa fermées, et on lui signifia son exil.
Junius Brutus, sorore Tarquinii natus, cum eandem fortunam timeret in quam frater inciderat, qui ob divitias et prudentiam fuerat ab avunculo occisus, stultitiam finxit, unde Brutus dictus est. Profectus Delphos cum Tarquinii filiis, quos pater ad Apollinem muneribus honorandum miserat, baculo sambuceo aurum inclusum Deo donum tulit. Peractis deinde mandatis patris, juvenes Apollinem consuluerunt quisnam ex ipsis Romæ regnaturus esset. Responsum est eum Romæ summam potestatem habiturum, qui primus matrem oscularetur. Tunc Brutus perinde, atque casu prolapsus, terram osculatus est, quod ea communis sit mater omnium mortalium.
Expulsis regibus, duo consules creati sunt, Junius Brutus et Tarquinius Collatinus, Lucretiæ maritus. At libertas modo parta, per dolum et proditionem pæne amissa est. Erant in juventute Romana adolescentes aliquot, sodales Tarquiniorum. Hi de accipiendis nocte in urbem regibus colloquuntur, ipsos Bruti consulis filios in societatem consilii assumunt. Sermonem eorum ex servis unus excepit : rem ad consules detulit. Scriptæ ad Tarquinium litteræ manifestum facinus fecerunt. Proditores in vincula conjecti sunt, deinde damnati. Stabant ad palum deligati juvenes nobilissimi, sed præ ceteris liberi consulis omnium in se oculos convertebant. Consules in sedem processere suam, missique lictores nudatos virgis cædunt, securique feriunt. Supplicii non spectator modo, sed et exactor erat Brutus, qui tunc patrem exuit, ut consulem ageret.
Tarquinius deinde bello, aperto regnum recuperare tentavit. Equitibus præerat Aruns Tarquinii filius: rex ipse cum legionibus sequebatur. Obviam hosti consules erant. Brutus ad explorandum cum equitatu antecessit. Aruns, ubi Brutum agnovit, inflammatus ira: "Ille est vir, inquit, qui nos patria expulit; en ille nostris decoratus insignibus magnifice incedit." Tum concitat calcaribus equum atque in ipsum consulem dirigit: Brutus avide se certamini offert. Adeo infestis animis concurrerunt ut ambo hasta transfixi ceciderint; fugatus est tamen Tarquinius. Alter consul Romam triumphans rediit. Bruti collegæ funus quanto potuit apparatu fecit Brutum matronæ ut parentem anno luxerunt.
Junius Brutus, fils de la soeur de Tarquin, craignant d'éprouver le même sort que son frère, qui avait été tué par son oncle à cause de ses richesses et de ses talents, contrefit l'insensé, ce qui le fit nommer Brutus.- Etant allé à Delphes avec les fils de Tarquin, que leur père avait envoyés offrir des présents à Apollon, il donna à ce dieu un bâton de sureau, dans lequel il avait fait couler de l'or. Les jeunes princes, après avoir exécuté les ordres de leur père, consultèrent Apollon pour savoir lequel d'entre eux régnerait à Rome. Il leur fut répondu que le souverain pouvoir appartiendrait à celui qui le premier embrasserait sa mère. Alors Brutus, se laissant tomber, comme par accident, baisa la terre, parce qu'elle est la mère commune de tous les hommes.
Après l'expulsion des rois, on créa deux consuls ; Junius Brutus et Tarquin Collatin, mari de Lucrèce. Mais la liberté qu'on venait de conquérir fut sur le point d'être perdue par la ruse et la trahison. Il y avait parmi la jeunesse romaine quelques jeunes gens, amis desTarquins. Ils complotent de recevoir les rois dans la ville, pendant la nuit, et ils associent à leur projet les fils mêmes du consul Brutus. Un de leurs esclaves entendit le complot et le dénonça aux consuls. Une lettre écrite aux Tarquins prouva la trahison. Les traîtres furent jetés dans les fers, et bientôt condamnés. On vit attachés au poteau des jeunes gens des meilleures familles ; mais surtout les fils du consul attiraient sur eux tous les regards. Les consuls paraissent sur leurs sièges,et, sur l'ordre qu'ils en reçoivent, les licteurs dépouillent les coupables, les battent de verges et leur tranchent la tête. Non seulement Brutus fut témoin du supplice, mais il présida à l'exécution, oubliant qu'il était père, pour agir en consul.
Tarquin essaya ensuite, à force ouverte, de remonter sur le trône. Aruns, son fils, commandait la cavalerie ; après lui venait le roi en personne, à la tête des légions. Les consuls vont à la rencontre de l'ennemi; Brutus précédait avec la cavalerie, pour éclairer 1a marche. Dès qu'Aruns l'aperçut, enflammé de colère, il s'écria : « Voilà celui qui nous a chassés de notre patrie; le voilà qui s'avance fièrement, revêtu des marques de notre dignité.» Alors il pique son cheval et le dirige sur le consul lui-même. Brutus se présente avidement au combat. Le choc fut si terrible qu'ils se percèrent mutuellement de leurs lances et qu'ils tombèrent l'un et l'autre. Cependant Tarquin fut mis en fuite. L'autre consul revint triomphant à Rome, et rendit à son collègue Brutus les honneurs funèbres avec tout l'appareil possible. Les dames romaines portèrent pendant un an le deuil de Brutus, comme s'il avait été leur père.
Porsenna rex Etruscorum ad restituendum Tarquinios cum infesto exercitu Romam venit. Primo impetu Janiculum cepit. Non usquam alias ante tantus terror Romanos invasit: ex agris in urbem demigrant; urbem ipsam sepiunt præsidiis. Alia urbis pars muris, alia Tiberi objecto, tuta videbatur. Pons sublicius iter pæne hostibus dedit, nisi unus vir fuisset Horatius Cocles, illo cognomine quod in alio prœlio oculum amiserat. Is pro ponte stetit, et aciem hostium solus sustinuit, donec pons a tergo interrumperetur: ipsa audacia obstupefecit hostes; ponte rescisso, armatus in Tiberim desiluit, et incolumis ad suos transnavit. Grata erga tantam virtutem civitas fuit; ei tantum agri datum est, quantum una die circumarari potuisset. Statua quoque in comitio posita est.
Porsenna, roi des Etrusques, marcha sur Rome avec une armée ennemie pour rétablir les Tarquins. Au premier choc, il s'empara du Janicule. Jamais auparavant les Romains n'avaient été en proie à une si grande terreur ; ils abandonnent les campagnes pour se renfermer dans la ville, qu'ils garnissent de troupes. Une partie de Rome paraissait défendue par ses murailles ; l'autre par le Tibre, qui la séparait du camp ennemi. Un pont de bois aurait ouvert un chemin aux ennemis, sans le courage d'un seul homme, Horatius surnommé Coclès, parce qu'il avait perdu un œil dans un autre combat. Il se plaça en avant du pont et soutint seul l'effort des ennemis, jusqu'à ce qu'on eût coupé le pont derrière lui; son intrépidité les étonna. Dès que le pont fut rompu, il sauta tout armé dans le Tibre et revint à la nage vers les siens sans avoir souffert aucun mal. Rome sut reconnaître une telle bravoure, et l'on donna à Horatius autant de terrain qu'il en put enfermer dans un jour par le sillon d'une charrue. On lui érigea aussi une statue sur la place des Comices.
Cum Porsenna Romam obsideret, Mucius vir Romanæ constantiæ senatum adiit, et veniam transfugiendi petiit, necem regis repromittens. Accepta potestate, in castra Porsennæ venit. Ibi in confertissima turba prope regium tribunal constitit. Stipendium tunc forte militibus dabatur: et scriba cum rege pari fere ornatu sedebat. Mucius illum pro rege deceptus occidit. Apprehensus et ad regem pertractus, dextram accenso ad sacrificium foculo injecit; hoc supplicii a rea exigens, quod in cæde peccasset. Attonitus miraculo rex juvenem amoveri ab altaribus jussit. Tum Mucius, quasi beneficium remunerans, ait trecentos, sui similes, adversus eum conjurasse. Qua re ille territus bellum, acceptis obsidibus, deposuit.
Tandis que Porsenna assiégeait Rome, Mucius, homme d'une fermeté vraiment romaine, alla trouver le sénat, et demanda la permission de passer chez l'ennemi, promettant en retour de tuer le roi. Le sénat lui ayant accordé sa demande, il se rendit au camp de Porsenna; là, il se mêla à une foule très considérable, qui était près de la tente du roi. On distribuait alors la paye aux soldats, et le secrétaire de Porsenna était auprès de lui, dans un costume presque semblable. Mucius, par méprise, le tua à la place du roi. Arrêté et traîné vers le prince, Mucius met la main droite sur un brasier qu'on avait allumé pour le sacrifice; il voulait punir cette main coupable de s'être trompée dans le choix de sa victime. Le roi, frappé de ce prodige, fit éloigner des autels le jeune Romain. Alors Mucius, comme pour reconnaître cette générosité, lui dit que trois cents hommes comme lui avaient juré sa mort. Le roi épouvanté reçut des otages et cessa les hostilités.
Porsenna Clæliam virginem nobilem inter obsides accepit. Cum ejus castra haud procul ripa Tiberis locata essent, Clælia deceptis custodibus noctu egressa, equum, quem sors dederat, arripuit, et Tiberim trajecit. Quod ubi regi nuntiatum est, primo ille incensus ira Romam legatos misit ad Clæliam obsidem reposcendam. Romani eam excedere restituerunt. Tum rex virginis virtutem admiratus, eam laudavit, ac parte obsidum donare se dixit, permisitque ut ipsa quos vellet, legeret. Productis obsidibus, Clælia virgines puerosque elegit quorum ætatem injuriæ obnoxiam sciebat, et cum eis in patriam rediit. Romani novam in femina virtutem novo genere honoris, statua equestri, donavere. In summa via sacra, fuit posita virgo insidens equo.
Porsenna reçut parmi les otages une jeune fille noble, nommée Clélie. Comme le camp du roi se trouvait peu éloigné du Tibre, Clélie, trompant la vigilance des gardes, sortit pendant la nuit, saisit un cheval que le hasard lui offrit et traversa le fleuve. Dès que le roi en fut instruit, d'abord enflammé de colère, il envoya des députés à Rome pour réclamer Clélie, son otage. Les Romains, fidèles au traité, la lui renvoyèrent. Le roi alors, admirant le courage de la jeune fille, la combla d'éloges, lui dit qu'il lui donnait une partie des otages et lui permit même de choisir ceux qu'elle voudrait. Les otages ayant été présentés à Clélie, elle choisit les jeunes garçons et les jeunes filles, qu'elle savait être le plus en danger à cause de leur âge, et elle retourna avec eux dans sa patrie. Les Romains, pour récompenser d'une manière extraordinaire un trait de courage aussi extraordinaire dans une femme, lui érigèrent une statue équestre. On la représenta au haut de la voie Sacrée, montée sur un cheval.
Tarquinius Collatinus se consulatu abdicavit, quod invisum esset populo Tarquinii nomen. Itaque consul creatus est Publius Valerius, quo adjutore Brutus reges ejecerat. Hic tamen, quia in locum Bruti mortui alterum consulem non subrogaverat, et domum in alto atque munito loco habebat, in suspicionem regni affectati venit. Quo cognito, apud populum questus est quod de se tale aliquid timuissent, et misit qui domum suam diruerent. Dempsit etiam secures fascibus, eosque in populi contione submisit, quasi major populi quam consulis majestas esset. Gratum id multitudini spectaculum fuit. Inde Valerio cognomen Publicolæ datum est. Cum quartum consul fuisset, mortuus est adeo pauper, ut funeri sumptus deesset. Collectis a populo nummis est sepultus, et annuo matronarum luctu honoratus.
Tarquin Collatin abdiqua le consulat, parce que le nom de Tarquin était devenu odieux au peuple. On nomma consul Publius Valérius, qui avait aidé Brutus à chasser les rois. Cependant ce nouveau magistrat fut soupçonné d'aspirer à la royauté, d'abord parce qu'il n'avait pas pourvu au remplacement du consul Brutus, qui était mort; ensuite parce qu'il avait établi son domicile dans un endroit élevé et fortifié. Instruit de ces soupçons, il se plaignit au peuple de ce qu'on avait pu concevoir une crainte pareille, et il envoya démolir sa maison. Il fit ôter des faisceaux les haches consulaires, et voulut qu'on les baissât dans l'assemblée des citoyens, pour faire entendre que la majesté du peuple était au-dessus de celle des consuls. Ce spectacle plut à la multitude ; aussi Valérius reçut-il le surnom de Publicola. Après avoir été quatre fois consul, il mourut si pauvre qu'il ne laissa pas de quoi se faire enterrer. On fit pour ses funérailles une quête parmi le peuple, et les dames honorèrent sa mémoire par un deuil d'une année.
Pūblĭcŏla (Poplĭcŏla), æ, m. : Publicola ("ami du peuple, surnom de P. Valérius qui fut consul avec le premier Brutus, en succédant à Tarquin Collatin après l'abdication de celui-ci).
Vexabantur incursionibus Veientium Romani. Tum Fabia gens senatum adit. Consul Fabius pro gente loquitur: "Vos alia bella curate : Fabios hostes Veientibus date : istud bellum privato sumptu gerere nobis in animo est." Ei gratiæ ingentes actæ sunt. Consul e curia egressus, comitante Fabiorum agmine, domum rediit. Manat tota urbe rumor : Fabios ad cælum laudibus ferunt; Fabii postera die arma capiunt. Nunquam exercitus neque minor numero, neque clariore fama et admiratione hominum per urbem incessit. Ibant sex et trecenti milites, omnes patricii, omnes unius gentis. Ad Cremeram flumen perveniunt. Is opportunus visus est focus communiendo præsidio. Hostes non semel fusi pacem supplices petunt.
Veientes pacis impetratæ brevi pœnituit. Itaque, redintegrato bello, inierunt consilium insidiis ferocem hostem captandi. Multo successu Fabiis audacia crescebat : cum igitur palati passim agros popularentur, pecora a Veientibus obviam acta sunt; ad quæ progressi Fabii, in insidias circa ipsum iter locatas delapsi sunt, et omnes ad unum perierunt. Dies quo id factum est inter nefastos relatus fuit : porta qua profecti fuerant, Scelerata est appellata. Unus omnino superfuit ex ea gente, qui, propter ætatem impuberem, domi relictus fuerat. Is genus propagavit ad Quintum Fabium Maximum qui Annibalem mora fregit.
Les Romains étaient harcelés par les incursions des Véiens. La famille des Fabius se présenta au sénat assemblé, et le consul Fabius parla en leur nom : " Sénateurs, occupez-vous des autres guerres ; abandonnez les Véiens aux Fabius ; nous voulons faire cette guerre à nos frais. " On lui vota de grandes actions de grâces, et le consul, au sortir du sénat, se rendit chez lui, suivi de la troupe des Fabius. Le bruit de ce dévouement se répand dans toute la ville; on élève les Fabius jusqu'aux nues. Le lendemain, la famille entière était sous les armes. Jamais on n'avait vu dans les rues de Rome une armée à la fois moins nombreuse et plus imposante par la renommée et l'admiration qu'elle excitait. Cétaient trois cent six guerriers, tous patriciens, tous membres d'une seule et même famille. Ils arrivent sur les bords du fleuve Crémière ; l'endroit leur parut propice pour asseoir et fortifier un camp. L'ennemi, plus d'une fois vaincu, demanda la paix en suppliant.
Cependant les Véiens furent bientôt fâchés de cette paix qu'ils avaient obtenue, et, après avoir recommencé les hostilités, ils formèrent le projet d'envelopper dans une embuscade leurs redoutables ennemis. L'audace des Fabius s'était accrue par de brillants succès. Un jour donc que, répandus dans les campagnes, ils les ravageaient, les Véiens poussèrent des troupeaux à leur rencontre. Les Fabius, après avoir couru sur eux, tombèrent dans les embuscades qui avaient été disposées au bord du chemin, et ils périrent tous sans exception. Le jour de ce cruel événement fut mis au nombre des jours néfastes, et la porte par où les Fabius étaient sortis fut appelée porte Scélérate. Il ne resta de toute cette famille qu'un enfant qui avait été laissé à la maison à cause de son jeune âge ; ce fut lui qui perpétua la famille jusqu'à Quintus Fabius Maximus, dont les sages lenteurs arrêtèrent l'impétuosité d'Annibal.
Tarquinius ejectus ad Mamilium Tusculanum generum suum confugerat : cum ille Romanos graviter urgeret, nova Romæ dignitas creata est quæ Dictatura appellata est, major quam consulatus. Tunc creatus est magister equitum, qui dictatori etiam obsequeretur. Aulus Posthumius dictator factus, cum hostibus apud Regillum lacum conflixit, ubi cum victoria nutaret, magister equitum equis frenos detrahi jussit, ut irrevocabili impetu ferrentur: itaque et aciem Latinorum fuderunt, et castra ceperunt. Tarquinius Cumas se contulisse dicitur, in eaque urbe senio et ægritudine esse confectus.
Tarquin, chassé de Rome, s'était réfugié chez son gendre, Mamilius, habitant de Tusculum, et comme, après avoir soulevé le Latium, il serrait de près les Romains, ceux-ci créèrent dans leur ville une nouvelle dignité, supérieure à celle du consulat, et qui fut appelée dictature. On créa aussi un maître de la cavalerie, qui devait agir sous les ordres du dictateur. Aulus Postumius, revêtu de cette dignité, engagea le combat près du lac Régille, et comme la victoire était balancée, le maître de la cavalerie fit ôter le mors à tous les chevaux, afin que rien ne pût arrêter leur impétuosité. Par ce moyen les Romains taillèrent en pièces l'armée des Latins, et s'emparèrent de leur camp. On dit que Tarquin se retira à Cumes, où il mourut accablé de chagrin et de vieillesse.
Menenius Agrippa concordiam inter patres plebemque restituit : nam cum plebs a patribus secessisset, quod tributum et militiam non toleraret, Agrippa vir facundus, ad plebem missus est; qui intromissus in castra nihil aliud quam narrasse fertur: "Olim humani artus, cum ventrem otiosum cernerent, ab eo discordarunt, conspiraruntque ne manus ad os cibum ferrent, nec os acciperet datum, nec dentes conficerent. At dum ventrem domare volunt, ipsi quoque defecerunt, totumque corpus ad extremam tabem venit : inde apparuit ventris haud segne ministerium esse, eumque acceptos cibos per omnia membra disserere, et cum eo in gratiam redierunt. Sic senatus et populus quasi unum corpus discordia pereunt concordia valent."
Hac fabula, Menenius flexit hominum mentes : plebs in urbem regressa est. Creavit tamen tribunos, qui libertatem suam adversus nobilitatis superbiam defenderent. Paulo post mortuus est Menenius, vir omni vita pariter patribus ac plebi carus; post restitutam civium concordiam carior plebi factus. Is tamen in tanta paupertate decessit, ut eum populus collatis quadrantibus sepeliret, locum sepulcro senatus publice daret. Potest consolari pauperes Menenius, sed multo magis docere locupletes, quam non sit necessaria solidam laudem cupienti nimis anxia divitiarum comparatio.
Ménénius, Agrippa rétablit la concorde entre les sénateurs et le peuple. Le peuple s'étant séparé du sénat parce qu'il ne pouvait supporter les impôts et le service militaire, on lui envoya Agrippa, homme éloquent. Celui-ci, introduit dans le camp, adressa, dit-on, au peuple l'apologue suivant : " Un jour les membres, voyant que l'estomac restait oisif, se séparèrent de lui, et convinrent que les mains ne porteraient plus les aliments à la bouche, que la bouche ne les recevrait plus, et que les dents ne les broieraient plus. Mais, en voulant dompter l'estomac, ils dépérirent eux-mêmes, et le corps entier tomba dans une langueur extrême. Par là on vit clairement que les fonctions de l'estomac étaient utiles, et que c'était lui qui, après avoir reçu la nourriture, la distribuait à tous les membres. En conséquence on se réconcilia avec lui. C'est ainsi que le peuple et le sénat, qui ne forment qu'un seul et même corps, périssent par la désunion et se fortifient par l'union."
Ménénius, par cet apologue, apaisa les esprits irrités, et le peuple rentra dans la ville ; toutefois il créa des tribuns, pour protéger sa liberté contre l'orgueil de la noblesse. Peu de temps après mourut Ménénius, cet homme qui toute sa vie avait été également cher au sénat et au peuple, mais encore plus cher au peuple depuis qu'il avait rétabli l'union entre les citoyens. Cependant il mourut dans une telle pauvreté que le peuple fit une quête pour subvenir aux frais de ses funérailles, et que le sénat donna un emplacement pour son tombeau. L'exemple de Ménénius peut consoler les pauvres, et encore mieux apprendre aux riches que celui qui désire une gloire solide n'a pas besoin de se tourmenter pour acquérir des richesses.
Æqui consulem Minucium atque exercitum ejus circumcessos tenebant : id ubi Romæ nuntiatum est, tantus pavor, tanta trepidatio fuit, quanta si urbem ipsam, non castra, hostes obsiderent: cum autem in altero consule parum esse præsidii videretur, dictatorem dici placuit, qui rem afflictam restitueret. Quinctius Cincinnatus, omnium consensu, dictator est dictus. Ille spes unica imperii Romani trans Tiberim quatuor jugerum colebat agrum. Ad quem missi legati nudum eum arantem offenderint. Salute data invicem redditaque, Quinctius togam propere e tugurio proferre uxorem Raciliam jussit, ut senatus mandata togatus audiret.
Postquam absterso pulvere ac sudore, toga indutus processit Quinctius, dictatorem eum legati gratulantes consalutant, quantus terror in exercitu sit exponunt. Quinctius igitur Romam venit, et antecedentibus litoribus domum deductus est. Postero die profectus, cæsis hostibus, exercitum Romanum liberavit. Urbem triumphant ingressus est. Ducti ante currum hostium duces, militaria signia prælata: secutus est exercitus præda onustus; epulæ instructæ ante omnium domos. Quinctius sexto decimo die dictatura, quam in sex menses acceperat, se abdicavit, et ad boves rediit triumphalis agricola.
Les Èques tenaient cernés le consul Minucius et son armée. Cette nouvelle répandit à Rome une alarme et une agitation aussi grandes que si l'ennemi eût assiégé la ville même, et non le camp. Comme on voyait peu de ressource dans l'autre consul, on fut d'avis de nommer un dictateur pour relever la fortune de la république. Quinctius Cincinnatus fut proclamé d'un consentement universel. Cet homme, l'unique espoir de l'empire romain, cultivait un champ de quatre arpents au delà du Tibre. Les députés qu'on lui envoya le trouvèrent sans robe, occupé à labourer. Lorsqu'on se fut salué de part et d'autre, Quinctius se fit apporter sa robe de la chaumière par son épouse Racilia, afin d'écouter dans un costume convenable les ordres du sénat.
Après avoir essuyé la sueur et la poussière qui le couvraient, Quinctius s'avança revêtu de sa toge. Les députés le complimentent en le saluant, dictateur, et lui exposent de quelle terreur l'armée a été saisie. Quinctius se rendit donc à Rome, et fut conduit chez lui précédé de licteurs. Le lendemain, il part, défait l'ennemi, délivre l'armée romaine. Il rentra triomphant dans Rome. On conduisit les généraux des ennemis devant sou char ; la marche s'ouvrait par les étendards qui leur avaient été pris. L'armée romaine suivait, chargée de butin, et il y avait des tables dressées devant toutes les maisons. Au bout de seize jours, Quinctius se démit de la dictature qu'il avait reçue pour six mois, et ce cultivateur, honoré du triomphe, revint à ses bœufs.
Caius Marcius gentis patriciæ, a captis Coriolis urbe Volscorum Coriolanus dictus est. Patre orbatus adhuc puer sub matris tutela adolevit. Sortitus erat a natura nobiles ad laudem impetus; sed quia doctrina non accessit, iræ impotens, obstinatæque pervicaciæ fuit. Cum prima stipendia facere cœpisset adolescens, e multis prœliis quibus interfuit nunquam rediit, nisi donatus coroni aliove militari præmio. In omni vitæ ratione nihil aliud sibi proponebat quam ut matri placeret: cumque illa audiret filium laudari, aut corona donari videret, tum demum felicem se putabat. Ea oblectanda et colenda satiari non poterat. Illa cupiente, uxorem duxit: illius in ædibus cum uxore habitavit.
Coriolanum, post victoriam ejus opera maxime partam, Posthumius consul apud milites laudavit: eum militaribus donis onerare voluit; agri centum jugera, decem captivos, totidem ornatos equos, centum boves et argenti pondus quantum sustinere potuisset, offerebat. Coriolanus vero nihil ex his omnibus accepit, præter unius hospitis captivi salutem et equum. Consul factus, gravi annona advectum e Sicilia frumentum magno pretio, dandum populo curavit, ut plebs agros, non seditiones coleret. Qua de causa damnatus ad Volscos concessit, eosque adversus Romanos concitavit. Imperator a Volscis factus, ad quartum ab urbe lapidem castra posuit, et agrum Romanum est populatus.
Missi sunt Roma ad Coriolanum oratores de pace, sed atrox responsum retulerunt; iterum deinde missi, ne in castra quidem recepti sunt. Sacerdotes quoque suis infulis velati ad eum iverunt supplices, nec magis animum ejus flexerunt: stupebat senatus, trepidabat populus, viri pariter ac mulieres exitium imminens lamentabantur. Tum Veturia Coriolani mater, et Volumnia uxor duos parvos filios secum trahens, castra hostium petierunt. Ubi matrem aspexit Coriolanus: "O patria inquit, vicisti iram meam admotis matris meæ precibus, cui tuam in me injuriam condono." Complexus inde suos castra movit, et exercitum ex agro Romano abduxit. Coriolanus postea a Volscis, ut proditor, occisus dicitur.
Caius Marcius, d'une famille patricienne, fut appelé Coriolan, du nom de Corioles,, ville des Volsques, qu'il avait prise. Privé de son père dès l'enfance, il parvint à l'adolescence sous la tutelle de sa mère. La nature l'avait doué d'une noble passion pour la gloire ; mais, comme l'instruction ne se joignait pas à cet heureux naturel, il fut d'un emportement et d'une opiniâtreté indomptables. Lorsque, devenu jeune homme, il fit ses premières campagnes, il ne revint jamais des nombreux combats où il se trouva sans rapporter une couronne ou quelqne autre récompense militaire. Dans toute sa conduite il ne se proposait d'autre but que d'être agréable à sa mère; et celle-ci ne se trouvait heureuse que quand elle entendait faire l'éloge de son fils, ou qu'elle lui voyait décerner une couronne. Aussi Coriolan ne pouvait se lasser de la respecter et de lui plaire. Il se maria parce que sa mère le désirait, et demeura chez elle avec sa femme.
Le consul Postumius fit en présence des soldats l'éloge de Coriolan, à la suite d'une belle victoire due surtout à son courage. Il voulut le combler de récompenses militaires : il lui offrit cent arpents de terre, cent boeufs, dix esclaves, autant de chevaux bien harnachés, et autant d'argent qu'il pourrait en porter. Mais, de toutes ces richesses, Coriolan n'accepta qu'un cheval, et la liberté d'un prisonnier, son ancien hôte. Devenu consul, il fit vendre chèrement au peuple, durant une grande disette, le blé qu'il avait tiré de la Sicile, afin que le peuple cultivât ses terres, au lieu de s'occuper de séditions. Condamné pour ce fait, il se retira chez les Volsques, et les souleva contre les Romains. Elu général des Volsques, il vint camper à quatre milles de Rome, et se mit à ravager son territoire.
On envoya de Rome, vers Coriolan, des députés pour demander la paix; mais ils ne rapportèrent qu'une réponse pleine de dureté. On députa une nouvelle ambassade, qui ne fut pas même introduite dans son camp. Les prêtres eux-mêmes, la tête couverte de leurs ornements sacrés, se rendirent près de lui pour le supplier, et ils ne purent davantage fléchir son courroux, Le sénat était consterné, le peuple tremblait, hommes et femmes déploraient également le sort funeste qui les menaçait. Alors Véturie, mère de Coriolan, et Volumnie, son épouse, traînant avec elle ses deux petits enfants, se rendirent au camp des ennemis. Dès que Coriolan aperçut sa mère : " Ô patrie, s'écria-t-il, tu as vaincu mon ressentiment, en employant les prières de ma mère; c'est en sa considération que je te pardonne l'outrage que tu m'as fait. " Puis, après avoir embrassé sa famille, il leva le camp et fit éloigner l'armée du territoire romain. On dit qu'après cela les Volsques firent périr Coriolan, qu'ils accusaient de trahison.
Anno trecentesimo ab urbe condita, pro duobus consulibus decemviri creati sunt, qui allatas e Græcia leges populo proponerent. Unus ex eis Appius Claudius virginem plebeiam adamavit, quam cum Appius non posset pretio ac spe pellicere, clienti suo negotium dedit, ut eam in servitutem deposceret: facile victurus cum ipse esset et accusator et judex. Lucius Virginius puellæ pater tunc aberat militiæ causa. Cliens igitur virgini venienti in forum injecit manum, affirmans suam esse servam: eam sequi se jubet; ni faciat, minatur se cunctantem vi abstracturum. Pavida puella stupente, ad clamorem nutricis fit concursus. Cum ille puellam non posset abducere eam, vocat in jus ipso Appio judice.
Interea missi nuntii ad Virginium properant. Is prima luce Romam advenit, cum jam civitas in foro expectatione erecta staret. Virginius statim in foruni lacrymabundus et civium opem implorans filiam suam deducit. Appius obstinatum gerens animum in tribunal ascendit, et Virginiam clienti suo addixit. Tum pater, ubi nihil usquam auxilii vidit; "Quæso, inquit, Appi, ignosce patrio dolori, sine me filiam ultimo alloqui." Data venia, pater filiam in secretum abducit. Ab lanio cultrum arripit, et pectus puellæ transfigit. Tum ferro sibi viam facit, et respersus cruore ad exercitum profugit. Concitatus exercitus montem Aventinum occupavit; decem tribunos militum creavit; decemviros magistratu se abdicare cœgit, eosque omnes aut morte aut exitio mulctavit: ipse Appius Claudius in carcere necatus est.
L'an trois cent de la fondation de Rome, on créa, au lieu de deux consuls, dix magistrats appelés décemvirs, chargés de présenter au peuple les lois apportées de la Grèce. L'un d'eux, Appius Claudius, aimait éperdument une jeune plébéienne; et, ne pouvant la séduire ni par l'or ni par les promesses, il chargea un de ses clients de la réclamer comme son esclave. Le succès lui était facile, puisqu'il devait être à la fois et l'accusateur et le juge. Lucius Virginius, père de la jeune fille, était alors absent et servait à l'armée. Ce client met donc la main sur Virginie au moment où elle passait sur la place publique, affirmant qu'elle est son esclave; il lui enjoint de le suivre, et la menace de l'enlever de force, si elle résiste. La jeune fille reste immobile d'étonnement, sa nourrice jette un cri, et le peuple accourt. Le ravisseur, ne pouvant emmener Virginie chez lui, la cite en justice par-devant Appius lui-même.
Cependant on se hâte de porter cette nouvelle à Virginius. Au point du jour, il arrive à Rome ; tous les citoyens étaient déjà sur la place publique, attendant la décision de l'affaire. Virginius amène sa fille, les yeux baignés de larmes, et implorant le secours de ses concitoyens. Appius, persévérant dans ses projets, monte sur son tribunal, et adjuge Virginie à son client. Le père voyant qu'il n'avait pas d'appui à espérer : "Je vous en supplie, Appius, dit-il, pardonnez à la douleur d'un père ; souffrez que je parle pour la dernière fois à ma fille. " Cette permission lui ayant été accordée, il tire à l'écart Virginie, et, saisissant le couteau d'un boucher, il l'enfonce dans le sein de sa fille. Il s'ouvre alors un passage avec le fer, et, tout couvert de sang, il court droit au camp. L'armée irritée s'empara du mont Aventin, créa dix tribnns militaires, força les décemvirs à abdiquer, et les punit tous ou de l'exil ou de la mort. Appius Claudius fut tué en prison.
Fabius Ambustus ex duabus filiabus majorem Aulo Sulpitio patricio, minorem Licinio Stoloni plebeio, conjugem dedit. Aulus Sulpitius tribunus militum erat potestate consulari. Cum in ejus domo sorores Fabiæ inter se tempus sermonibus tererent, forte incidit ut Sulpitius de foro domum se reciperet, et ejus lictor forem, ut mos est, virga percuteret; minor Fabia moris ejus insueta id expavit: risus sorori fuit miranti sororem id ignorare. Confusam eam cum pater vidisset, sciscitanti confessa est eam esse causam doloris, quod viro plebeio juncta esset. Consolatur filiam Ambustus, polliceturque eosdem honores domi propediem visuram quos apud sororem videat. Inde consilia inire cœpit cum genero, qui, ubi tribunatum plebis aggressus est, legem tulit ut alter consul ex plebe crearetur. Lex resistentibus patribus lata tamen est, et primus Licinius Stolo consul e plebe factus.
Fabius Ambustus maria l'aînée de ses deux filles à Aulus Sulpicius; patricien, et la cadette, à Licinius Stolon, plébéien. Aulus Sulpicius, tribun des soldats, jouissait du pouvoir consulaire. Les deux soeurs Fabia étant un jour à faire la conversation chez Sulpicius, celui-ci rentra chez lui, revenant du forum, et le licteur, suivant la coutume, frappa la porte avec sa baguette. La plus jeune des Fabia, qui n'était pas accoutumée à cet usage, fut effrayée du bruit, ce qui fit rire l'aînée, toute surprise de l'ignorance de sa soeur. Le père ayant,remarqué que sa fille cadette était triste, celle-ci lui avoua que la cause de son chagrin était d'avoir été mariée à un plébéien. Ambustus la oonsole, et lui promet qu'au premier jour elle verra rendre chez elle les mêmes honneurs dont elle vient d'être témoin chez sa soeur. Puis il se concerta avec son gendre, qui, étant devenu tribun du peuple, fit une loi pour que l'un des consuls fût pris parmi les plébéiens. La loi passa malgré la résistance des sénateurs, et Licinius Stolon fut le premier consul choisi parmi les plébéiens.
Cum Marcus Furius Camillus urbem Falerios obsideret, ludi magister plurimos et nobilissimos inde pueros, velut ambulandi gratia, eductos, in castra Romanorum perduxit: quibus Camillo traditis, non erat dubium quin Falisci, deposito bello, sese Romanis dedituri essent; sed Camillus perfidiam proditoris detestatus: "Non ad similem tui inquit, venisti; sunt belli sicut et pacis jura : arma habemus non adversus eam ætatem cui etiam captis urbibus parcitur, sed adversas armatos qui castra Romana oppugnaverunt." Denudari deinde ludi magistrum jussit, eum manibus post tergum alligatis in urbem reducendum pueris tradidit, virgasque eis dedit, quibus euntem verberarent. Statim Falisci, beneficio magis quam armis victi, portas Romanis aperuerunt.
Camillus post multa in patriam merita judicio populi damnatus exsulatum abiit. Urbe egrediens ab Diis precatus esse dicitur, ut si innoxio sibi ea injuria fieret, desiderium sui facerent ingratæ patriæ quamprimum: neque multo postea res evenit. Nam Galli Senones Clusium Etruriæ oppidum obsederunt. Clusini novo bello exterriti ab Romanis auxilium petierunt. Missi sunt Roma tres legati, qui Gallos monerent ut ab oppugnatione desisterent. Ex his legatis unus contra jus gentium in aciem processit, et ducem Senonum interfecit. Qua re commoti Galli, petitis in deditionem legatis nec impetratis, ad urbem venerunt et exercitum Romanum apud Alliam fluvium ceciderunt die decimo sexto calendas augusti: qui dies inter nefastos relatus, Alliensis dictus est.
Galli victores paulo ante solis occasum ad urbem Romam perveniunt. Postquam hostes adesse nuntiatum est, juventus Romana duce Manlio in arcem conscendit; seniores vero domos ingressi adventum Gallorum obstinato ad mortem animo expectabant. Qui inter eos curules magistratus gesserant, ornati honorum insignibus in vestibulis ædium eburneis sellis insedere ut cum venisset hostis, in sua dignitate morerentur. Interim Galli domos patentes ingressi vident viros ornatu et vultus maiestate Diis simillimos: cum Galli ad eos veluti simulacra, conversi starent, unus ex his senibus dicitur Gallo barbam suam permulcenti scipionem eburneum in caput incussisse. Iratus Gallus eum occidit: ab eo initium cædis ortum est. Deinde ceteri omnes in sedibus suis trucidati sunt.
Galli deinde impetum facere in arcem statuunt. Primo, militem qui tentaret viam præmiserunt. Tum nocte sublustri sublevantes invicem et trahentes alii alios in summum saxum evaserunt, tanto silentio ut non solum custodes fallerent, sed ne canes quidem, sollicitum animal excitarent. Anseres non fefellere, quibus in summa inopia Romani abstinuerant, quia aves erant Junoni sacræ; quæ res Romanis saluti fuit. Namque clangore anserum alarumque crepitu excitus, Manlius vir bello egregius, ceteros ad arma vocans Gallos ascendentes dejecit: unde mos iste incessit ut solemni pompa, canis in furca suffixus feratur; anser vero velut triumphans in lectica et veste stragula gestetur.
Tunc consensu omnium placuit ab exilio Camillum acciri; missi igitur ad eum legati ipseque dictator absens dictus est. Interim fames utrumque exercitum urgebat: at, ne Galli putarent Romanos ea necessitate ad deditionem cogi, multis locis de Capitolio panis jactatus est in hostium stationes. Ea re adducti sunt Galli ut haud magna mercede obsidionem relinquerent. Pactum est pretium mille pondo auri. Nondum omni auro appenso Camillus dictator intervenit, collectis Romani exercitus reliquiis; auferri aurum de medio jubet, denuntiatque Gallis ut se ad prœlium expediant. Instruit deinde aciem, et Gallos internecione occidit. Ne nuntius quidem cladis relictus est. Dictator, recuperati, ex hostibus patria, triumphans urbem ingressus est, et a militibus parens patriæ, conditorque alter urbis appellatus est.
Pendant que Marcus Furius Camille assiégeait la ville de Faléries, un maître d'école conduisit au camp des Romains plusieurs jeunes gens des premières familles de cette ville, qu'il avait fait sortir comme pour les mener à la promenade. Une fois ces otages entre les mains de Camille, il n'était pas douteux que les habitants de Faléries ne renonçassent à la guerre, et ne se rendissent aux Romains; mais Camille eut horreur de la perfidie du traître : " Ce n'est point, s'écria-t-il, vers un homme semblable à toi que tu es venu; la guerre a ses lois aussi bien que la paix. Nous avons des armes, non pour nous en servir contre cet âge que l'on épargne même après la prise des villes, mais pour les employer contre ceux qui, les armes à la main, ont attaqué le camp des Romains." Ensuite il fit dépouiller le maître d'école, le livra aux enfants pour le reconduire dans la ville, les mains liées derrière le dos, et leur distribua des verges pour le fustiger en chemin. Les Falisques, vaincus par ce trait de générosité, plutôt que par la force des armes, ouvrirent leurs portes aux Romains.
Camille, après avoir rendu de nombreux services à sa patrie, fut condamné à l'exil par un jugement du peuple. On dit qu'en sortant de Rome, il pria les dieux de mettre an plus tôt, s'il était innocent, son ingrate patrie dans la nécessité de le regretter. Cela ne tarda pas. Les Gaulois Sénonais vinrent assiéger Clusium, ville d'Étrurie. Les Clusiens, effrayés de cette nouvelle guerre, implorèrent le secours des Romains. Trois députés furent envoyés de Rome pour inviter les Gaulois à lever le siège. Un des députés s'avança, contre le droit des gens, sur le champ de, bataille, et tua le général des Sénonais. Les Gaulois, irrités, demandèrent qu'on leur livrât les autres députés, et, sur le refus qu'on leur fit, ils se dirigèrent vers Rome, et taillèrent en pièces l'armée romaine près du fleuve Allia, le seizième jour des calendes d'août. Cette journée, qui prit le nom de journée de l'Allia, fut mise au nombre des jours néfastes.
Les Gaulois vainqueurs arrivent aux portes de Rome, un peu avant le coucher du soleil. Dès qu'on eut annoncé l'approche de l'ennemi, la jeunesse romaine, sous la conduite de Manlius, monta à la citadelle ; mais les vieillards , retirés dans leurs maisons, attendaient les Gaulois et se résignaient à la mort. Ceux d'entre eux qui avaient exercé des chargés curules, revêtus des ornements de leur magistrature, se placèrent dans les vestibules de leurs maisons, sur leurs sièges d'ivoire, afin de pouvoir mourir, à l'arrivée de l'ennemi, avec les marques de leur dignité. Cependant les Gaulois entrent dans les maisons ouvertes, et voient des hommes que leurs ornements et la majesté de leur figure rendaient semblables à des dieux. Tandis qu'ils étaient arrêtés devant eux, comme devant les images des dieux, un des vieillards frappa, dit-on, de son sceptre d'ivoire la tête d'un Gaulois qui lui passait la main sur la barbe. Celui-ci furieux tua le Romain, et ce fut là le commencement du carnage. Tous les autres vieillards furent égorgés sur leurs sièges.
Les Gaulois résolurent ensuite de donner un assaut général à la citadelle. Ils envoyèrent d'abord en avant un soldat pour sonder le terrain. Bientôt, à la faveur d'une belle nuit, se soulevant et se tirant les uns les autres, ils parvinrent au sommet du rocher dans un si grand silence, que non seulement ils trompèrent les gardes, mais qu'ils n'éveillèrent pas même les chiens, animaux si vigilants. Ils ne purent tromper les oies, que les Romains avaient épargnées, malgré leur extrême disette, parce que cet oiseau est consacré à Junon ; ce fut ce qui sauva les Romains. En effet, Manlius, homme distingué par ses exploits, éveillé par le cri des oies et le battement de leurs ailes, appelle aux armes ses camarades, et précipite les Gaulois qui gravissaient le rocher. De là vint l'usage de porter, dans les grandes cérémonies, un chien transpercé d'une fourche, et de promener au contraire, comme en triomphe, une oie couchée sur un tapis, dans une litière.
Alors tout le monde jugea à propos de rappeler Camille de son exil. On lui envoyaune députation, et il fut même nommé dictateur, quoique absent. Cependant la famine tourmentait l'une et l'autre armée; mais, pour que les Gaulois ne s'imaginassent pas que cette dure nécessité forcerait les Romains à se rendre, on jeta du pain dans les postes ennemis, de plusieurs endroits du Capitale. Cette circonstance détermina les Gaulois à lever le siège, moyennant une somme peu considérable. On convint de mille livres pesant d'or. Tout l'or n'était pas encore pesé, lorsque le dictateur Camille arriva avec les débris de l'armée romaine, qu'il avait recueillis. Il fait emporter l'or et signifie aux Gaulois qu'ils aient à se préparer au combat. Il dispose ensuite sou armée en bataille, et fait un massacre général des Gaulois; il n'en resta pas un seul pour aller porter la nouvelle de leur défaite. Le dictateur, après avoir reconquis sa patrie, entra triomphant dans Rome, aux acclamations des soldats, qui l'appelaient le père de la patrie et le second fondateur de Rome.
Titus Manlius ob ingenii et linguæ tarditatem a patre rus relegatus fuerat. Cum audisset patri diem dictam esse a Pomponio tribuno plebis, cepit consilium rudis quidem et agrestis animi, sed pietate laudabile. Cultro succinctus mane in urbem, atque a porta confestim ad Pomponium pergit: introductus cultrum stringit, et super lectum Pomponii stans, se eum transfixurum minatur, nisi ab incœpta accusatione desistat. Pavidus tribunus, quippe qui cerneret ferrum ante oculos micare, accusationem demisit. Ea res adolescenti honori fuit, quod animum ejus acerbitas paterna a pietate non avertisset, ideoque eodem anno tribunus militum factus est.
Cum postea Galli ad tertium lapidem trans Anionem fluvium castra posuissent, exercitus Romanus ab urbe profectus est, et in citeriore ripa fluvii constitit. Pons in medio erat: tunc Gallus eximii corporis magnitudine in vacuum pontem processit, et quam maxima voce potuit: "Quem nunc, inquit, Roma fortissimum habet, is procedat ad pugnam, ut eventus ostendat utra gens bello sit melior " Diu inter primores juvenum Romanorum silentium fuit. Tum Titus Manlius ex statione ad imperatorem pergit: "Injussu tuo, inquit, imperator, extra ordinem nunquam pugnaverim, non, si certam victoriam videam. Si tu permittis, volo isti belluæ ostendere me ex ea familia ortum esse, quæ Gallorum agmen ex rupe Tarpeia deturbavit". Cui imperator: "Macte virtute, inquit, Tite Manli, esto: perge, et nomen Romanum invictum præsta." Armant deinde juvenem æquales : scutum capit, Hispano cingitur gladio ad propiorem pugnam habili. Expectabat eum Gallus stolide lætus et linguam ab irrisu exerens. Ubi constitere inter duas acies, Gallus ensem cum ingenti sonitu in arma Manlii dejecit. Manlius vero insinuavit sese inter corpus et arma Galli, atque uno et altero ictu ventrem transfodit: jacenti torquem detraxit, quem cruore respersum collo circumdedit suo. Defixerat pavor cum admiratione Gallos; Romani alacres obviam militi suo progrediuntur, et gratulantes laudantesque ad imperatorem perducunt. Manlius inde Torquati nomen accepit.
Idem Manlius, postea consul factus bello Latino ut disciplinam militarem restitueret, edixit ne quis extra ordinem in hostes pugnaret. Forte filius ejus accessit prope stationem hostium: is qui Latino equitatui præerat ubi consulis filium agnovit, "Visne, inquit, congredi mecum ut singularis prœlii eventu cernatur quantam eques Latinus Romano præstet?" Movit ferocem animum juvenis seu ira, seu detractandi certaminis pudor. Oblitus itaque imperii paterni in certamen ruit, et Latinum ex equo excussum transfixit, spoliisque lectis in castra ad patrem venit. Extemplo filium aversatus consul milites classico advocat: qui postquam frequentes convenere: "Quandoquidem inquit, tu, fili, contra imperium consulis pugnasti oportet ut disciplinam pœna tua restituas. Triste exemplum, sed in posterum salubre juventuti eris. "I, lictor, deliga ad palum." Metu omnes obstupuere; sed postquam cervice cæsa fusus est cruor, in questus et lamenta erupere. Manlio Romam redeunti seniores tantum obviam exierunt: juventus et tunc eum et omni deinde vita exsecrata est.
Titus Manlius avait été relégué à la campagne par son père, à cause de sa lenteur à comprendre et à s'exprimer. Après avoir appris que son père avait été assigné par Pomponius, tribun du peuple, il fit un projet, qui partait à la vérité d'un esprit grossier et peu éclairé, mais louable par la piété filiale qui l'avait inspiré. Il s'arme d'un couteau, se met en chemin pour Rome de grand matin, et se rend directement chez Pomponius. On l'introduit, il tire son couteau, et se tenant au-dessus du lit de Pomponius, il le menace de l'égorger s'il ne se désiste pas de ses poursuites. Le tribun, effrayé de voir briller le fer à ses yeux, abandonna son accusation. Ce jeûne homme mérita des éloges, parce que la rigueur excessive de son père n'avait pas éteint en lui le sentiment de la piété filiale; aussi, la même année, il fut nommé tribun des soldats.
Quelque temps après, les Gaulois ayant établi leur camp à trois milles au-delà de l'Anio, l'armés romaine sortit de la ville et s'arrêta sur la rive droite du fleuve. Les deux armées étaient séparées par un pont. Un Gaulois d'une stature prodigieuse s'avança sur le pont, qui n'était occupé par personne, et s'écria de toute sa force : " Que le plus brave d'entre les Romains s'avanceau combat, afin que l'événement décide laquelle des deux nations vaut le mieux à la guerre."
Un long silence régna d'abord parmi les premiers de la jeunesse romaine. Alors Titus Manlius quitte son poste et s'approche du général : " Jamais, dit-il, mon général, je n'aurais combattu hors des rangs, sans votre ordre, eussé-je vu la victoire assurée; mais, si vous me le permettez, je veux apprendre à cette bête farouche que je suis issu de la même famille qui précipita l'armée des Gaulois du haut de la roohe Tarpéienne, — Courage, reprit le général, courage, Titus Manlius, allez, et montrez que le nom romain est invincible". Le jeune héros est ensuite armé par ses compagnons ; il prend son bouclier, et se ceint d'une épée espagnole propre pour combattre de près, Le Gaulois l'attendait avec une joie stupide, en tirant la langue par dérision. Dès que les combattants furent en présence, entre les deux armées, le Gaulois déchargea, avec un grand bruit, un coup d'épée sur les armes de Manlius. Mais Manlius se glissa entre l'arme et le corps du Gaulois, et lui perça le ventre d'un double coup d'épée. Il ôta le collier à son ennemi mort, et se le mit tout sanglant autour du cou. Une frayeur mêlée d'admiration s'était emparée des Gaulois. Les Romains joyeux s'avancent à la rencontre de leur champion, et le conduisent au général en comblant d'éloges et de félicitations. C'est de là que Manlius reçut le nom de Torquatus.
Le même Manlius, devenu dans la suite consul pendant la guerre latine, voulut rétablir la discipline militaire, et ordonna que personne ne combattît hors de son rang. Son fils s'approcha par hasard d'un poste ennemi, et celui qui commandait la cavalerie latine ayant reconnu le fils du consul : " Voulez-vous, lui dit-il, vous mesurer avec moi, afin de prouver par l'issue d'un combat singulier combien le cavalier latin l'emporte sur un romain? " Soit colère, soit honte de refuser un défi, le jeune homme ne put contenir l'impétuosité de son caractère. Oubliant donc les ordres de son père, il se précipite au combat, perce le cavalier latin, après l'avoir renversé de cheval ; et chargé de ses dépouilles, il revient au camp, près de son père. Aussitôt le consul, détournant ses regards de son fils, fait assembler les soldats au son de la trompette. Quand on se fut réuni en grand
nombre : " Mon fils, dit-il, puisque vous avez combattu contre l'ordre du consul il faut que votre châtiment rétablisse la discipline. Vous laisserez à la jeunesse un bien triste mais salutaire exemple pour l'avenir. Allons, licteur, attache-le au poteau. " Tout le monde fut glacé d'épouvante ; mais dès que la tête fut coupée et que le sang coula, les plaintes et les gémissements éclatèrent. Les vieillards seulement allèrent à la rencontre de Manlius, lorsqu'il revint à Rome; la jeunesse l'eut en horreur, et à cette époque, et pendant le reste de sa vie.
Decius sub Valerio consule tribunus militum fuit. Cum exercitus Romanus in angustiis clausus esset, Decius conspexit editum collem imminentem hostium castris. Accepto præsidio verticem occupavit, hostes terruit, et spatium consuli dedit ad subducendum agmen in æquiorem locum. Ipse intempesta nocte per medias hostium custodias somno oppressas incolumis evasit. Quare ab exercitu donatus est corona civica, quæ dabatur ei qui obsidione cives liberasset. Consul fuit bello Latino cum Manlio Torquato. Tunc cum utrique consuli somnio obvenisset eum populum victorem fore, cujus dux in prœlio cecidisset, convenit inter eos, ut is cujus cornu in acie laboraret, Diis se Manibus devoveret: inclinante sua parte, Decius se et hostes Diis Manibus devovit. Armatus in equum insiluit, ac se in medios hostes immisit. Corruit obrutus telis, et victoriam suis reliquit.
Publius Décius fut tribun des soldats sous le consulat de Valérius. L'armée romaine étant enfermée dans des défilés, Décius remarqua une colline élevée qui dominait le camp des ennemis. Il prit un renfort, s'empara du sommet de l'élévation, épouvanta l'ennemi, et donna au consul le temps de ramener l'armée dans un endroit plus uni. Lui-même, à la faveur de la nuit, s'échappa, sans aucun mal, à travers les sentinelles ennemies plongées dans le sommeil. C'est pourquoi l'armée lui décerna la couronne civique, que l'on donnait à celui qui avait délivré ses concitoyens d'un siège. Il fut, durant la guerre contre les Latins, consul avec Manlius Torquatus. Dans ce temps-là, l'un et l'autre consul ayant appris par un songe que la victoire demeurerait au peuple dont le général aurait péri dans le combat, ils convinrent que celui dont l'aile faiblirait durant la bataille se dévouerait aux dieux Mânes. Le côté de Décius pliant, il se dévoua et dévoua les siens. Il sauta tout armé sur son cheval, et s'élança au milieu de la mêlée. Accablé de traits, il succomba, et laissa la victoire aux Romains.
Bello Gallico, cum Romani in stationibus quieti tempus tererent, Gallus quidam magnitudine atque armis insignis ante alios progressus est; quatiensque scutum hasta, cum silentium fecisset, unum e Romanis per interpretem provocavit, qui secum ferro decernere, Marcus erat Valerius tribunus militum adolescens, qui prius sciscitatus consulis voluntatem, in medium armatus processit: tunc res visu mirabilis accidisse fertur; nam cum jam manum consereret Valerius, repente in galea ejus corvus insedit in hostem versus. Ales non solum captam semel sedem tenuit, sed quotiescumque certamen initum est, levans se alis, os oculosque Galli rostro et unguibus appetiit. Hostem territum talis prodigii visu, oculisque simul ac mente turbatum Valerius obtruncat. Corvus e conspectu elatus orientem petit. Inde Valerius Corvinus dictus est.
Valerius Corvinus annos tres et viginti natus consul creatus, Samnites bis prœlio fudit. Non alias dux militi carior fuit, quia nullus militi familiarior. Omnia inter infimos militum munia haud gravate obibat. In ludo etiam militari, cum velocitatis viriumque certamina inter se æquales ineunt, Valerius ipse cum eis certabat, nec quemquam aspernabatur parem qui se offerret. Semper comis et eodem vultu seu vinceret, seu vinceretur. Cum postea in exercitu orta esset gravis seditio, parsque militum a ceteris defecisset, et ducem sibi fecisset, adversus eos Valerius dictator missus est: qui ubi in conspectum venit, benigne milites allocutus, extemplo omnium iras permulsit, seditionemque compressit: adeo hominum animos conciliat comitas affabilitasque sermonis !
Pendant la guerre contre les Gaulois, comme les Romains se tenaient tranquilles à leurs postes, un Gaulois remarquable et par sa taille et par son armure, s'avança à la tête du camp, et, faisant faire silence en frappant de sa lance sur son bouclier, défia par interprète celui des Romains qui oserait se mesurer avec lui. Marcus Valérius était alors tribun des soldats et à la fleur de son âge. Ayant d'abord demandé l'agrément du consul, il s'avança en armes au combat. On rapporte qu'il arriva alors un prodige étonnant : car, au moment où Valérius engageait le combat, un corbeau vint tout à coup se percher sur son casque, et se tourna contre l'ennemi. Non seulement cet oiseau conserva la place qu'il avait prise, mais chaque fois que le combat recommençait, il se soulevait au moyen de ses ailes, et déchirait, du bec et des griffes, le visage et les yeux du Gaulois. L'ennemi s'effraye à la vue d'un tel prodige, sa tête et ses yeux se trouble, et Valérius le tue. Le corbeau disparaît du côté de l'Orient. Depuis lors Valérius fut surnommé Corvinus.
Valérius Corvinus, élu consul à l'âge de vingt-trois ans, défit deux fois les Samnites. On ne vit pas de général aussi chéri des soldats, parce qu'aucun ne les traita avec autant de familiarité. Il ne dédaignait pas de remplir les fonctions les plus humbles du soldat. Valérius Corvinus, élu consul à l'âge de vingt-trois ans, défit deux fois les Samnites. On ne vit pas de général aussi chéri des soldats, parce qu'aucun ne les traita aveo autant de familiarité. Il ne dédaignait pas de remplir les fonctions les plus humbles du soldat. Dans les jeux militaires, quand ils faisaient entre eux assaut de force et de vitesse, Valérius lui-même entrait dans la lice, et ne dédaignait aucun de ceux qui se présentaient pour se mesurer avec lui. Vainqueur, comme vaincu, il conserva toujours son affabilité et sa sérénité. Une émeute grave ayant un jour éclaté dans l'armée, comme une partie des soldats s'était séparée de l'autre et s'était choisi un chef, on envoya contre eux le dictateur Valérius. Dès qu'il fut en présence des rebelles, il harangua avec bonté les soldats, calma subitement tous les ressentiments, et la sédition fut étouffée, tant la douceur et l'affabilité sont puissantes pour gagner les cœur.
Spurius Posthumius consul cum bellum adversus Samnites gereret, a Pontio Thelesino duce hostium in insidias inductus est: is namque simulatos transfugas misit qui Romanos monerent Luceriam Apuliæ urbem a Samnitibus obsideri. Non erat dubium quin Romani Lucerinis bonis ad fidelibus sociis opem ferrent. Luceriam duæ viæ ducebant, altera longior et tutior, altera brevior et periculosior. Festinatio breviorem elegit. Itaque cum in insidias venissent, qui locus Furculæ Caudinæ vocabatur, et fraus hostilis apparuisset, retro viam qua venerant repetunt; at eam hostium præsidio clausam inveniunt: sistunt igitur gradum, et omni spe evadendi adempta, intuentes alii alios diu immobiles silent; deinde erumpunt in querelas adversas duces, quorum temeritate in eum locum erant adducti. Ita noctem tum cibi, tum quietis immemores traduxerunt.
Nec Samnites ipsi quid sibi faciendum in re tam læta sciebant. Pontius accitum patrem Herennium rogavit quid fieri placeret. Is, ubi audivit inter duos saltus clausum esse exercitum Romanum, dixit aut omnes esse occidendos, ut vires frangerentur, aut omnes dimittendos, esse incolumes, ut beneficio obligarentur. Neutra sententia accepta fuit: interea Romani necessitate victi legatos mittunt qui pacem petant. Pax concessa est ea lege ut omnes sub jugum traducerentur. Itaque paludamenta consulibus detracta, ipsique primi sub jugum missi, deinde singulæ legiones: circumstabant armati hostes exprobrantes illudentesque, Romanis e saltu egressis lux ipsa morte tristior fuit : pudor fugere colloquia et cœtus hominum cogebat. Sero Romam ingressi sunt et se in suis quisque ædibus abdiderunt.
Deliberante senatu de pace Caudina, Posthumius sententiam dicere jussus: "Turpi sponsione, inquit, qua me obstrinxi, non tenetur populus Romanus, quando ejus injussu facta est; nec quidquam ex ea præter corpus meum debetur Samnitibus. Eis dedite me nudum vinctumque: in me unum sæviant; exsolvam religione populum." Senatus hanc animi magnitudinem admiratus Posthumium laudavit, ejusque sententiam secutus est. Traditus est igitur Posthumius fecialibus, qui eum ad Samnites ducerent. Vestis ei detracta; manus post tergum vinctæ sunt; cumque apparitor, verecundia maiestatis, Posthumium laxe vinciret: " Quin tu, inquit ipse Posthumius, adducis lorum, ut justa fiat deditio?" Tum ubi in cœtum Samnitium venit, facta deditione, Posthumius fecialis femur genu, quanta potuit vi percussit et clara voce ait se Samnitem civem esse, illum legatum: fecialem a se contra jus gentium violatum; eo justius bellum adversus Samnites fore. Accepta non fuit Samnitibus ista deditio, Posthumiusque in castra Romana inviolatus rediit.
Le consul Spurius Postumius, faisant la guerre contre les Samnites, fut attiré dans une embuscade par Pontius Thélésinus, général des ennemis. En effet, celui-ci envoya de faux transfuges, pour avertir les Romains que Lucérie, ville de l'Apulie, était assiégée par les Samnites. Il n'y avait pas de doute que les Romains ne portassent du secours aux Lucériens, leurs bons et fidèles alliés. Deux chemins conduisaient à Lucérie : l'un plus long, mais plus sûr; l'autre plus court, mais plus dangereux. La précipitation fit choisir le plus court. C'est pourquoi les Romains ayant donné dans une embuscade, à l'endroit appelé Fourches caudines, et la fraude de l'ennemi étant à découvert, ils rebroussent chemin par où ils étaient venus. Mais ils trouvent la route fermée par un détachement d'ennemis. Ils s'arrêtent donc, et, tout espoir d'échapper leur étant enlevé, ils se regardent longtemps les uns les autres, immobiles et dans un morne silence. Ensuite ils se répandent en plaintes contre leurs chefs, dont la témérité les avait conduits en cet endroit. Ils passèrent la nuit sans prendre ni repos ni nourriture.
Les Samnites eux-mêmes ne savaient trop que faire dans une circonstance aussi heureuse pour eux. Pontius fit venir son père Hérennius, pour lui demander quel parti il convenait de prendre. Celui-ci, dès qu'on lui eut dit que l'armée romaine était enfermée entre deux défilés, fut d'avis qu'il fallait ou tous les tuer, afin d'anéantir les forces de Rome, ou les renvoyer tous sains et saufs, afin de se les attacher par ce bienfait. Aucun des deux avis ne fut suivi; cependant les Romains vaincus par la nécessité, envoient des députés pour demander la paix : elle leur fut accordée à condition qu'ils passeraient tous sous le joug. En conséquence, on enleva aux consuls leur manteau, et ils furent envoyés sous le joug les premiers; chaque légion passa ensuite. Les ennemis, sous les armes, étaient rangés autour des Romains, qu'ils accablaient de reproches et de railleries. A peine sortis du défilé, les Romains trouvèrent la lumière plus accablante que la mort; la honte les forçait à fuir les entretiens et les réunions des hommes. Ils rentrèrent dans la ville vers le soir, et chacun alla aussitôt se cacher chez soi.
Quand le sénat mit en délibération la paix de Caudium, Postumius exposa ainsi son avis : " Le peuple romain n'est pas lié par le traité honteux que j'ai signé, puisqu'il a été fait sans son consentement. De tout ceci rien n'est dû aux Samnites que ma personne; livrez-moi à eux, enchaîné et sans vêtement; qu'ils sévissent contre moi seul : je dégagerai le peuple romain de sa parole. " Le sénat, admirant cette grandeur d'âme, loua Postumius et suivit son avis. Il fut donc livré aux féciaux pour être conduit vers les Samnites. On lui ôte ses habits, on lui attache les mains derrière le dos, et comme le licteur, par respect pour la dignité de Postumius, n'osait serrer les courroies : " Que ne serres-tu la courroie, dit Postumius lui-même, afin que je sois livré dans les formes ? Dès qu'il parut dans l'assemblée des Samnites et qu'il eut été mis à leur discrétion, il frappa de toute sa force le genou du fécial, et dit à haute voix qu'il était Samnite, et le fécial un ambassadeur; que ce dernier venait d'être outragé par lui, contre le droit des gens, et que les Romains allaient avoir un motif d'autant plus légitime de faire la guerre aux Samnites. Cette manière de se rendre ne fut pas agréée par les Samnites, et Postumius revint au camp romain sans avoir subi aucun mauvais traitement.
Lucius Papirius, cum dictatorem se adversis ominibus contra Samnites profectum esse sensisset, ad auspicia repetenda Romam regressus est, ac prius Quinto Fabio magistro equitum edixit ut sese loco teneret neu absente se manum cum hoste consereret. Fabius post dictatoris profectionem, opportunitate ductus acie cum Samnitibus conflixit. Neque melius res geri potuisset, si adfuisset dictator. Non miles duci, non dux militi defuit. Viginti millia hostium eo die cæsa traduntur. Haud multo post dictator advenit plenus minarum iræque Statim advocata contione spoliari magistrum equitum, virgasque ac secures expediri jussit. Tam Fabius militum fidem implorare cœpit. Clamor in tota contione est ortus: alibi preces, alibi minæ audiebantur. Itaque es in posterum diem est dilata.
Magister equitum noctu clam ex castris Romam profugit, quem dictator ipse secutus est. Vocato senatu iterata contentio est; prehendi Fabium Papirius jussit. Tum Fabii pater ad populum provocavit. Populus Romanus ad preces et obtestationem versus, oravit dictatorem ut veniam adolescentiæ Fabii daret. Ipse adolescens ejusque pater procumbere ad genus dictatoris cœperunt, iramque deprecari. Tot precibus cessit Papirius.
Is fuit vir non animi solum vigore, sed etiam corporis viribus excellens. Præcipua pedum pernicitas inerat, quæ cognomen etiam dedit. Idem comis et iocorum studiosus. Quadam die inambulans ante tabernaculum, prætorem Prænestinum, qui per timorem segnius suos in prœlium duxerat, vocari jussit, et postquam cum graviter increpuit: "Lictor, expedi, inquit, secures," et cum prætorem vidisset metu mortis attonitum: "Agedum, lictor, inquit, exscinde radicem hanc incommodam ambulantibus." Deinde prætorem mulcta dicta dimisit.
Lucius Papirius, nommé dictateur contre les Samnites, s'étant aperçu qu'il était parti sous de fâcheux auspices, retourna à Rome pour consulter de nouveau les augures, et ordonna à Quintus Fabius, maître de la cavalerie, de garder le poste qu'il occupait, et de ne pas en venir aux mains, en son absence, avec l'ennemi. Fabius, après le départ du dictateur, entraîné par les circonstances, livra bataille aux Samnites. L'affaire n'aurait pu se passer mieux si le dictateur avait été présent. Le soldat seconda le chef, le chef seconda le soldat. Vingt mille ennemis, dit-on, furent taillés en pièces dans cette journée. Peu de temps après, le dictateur arriva plein de colère et de menaces. Le conseil ayant été aussitôt assemblé, il ordonna que le maître de la cavalerie fût dépouillé de ses vêtements, et que l'on préparât les verges et la hache. Alors Fabius commença à implorer la protection des soldats. Un cri s'éleva dans toute l'assemblée; d'un côté on entendait des prières, de l'antre des paroles menaçantes. Aussi l'affaire fut renvoyée au lendemain.
Le maître de la cavalerie sortit secrètement du camp pendant la nuit pour aller à Rome; le dictateur l'y suivit. Le sénat ayant été convoqué, les débats se renouvelèrent. Papirius ordonna qu'on se saisît de Fabius. Alors le père de Fabius en appela au peuple, qui employa ses prières et ses instances auprès du dictateur, pour qu'il pardonnât à la jeunesse de Fabius. Fabius lui-même et son père se jetèrent aux genoux du dictateur pour fléchir sa colère. Papirius céda à tant d'instances.
Cet homme se fit autant remarquer par les forces du corps que par la fermeté du caractère. Il était d'une extrême agilité à la course, ce qui lui fit donner son surnom. Il était enjoué et aimait la plaisanterie. Se promenant un jour devant sa tente, il fit appeler le préteur de Préneste, qui, par timidité, avait conduit trop mollement ses soldats à la bataille, et, après l'avoir sévèrement réprimandé : " Licteur, dit-il, prépare tes haches. Voyant le préteur épouvanté par la crainte de la mort : " Allons, licteur, continua-t-il, coupe cette racine qui incommode les passants." Il renvoya ensuite le préteur en lui infligeant une amende.
Tarentinis quod Romanorum legatis injuriam fecissent, bellum indictum est. Quibus auxilio venit Pyrrhus, rex Epirotarum qui genus ab Achille ducebat. Contra Pyrrhum missus est consul Lævinus, qui, cum exploratores regis cepisset, jussit eos per castra Romana circumduci, tumque incolumes dimitti, ut ea quæ vidissent Pyrrho renuntiarent. Mox commissa pugna, cum jam hostes pedem referrent, rex elephantos in Romanorum agmen agi jussit; tuncque mutata est prœlii fortuna. Romanos vastorum corporum moles, terribilisque superadstantium armatorum species turbavit. Equi etiam ad conspectum et odorem belluarum exterriti, sessores aut excutiebant, aut secum in fugam abripiebant. Nox prœlio finem fecit.
Pyrrhus captivos Romanos summo honore habuit; occisos sepelivit, quos cum adverso vulnere et truci vultu etiam mortuos jacere cerneret, manus ad cælum tulisse dicitur cum hac voce. "Ego talibus viris brevi orbem terrarum subegissem." Deinde ad urbem Romam magnis itineribus contendit: omnia igne et ferro vastavit, ad vicesimum ab urbe lapidem castra posuit. Pyrrho obviam venit Lævinus cum novo exercitu; quo viso rex ait sibi eamdem adversus Romanos esse fortunam, quam Herculi adversus hydram, cui tot capita renascebantur, quot præcisa fuerant: deinde in Campaniam se recepit; missos a senatu de redimendis captivis legatos honorifice excepit; captivos sine pretio reddidit, ut Romani, cognita jam ejus virtute, cognoscerent etiam liberalitatem.
Erat Pyrrho utpote magno et forti viro mitis ac placabilis animus. Solet enim magni animi comes esse clementia : ejus humanitatem experti sunt Tarentini: ei scilicet, cum sero intellexissent se pro socio dominum accepisse, sortem suam liberis vocibus querebantur, et de Pyrrho multa temere effutiebant, maxime ubi vino incaluerant. Itaque arcessiti ad regem sunt nonnulli, qui de eo in convivio proterve locuti fuerant; sed periculum simplex confessio culpæ discussit. Nam cum rex percontatus fuisset an ea quæ ad aures suas pervenerant, dixissent? "Et hæc diximus, inquiunt, rex; et nisi vinum defecisset, longe plura et graviora dicturi fuimus." Pyrrhus qui malebat vini, quam hominum eam culpam videri, subridens eos dimisit. Pyrrhus igitur, cum putaret sibi gloriosum fore pacem et fœdus cum Romanis post victoriam facere, Romam misit legatum Cineam, qui pacem æquis conditionibus proponeret. Erat is regi familiaris magnaque apud eum gratia valebat. Dicere solebat Pyrrhus se plures urbes Cineæ eloquentia, quam armorum vi, expugnasse. Cineas tamen regiam cupiditatem non adulabatur: nam cum in sermone Pyrrhus ei sua consilia aperiret, dixissetque se velle Italiam ditioni suæ subjicere, respondit Cineas: "Superatis Romanis, quid agere destinas, o rex?" Italiæ vicina est Sicilia, inquit Pyrrhus, nec difficile erit eam armis occupare. Tunc Cineas: "Occupata Sicilia, quid postea acturus es?" Rex qui nondum Cineæ mentem perspiciebat: In Africam, inquit, trajicere mihi animus est. Pergit Cineas: "Quid deinde, o rex?" Tum denique, mi Cinea, ait Pyrrhus, nos quieti dabimus dulcique otio fruemur. "Quin tu, respondit Cineas, isto otio jam nunc frueris?"
Romam itaque venit Cineas, et domos principum cum ingentibus donis circumibat. Nusquam vero receptus est. Non a viris solum, sed et a mulieribus spreta ejus munera. Introductus deinde in curiam, cum regis virtutem propensumque in Romanos animum verbis extolleret, et de conditionum æquitate dissereret, sententia senatus ad pacem et fœdus faciendum inclinabat; tum Appius Claudius senex et cæcus in curiam lectica deferri se jussit, ibique gravissima oratione pacem dissuasit: itaque responsum Pyrrho a senatu est eum, donec Italia excessisset, pacem cum Romanis habere non posse. Senatus quoque vetuit captivos omnes, quos Pyrrhus reddiderat, ad veterem statum redire priusquam bina hostium spolia retulissent. Quare legatus ad regem reversus est : a quo cum Pyrrhus quæreret qualem Romam comperisset, respondit urbem sibi templum senatum vero consessum regum esse visum.
On déclara la guerre aux Tarentins, parce qu'ils avaient insulté les députés des Romains. Pyrrhus, roi d'Epire, qui descendait d'Achille, vint à leur secours. On envoya contre Pyrrhus le consul Lævinus. Celui-ci, s'étant saisi des espions du roi, ordonna qu'ils fussent conduits par tout le camp romain, et renvoyés sans qu'on leur fît aucun mal, afin qu'ils pussent annoncer à Pyrrhus ce qu'ils avaient vu. Le combat s'étant bientôt engagé, l'ennemi commençait à lâcher pied, lorsque le roi fit marcher ses éléphants contre l'armée romaine. Dès lors la fortune du combat fut changée. Les Romains s'effrayèrent à la vue de ces animaux monstrueux, et à l'aspect formidable des gens armés, qui les montaient. Les chevaux même, effarouchés par la présence des éléphants, et par l'odeur qu'ils exhalaient, renversaient leurs cavaliers, ou les emportaient dans leur fuite. La nuit mit fin au combat.
Pyrrhus traita les prisonniers romains fort honorablement. Il fit ensevelir ceux qui avaient été tués; et, voyant leurs blessures toutes reçues par devant, et l'air menaçant qu'ils conservaient même après la mort, il leva, dit-on, les mains au ciel, et s'écria : "Avec de tels hommes, j'aurais bientôt subjugué l'univers." Il marcha ensuite sur Rome à grandes journées, mit tout à feu et à sang, et assit son camp à vingt milles de cette ville. Lævius alla à la rencontre de Pyrrhus avec une nouvelle armée. Le roi dit en la voyant qu'il lui arrivait avec les Romains ce qui était arrivé à Hercule avec l'hydre, à qui il renaissait autant de têtes qu'on lui en coupait. Il se retira ensuite dans la Campanie, reçut avec distinction les ambassadeurs que le sénat lui envoya pour racheter les captifs, et rendit ceux-ci sans rançon afin que les Romains, qui connaissaient déjà sa valeur, connussent encore sa libéralité.
Pyrrhus, en homme grand et courageux, avait un caractère doux et traitable, car la démence est ordinairement la compagne de la grandeur d'âme. Les Tarentins éprouvèrent sa bonté. Ils avaient senti, mais trop tard, qu'au lieu d'un allié ils s'étaient donné un maître; ils se plaignaient de leur sort sans ménager les termes, et tenaient contre Pyrrhus beaucoup de propos inconsidérés, surtout lorsqu'ils étaient échauffés par le vin. Le roi en fit donc un jour mander quelques-uns, qui avaient mal parlé de lui dans un festin; mais le franc aveu de leur faute les tira d'affaire. En effet, Pyrrhus leur ayant demandé s'ils avaient tenu les propos qui étaient parvenus à ses oreilles : " Oui, prince, répondirent-ils, et si le vin ne nous avait manqué, nous en eussions tenu bien d'autres." Pyrrhus, qui aimait mieux que cette faute parût venir du vin que du cœur, les renvoya en souriant.
Persuadé qu'il serait glorieux pour lui de faire paix et alliance avec los Romains après sa victoire, Pyrrhus députa Cinéas à Rome pour proposer la paix à des conditions raisonnables. Celui-ci était l'intime ami du roi et jouissait auprès de lui d'un grand crédit. Pyrrhus avait coutume de dire qu'il avait pris plus de villes par l'éloquence de Cineas que par la force des armes. Cependant Cineas ne flattait pas l'ambition du roi; car, dans un entretien, Pyrrhus lui dévoilant ses projets et lui disant qu'il voulait soumettre l'Italie à sa puissance, Cineas lui répondit : " Les Romains vaincus, roi, que comptez-vous faire ? —La Sicile, dit Pyrrhus, est voisine de l'Italie, et il ne sera pas difficile de s'en emparer." Cineas reprit : " La Sicile conquise, que ferez-vous ensuite ?" Le roi, qui n'entrevoyait pas encore l'intention de Cineas, répondit : " Mon projet est de passer en Afrique". Cineas continue : " Que ferez-vous alors ? — Alors enfin, mon cher Cineas, dit Pyrrhus, nous nous livrerons au repos et jouirons d'un doux loisir. — Eh ! répliqua le philosophe, que n'en jouissez-vous dès à présent !
Cineas vint donc à Rome, et visita les principaux citoyens de la ville, à qui il offrit de grands présents, mais il ne fut accueilli nulle part. Ses présents furent dédaignés non seulement des hommes, mais des femmes. Introduit ensuite au sénat, comme il vantait beaucoup la valeur du roi, et ses bonnes dispositions envers les Romains, et qu'il cherchait à démontrer l'équité des conditions proposées, les sénateurs inclinaient pour la paix et l'alliance. Alors Appius Claudius, vieux et aveugle, se fit porter en litière au sénat, et là, par un discours très fort, il changea la disposition des esprits. Le sénat répondit donc à Pyrrhus qu'il ne pourrait avoir la paix avec les Romains, sans sortir auparavant de l'Italie. En outre, il arrêta que les prisonniers rendus par le roi ne rentreraient dans leurs premiers droits qu'après avoir rapporté deux fois des dépouilles ennemies. Ainsi l'ambassadeur retourna vers son roi. Pyrrhus lui demandait comment il avait trouvé Rome; il répondit que Rome lui avait paru un temple, et le sénat une assemblée de rois.
Caius Fabricius unus fuit ex legatis qui ad Pyrrhum de captivis redimendis venerant. Cujus postquam audivit Pyrrhus magnum esse apud Romanos nomen ut viri boni et bello egregii, sed admodum pauperis, cum præ ceteris benigne habuit, eique munera atque aurum obtulit. Omnia Fabricius repudiavit. Postero die cum illum Pyrrhus vellet exterrere conspectu subito elephantis, imperavit suis ut bellua post aulæum admoveretur Fabricio secum colloquenti. Quod ubi factum est, signo dato remotoque aulæo repente bellua stridorem horrendum emisit, et proboscidem super Fabricii caput suspendit. At ille placidus subrisit, Pyrrhoque dixit: "Non me hodie magis tua commovet bellua, quam heri tuum aurum pellexit."
Fabricii virtutem admiratus Pyrrhus, illum secreto invitavit ut patriam desereret, secumque vellet vivere, quarta etiam regni sui parte oblata; cui Fabricius respondit: "Si me virum bonum judicas, cur me vis corrumpere? Sin vero malum, cur me ambis?" Anno interjecto, omni spe pacis inter Pyrrhum et Romanos conciliandæ ablata, Fabricius consul factus, contra eum missus est. Cumque vicina castra ipse et rex haberent, medicus regis nocte ad Fabricium venit, eique pollicitus est, si præmium sibi proposuisset, se Pyrrhum veneno necaturum. Hunc Fabricius vinctum reduci jussit ad dominum, et Pyrrho dici quæ contra caput ejus medicus spopondisset. Tunc rex admiratus eum dixisse fertur: "Ille est Fabricius qui difficilius ab honestate, quam sol a suo cursu posset averti."
Cum Fabricius apud Pyrrhum legatus esset, Cineam audivit narrantem esse quemdam Athenis, qui se sapientem profiteretur, eumdemque dicere omnia quæ faceremus ad voluptatem se referenda. Tunc Fabricium exclamasse ferunt: " Utinam id hostibus nostris persuadeatur, quo facilius vinci possint, cum se voluptatibus dederint!" Nihil magis ab ejus vita alienum quam voluptas et luxus. Tota ejus supellex argentea salino uno constabat, et patella ad usum sacrorum, quæ tamen ipsa corneo pediculo sustinebatur. Cenabat ad focum radices et herbas, quas in agro repurgando vulserat, cum legati a Samnitibus ad eum venerunt, magnamque ei pecuniam obtulerunt; quibus respondit: "Quandiu cupi ditatibus imperare potero, nihil mihi ista pecunia opus erit : hanc ad illos reportate qui ea indigent."
Caius Fabricius cum Rufino viro nobili simultatem gerebat ob morum dissimilitudinem, cum ille pecuniæ contemptor esset, hic vero avarus et furax existimaretur. Quia tamen Rufinus egregie fortis ac bonus imperator erat, magnumque et grave bellum imminere videbatur, Fabricius auctor fuit, ut Rufinus consul crearetur: cumque is deinde Fabricio gratias ageret, quod se homo inimicus consulem fecisset: "Nihil est, inquit Fabricius, quod mihi gratias agas, si malui compilari quam venire." Eumdem postea Fabricius censor factus senatu movit, quod argenti facti decem pondo haberet. Fabricius omnem vitam in gloriosa paupertate exegit, adeoque inops decessit, ut unde dos filiarum expediretur non reliquerit. Senatus patris sibi partes desumpsit, et datis ex communi ærario dotibus eas collocavit.
Caius Fabricius fut l'un des ambassadeurs envoyés à Pyrrhus pour traiter du rachat des prisonniers. Ce roi, ayant appris qu'il avait chez les Romains la réputation d'homme de bien et de bon guerrier, mais qu'il était très pauvre, le traita avec plus de distinction que les autres, et lui offrit des présents et de l'or. Fabricius refusa tout. Le lendemain, Pyrrhus, voulant l'effrayer par l'apparition subite d'un éléphant, ordonna à ses gens d'en faire approcher un derrière une tapisserie, pendant que Fabricius s'entretiendrait avec lui. Quand tout fut disposé, à un signal donné, la tapisserie se leva, et l'animal, poussant tout à coup un cri horrible, suspendit sa trompe au-dessus de la tête de Fabricius. Mais celui-ci, sans s'émouvoir, sonrit et dit à Pyrrhus : " Votro bête ne m'effraye pas plus aujourd'hui que votre or ne m'a tenté hier.
Pyrrhus, plein d'admiration pour la vertu de Fabricins, l'engagea secrètement à abandonner sa patrie, et à demeurer avec lui, lui offrant même la quatrième partie de son royaume. Fabricius lui répondit : " Si vous me croyez homme de bien, pourquoi voulez-vous me corrompre ? et si au contraire, vous me croyez malhonnête homme, pourquoi désirez-vous m'avoir "? Une année s'étant écoulée, et tout espoir de paix entre Pyrrhus et les Romains s'étant évanoui,Fabricius, nommé consul, fut envoyé contre lui. Comme le consul et le roi avaient leur camp près l'un de l'autre, le médecin de Pyrrhus vint trouver Fabricius pendant la nuit, et lui promit, s'il lui offrait une récompense, de faire périr Pyrrhus par le poison. Fabricius ordonna qu'on le reconduisît garrotté vers son maître, et que l'on informât en même temps Pyrrhus des propositions que son médecin avait faites contre ses jours. On dit qu'alors le roi, transporté d'admiration, s'écria : " C'est bien là ce Fabricius qu'il serait plus difficile de détourner de la vertu que le soleil de son cours."
Fabricius, lors de son ambassade auprès de Pyrrhus, entendit raconter à Cineas qn'il y avait à Athènes un homme qui se donnait pour sage, et qui disait que toutes nos actions doivent se rapporter au plaisir; on dit que Fabricius s'écria alors : " Plaise aux dieux que nos ennemis soient persuadés de cette maxime, afin qu'ils puissent être vaincus plus facilement, quand ils seront livrés aux plaisirs !" Rien n'était plus éloigné de sa manière de vivre que le luxe et la volupté. Toute sa vaisselle d'argent consistait en une salière et une coupe pour les sacrifices, et encore cette coupe était-elle soutenue sur un pied de corne. Il mangeait auprès de son feu des racines et des herbes qu'il avait arrachées en nettoyant son champ, lorsque les députés des Samnites vinrent le trouver, et lui offrirent une grosse somme d'argent : " Tant que je pourrai commander à mes passions, répondit-il, je n'aurai que faire de cet argent; reportez-le à ceux qui en ont besoin."
Une grande différence de mœurs avait mis de la mésintelligence entre Fabricius et Rufin, de famille patricienne; en effet, le premier était désintéressé, et le second passait pour avare et rapace. Cependant, comme Rufin était très courageux et bon général et qu'on paraissait menacé d'une guerre longue et désastreuse, Fabricius conseilla de le nommer consul. Quelque temps après, Rufin le remercia de ce que, malgré leur division, il l'avait fait élever au consulat : " II n'y a pas, dit Fabricius, de quoi me remercier, si j'aime mieux être pillé qu'être vendu." Dans la suite, Fabricius, devenu censeur, le fit exclure du sénat, parce qu'il avait chez lui dix livres d'argenterie. Fabricius passa toute sa vie dans une honorable pauvreté, et ne laissa pas en mourant de quoi fournir aux dots de ses filles. Le sénat voulut leur tenir lieu de père, et les maria après les avoir dotées sur les deniers publics.
Manius Curius contra Samnites profectus eos ingenibus prœliis vicit. Romam regressus in contione ait "Tantum agri cepi, ut solitudo futura fuerit, nisi tantum hominum cepissem: tantum porro hominum cepi, ut fame perituri fuerint, nisi tantam agri cepissem." Ex tam opulenta victoris, adeo ditari noluit, ut quam a malevolis interversæ pecuniæ argueretur, gutto ligneo, quo uti ad sacrificia consueverat, in medium prolato juraverit se nihil amplius de præda hostili in domum suam intulisse. Legatis Samnitum aurum offerentibus, cum ipse rapas in foco torreret, "Malo, inquit, hæc in fictilibus meis esse, et aurum habentibus imperare." Agri captivi septena jugera populo viritim divisit: cumque ei senatus jugera quinquaginta assignaret, plus accipere noluit, quam singulis fuerat datum, dixitque malum esse civem, cui non idem quod aliis satis esse posset.
Postea Curius consul creatus adversus Pyrrhum missus est: cumque ea de causa delectum haberet, et juniores tædio belli nomina non darent, conjectis in sortem omnibus tribubus, primum nomen urna extractum citari jussit. Cum adolescens non responderet, bona ejus hastæ subjecit. Tunc ille ad tribunos plebis cucurrit, de injuria sibi facta graviter querens, eorumque opem implorans. At Curius et bona ejus et ipsum quoque vendidit, dixitque non esse reipublicæ opus eo cive qui parere nesciret: neque tribuni plebis adolescenti auxilio fuerunt; posteaque res in consuetudinem abiit, ut delectu rite acto qui militiam detractaret, in servitutem venderetur. Hoc terrore ceteri adacti nomina promptius dederunt.
His copiis Curius Pyrrhi exercitum cecidit, deque eo rege triumphavit. Insignem triumphum fecerunt quatuor elephanti cum turribus suis tum primum Romæ visi. Victus rex in Epirum reversus est; sed relicto in urbe Tarentina præsidio fidem sui reditus fecerat. Itaque cum bellum renovaturus putaretur, Manium Curium iterum consulem fieri placuit; sed inopinata mors regis Romanos metu liberavit. Pyrrhus enim, dum Argos oppugnat, urbem jam ingressus, a juvene quodam Argivo lancea leviter vulneratus est: mater adolescentis anus paupercula cum aliis mulieribus e tecto domus prœlium spectabat; quæ, cum vidisset Pyrrhum in auctorem vulneris suo magno impetu ferri, periculo filii sui commota protinus tegulam corripuit, et utraque manu in caput regis dejecit.
Manius Curius, étant parti contre les Samnitos, remporta sur eux de grandes victoires. De retour à Rome, il dit dans l'assemblée du peuple : " J'ai pris une si grande étendue de terrain, que ce serait une vaste solitude, si je n'avais pris autant d'hommes; et j'ai pris un si grand nombre d'hommes, qu'ils seraient morts de faim, si je n'avais pris autant de terrain." Il fut si éloigné de vouloir s'enrichir des fruits de sa victoire, qu'étant accusé par des malveillants d'avoir détourné à son profit l'argent des ennemis, il apporta un petit vase de bois dont il avait coutume de se servir pour les sacrifices, et jura que c'était là tout ce qu'il avait rapporté chez lui du butin fait sur l'ennemi. Les députés samnites lui offrirent de l'or, dans le moment où il faisait cuire des raves sur son foyer : " J'aime mieux, leur dit-il, manger ces raves dans mes plats de terre, et commander à ceux qui ont de l'or." Il distribua au peuple les terres qu'il avait prises, donnant sept arpents par tête; et comme le sénat lui en assignait cinquante, il ne voulut pas en recevoir plus qu'il n'en avait été donné à chaque particulier, et dit que celui qui ne se contentait pas de ce qui suffisait aux autres était un mauvais citoyen.
Dans la suite Curius, créé consul, fut envoyé contre Pyrrhus. Comme il faisait des levées pour cette expédition, et que les jeunes gens, ennuyés de la guerre, ne se faisaient pas inscrire, il fit tirer au sort toutes les tribus, et appeler celui dont le nom sortit le premier de l'urne. Celui-ci ne répondant pas, il fit mettre ses biens à l'encan. Le jeune homme courut aussitôt aux tribuns du peuple, se plaignant amèrement de l'injustice qui lui était faite, et implorant leur protection. Mais Curius, avec ses biens, vendit encore sa personne, disant que la république n'avait que faire d'un citoyen qui ne savait pas obéir. Les tribuns ne furent d'aucun secours au jeune homme; et il fut dès lors établi que, quand il se ferait une levée dans les formes, quiconque refuserait de servir, serait vendu comme esclave. Après ce terrible exemple, les autres jeunes gens s'empressèrent de s'enrôler.
Avec ces troupes, Curius tailla en pièces l'armée de Pyrrhus, et triompha ensuite de ce roi. Quatre éléphants avec leurs tours, spectacle que l'on voyait alors à Rome pour la première fois, rendirent ce triomphe remarquable. Le roi vaincu retourna en Epire; mais en laissant une garnison à Tarente, il avait fait croire qu'il reviendrait. Comme on s'attendait donc à le voir recommencer la guerre, on jugea à propos de nommer Manius Curius pour la seconde fois consul; mais la mort imprévue du roi rassura les Romains : Pyrrhus en effet au siège d'Argos, déjà, entré dans la place, fut blessé légèrement d'un coup de lance par un jeune Argien. La mère de ce jeune homme, qui était vieille et pauvre, regardait le combat du haut d'une maison avec d'autres femmes. Comme elle avait vu Pyrrhus fondre avec impétuosité sur l'auteur de sa blessure, alarmée du danger de son fils, elle saisit aussitôt une tuile, et la balançant de deux mains, la lança sur la tête du roi.
PRIMUM BELLUM PUNICUM APPIUS CLAUDIUS CAUDEX Appio Claudio consule cœptum est primum adversus Pœnos bellum. Cum Messanam Siciliæ urbem Carthaginienses et Hiero rex Syracusanus obsiderent, Appius Claudius ad Messanam liberandam missus est. Consul primo ad explorandos hostes nave piscatoria, trajecit fretum inter Italiam et Siciliam interjectum. Ad quem venerunt nuntii ab Hannone Pœnorum duce, hortantes ad pacem conservandam. Cum vero consul nullas conditiones admitteret, nisi Pœni ab oppugnatione desisterent, iratus Hanno exclamavit se non esse passurum Romanos vel manus in mari Siculo abluere. Non tamen potuit prohibere quin Claudius in Siciliam legionem traduceret, et Pœnos Messana, expelleret. Deinde Hiero apud Syracusas victus est. Qui eo periculo territus Romanorum amicitiam petiit, et in eorum societate postea constanter permansit.
Ce fut sous le consulat d'Appius Claudius que commença la première guerre punique. Les Carthaginois et Hiéron, roi de Syracuse, assiégeaient Messine, ville de Sicile; Appius Claudius fut envoyé au secours de cette place. D'abord le consul, pour reconnaître les ennemis, traversa, avec une barque de pêcheur, le détroit qui est entrel'Italie et la Sicile. Des députés vinrent le trouver de la part d'Hannon général des Carthaginois, pour l'engagera conserver la paix. Mais, le consul ne voulant accepter aucune condition que les Carthaginois ne se fussent désistés de leur entreprise, Hannon irrité s'écria qu'il ne souffrirait pas même que les Romains se lavassent les mains dans la mer de Sicile. Il ne put cependant pas empêcher Claudius de faire passer une légion en Sicile, et de chasser les Carthaginois de Messine. Hiéron fut ensuite vaincu près de Syracuse. Le roi, effrayé de ce danger, demanda l'amitié des Romains et leur demeura dans la suite toujours fidèle.
CAIUS DUILIUS Caius Duilius Pœnos navali prœlio primus devicit. Is cum videret naves Romanas a Punicis velocitate superari, manus ferreas, quas corvos vocavere, instituit. Ea machina Romanis magno usui fuit nam injectis illis corvis hostilem navem apprehendebant, deinde superjecto ponte in eam insiliebant, et gladio velut in pugna terrestri dimicabant; unde Romanis, qui robore præstabant facilis victoria fuit. Inter pugnandum triginta hostium naves captæ sunt, tredecim mersæ. Duilius victor Romam reversus est, et primus navalem triumphum egit. Nulla victoria Romanis gratior fuit, quod invicti terra jam etiam mari plurimum possent. Itaque Duilio concessum est ut per omnem vitam prælucente funali et præcinente tibicine a cena publice rediret.
Annibal dux classis Punicæ e navi, quæ jam capienda erat, in scapham saltu se demisit, et Romanorum manus effugit. Veritus autem ne in patria classis amissæ pœnas daret, civium offensam astutia avertit: nam ex illa infelici pugna priusquam cladis nuntius domum perveniret, quemdam ex amicis Carthaginem misit; qui curiam ingressus: Vos, inquit, consulit Annibal, cum dux Romanorum magnis copiis maritimis instructus advenerit, an cum eo confligere debeat? Acclamavit universus senatus: "Non est dubium quin confligendum sit." Tum ille: "Fecit, inquit, et victus est." Ita non potuerunt factum damnare quod ipsi fieri debuisse judicaverant. Sic Annibal victus crucis supplicium effugit: nam eo pœnæ genere dux, re male gesta, apud Pœnos afficiebatur.
Caius Duilius fut le premier qui vainquit les Carthaginois dans un combat naval. Voyant que les vaisseaux des Romains le cédaient en vitesse à ceux des ennemis, il imagina des orochets en fer, qu'on a appelés corbeaux. Cette machine fut d'un grand secours aux Romains : car, en lançant ces corbeaux, ils arrêtaient les vaisseaux ennemis; ils y sautaient ensuite, au moyen d'un pont volant, et là on combattait avec l'épée, comme sur terre. Ainsi la victoire devint facile aux Romains, qui étaient plus vigoureux. Il y eut, dans ce combat, trente vaisseaux pris et treize coulés. Duilius vainqueur revint à Rome, et le premier reçut les honneurs du triomphe naval. Aucune victoire ne fut plus agréable aux Romains, en ce que, invincibles sur terre, ils devenaient encore très puissants sur mer. Aussi accorda-t-on à Duilius, pour toute sa vie, le privilège d'être aux frais publics, précédé d'un flambeau et d'un joueur de flûte toutes les fois qu'il reviendrait de souper en ville.
Annibal, commandant la flotte carthaginoise, sauta de son vaisseau, qui allait être pris, dans une chaloupe, et échappa aux humains. Craignant d'être puni dans sa patrie pour la perte de sa flotte, il détourna avec adresse le ressentiment de ses concitoyens. En effet, avant que la nouvelle de sa défaite pût parvenir à Carthage, il y envoya un de ses amis, qui, étant entré dans le sénat, dit : " Comme le commandant de la flotte romaine s'est présenté avec de grandes forces, Annibal m'envoie vous demander s'il doit livrer bataille". Tout le monde s'écria : " II n'y a pas de doute qu'il doive livrer bataille. -- Il l'a fait, reprit alors l'envoyé, et il a été vaincu." Ainsi les sénateurs ne purent condamner un acte qu'ils avaient eux-mêmes jugé nécessaire. Ce fut ainsi qu' Annibal, vaincu, échappa au supplice de la croix dont était puni chez les Carthaginois tout général qui s'était laissé battre.
AULUS ATTILIUS CALATINUS Attilius Calatinus consul paucis navibus magnam Pœnorum classem superavit: sed postea cum temere exercitum in vallem iniquam duxisset, ab hostibus circumventus est. Romanos eximia virtus Calpurnii tribuni militum servavit. Is enim ad consulem accessit eique: "Censeo, inquit, jubeas milites quadringentos ire ad hanc rupem inter medios hostes editam atque asperam, eamque occupare. Futurum enim profecto est ut hostes properent ad occursandum nostris militibus, atque ita circa eam rupem atrox pugna fiat: at tu interea tempus habebis exercitus ex loco infesto educendi. Alia nisi hæc salutis via nulla est." Respondit consul: "Fidum quidem et providum hoc consilium videtur; sed quisnam erit qui ducat quadringentos illos milites ad eum locum?" - "Si alium, inquit Calpurnius, neminem reperis, me ad hoc consilium perficiendum uti potes. Ego hanc tibi et reipublicæ animam do."
Consul tribuno gratias egit et quadringentos milites dedit. Quos Calpurnius admonens quem in locum deduceret, et quo consilio: "Moriamur, inquit, commilitones, et morte nostra eripiamus ex obsidione circumventas legiones." Omnes nulla spe evadendi, sed amore laudis accensi proficiscuntur. Mirati sunt primo hostes eam militum manum ad se venire. Deinde ubi cognitum est eos ad illam rupem obtinendam iter intendere, adversus illos arma verterunt. Romani repugnant: fit prœlium diu anceps. Tandem superat multitudo: quadringenti omnes perfossi gladiis aut missilibus operti cadunt. Consul interim, dum ea pugna fit, se in loca edita et tuta subducit.
Virtuti par fuit Calpurnii fortuna: nam ita evenit ut, cum multis locis saucius factus esset, nullum tamen in capite vulnus acciperet. Inter mortuos multis confossus vulneribus, sed adhuc spirans inventus est: convaluit, sæpeque postea operam reipublicæ strenuam navavit. Ei merces egregii facinoris data est corona graminea, qua nulla nobilior corona fuit in præmium virtutis belliciæ apud populum terrarum principem, et quæ ab universo exercitu servato decerni solebat.
Le consul Atilius Calatinus défit, avec quelques vaisseaux, une flotte considérable de Carthaginois ; mais, par la suite, après avoir conduit imprudemment son armée dans un vallon dangereux, il fut enveloppé par les ennemis. Le courage étonnant de Calpurnius, tribun militaire, sauva les Romains. En effet, il alla trouver le consul, et lui dit : " Je suis d'avis que vous ordonniez à quatre cents hommes d'aller vers cette roche escarpée qui s'élève au milieu des ennemis, et de s'en emparer. Les ennemis ne manqueront pas de venir s'opposer à nos soldats; il s'engagera un combat sanglant autour de cette roche, et vous aurez le temps de tirer votre armée de ce lieu funeste : il n'y a pas d'autre moyen de la sauver. — Ce conseil, répondit le consul, annonce un citoyen fidèle et prévoyant ; mais quel est celui qui conduira ces quatre cents hommes vers cette roche? — Si vous ne trouvez personne, reprit Calpurnius, vous pouvez vous servir de moi pour l'exécution de ce projet. Ma vie, je vous la donne, à vous et à la république.
Le consul remercia le tribun et lui donna quatre cents hommes. Calpurnius leur fit connaître où il les menait, et dans quel dessein : " Compagnons, leur dit-il, mourons, et, par notre mort, délivrons les légions enveloppées. " Ils partent tous, sans espoir de revenir, mais enflammés du désir de la gloire. D'abord les ennemis furent surpris de voir marcher vers eux cette poignée de soldats ; quand ensnite ils s'aperçurent que leur dessein était de s'emparer de la roche, ils tournèrent leurs armes contre eux. Les Romains se défendent; la victoire est longtemps douteuse. Enfin le nombre l'emporte; les quatre cents soldats restent tous sur le champ de bataille, percés de coups d'épée ou couverts de traits. Pendant ce temps, le oonsul gagne les hauteurs, et se met en sûreté.
Le bonheur de Calpurnius répondit à son courage, car, quoique blessé en plusieurs endroits, il n'avait aucune blessure à la tête. On le trouva parmi les morts, criblé de coups, mais respirant encore. Il se rétablit, et, par la suite, rendit souvent de grands services à la république. Pour prix de sa belle action, on lui donna une couronne de gazon : c'était la plus honorable récompense qu'accordât à la valeur guerrière le peuple souverain de l'univers, et elle était ordinairement décernée par toute l'armée qui avait été sauvée.
MARCUS ATILIUS REGULUS Marcus Regulus Pœnos magna clade affecit. Tunc ad eum Hanno Carthaginiensis venit quasi de pace acturus, sed revera ut tempus traheret, donec novæ copiæ ex Africa advenirent. Is ubi ad consulem accessit, exortus est clamor, auditaque vox: idem huic faciendum esse quod paucis ante annis Cornelio Romano a Pœnis factum fuerat. Cornelius porro per fraudem veluti in colloquium evocatus a Pœnis comprehensus fuerat, et in vincula conjectus. Jam Hanno timere incipiebat, sed periculum callido dicto avertit. "Hoc vos, inquit, si feceritis, nihilo eritis Afris meliores." Consul tacere jussit eos qui par pari referri volebant, et conveniens gravitati Romanæ responsum dedit: "Isto te metu, Hanno, fides Romana liberat." De pace non convenit, quia nec Pœnus serio agebat, et consul victoriam quam pacem malebat.
Regulus deinde in Africam primus Romanorum ducum trajecit. Clypeam urbem et trecenta castella expugnavit: neque cum hominibus tantum, sed etiam cum monstris dimicavit. Nam cum apud flumen Bagradam castra haberet, anguis miræ magnitudinis exercitum Romanum vexabat: multos milites ingenti ore corripuit; plures caudæ verbere elisit; nonnullos ipso pestilentis halitus afflatu exanimavit. Neque is telorum ictu perforari poterat; quippe qui durissima squamarum lorica omnia tela facile repelleret. Confugiendum fuit ad machinas, et advectis balistis, tanquam arx quædam munita dejiciendus hostis fuit. Tandem saxorum pondere oppressus jacuit; sed cruore suo flumen et vicinam regionem infecit, Romanosque castra movere cœgit. Corium belluæ centum et viginti pedes longum Romam misit Regulus.
Regulo ob res bene gestas imperium in annum proximum prorogatum est. Quod ubi cognovit Regulus, scripsit senatui villicum suum in agello, quem septem jugerum habebat, mortuum esse, et servum occasionem nactum aufugisse ablato instrumento rustico, indeoque petere se ut sibi successor in Africam mitteretur, ne deserto agro non esset unde uxor et liberi alerentur. Senatus, acceptis litteris, res quas Regulus amiserat publica pecunia redimi jussit: agellum colendum locavit, et alimenta conjugi ac liberis præbuit. Regulus deinde crebris prœliis Carthaginiensium opes contudit, eosque pacem petere cœgit, quam cum Regulus nollet nisi durissimis conditionibus dare, illi a Lacedæmoniis auxilium petierunt.
Lacedæmonii Xantippum virum belli peritissimum Carthaginiensibus miserunt, a quo Regulus victus est ultima pernicie: duo tantum millia hominum ex omni Romano exercitu remanserunt: Regulus ipse captus, et in carcerem conjectus est. Deinde Romam de permutandis captivis dato jurejurando missus est, ut, si non impetrasset, rediret ipse Carthaginem: qui cum Romam venisset, inductus in senatum mandata exposuit, et primum ne sententiam diceret recusavit, causatus se, quoniam in hostium potestatem venisset, jam non esse senatorem. Jussus tamen sententiam aperire, negavit esse utile captivos Pœnos reddi, quia adolescentes essent et boni duces, ipse vero jam confectus senectute: cujus cum valuisset auctoritas, captivi retenti sunt.
Regulus deinde cum retineretur a propinquis et amicis, tamen Carthaginem rediit: neque vero tunc ignorabat se ad crudelissimum hostem et ad exquisita supplicia proficisci; sed jusjurandum conservandum putavit. Reversum Carthaginienses omni cruciatu necaverunt: palpebris enim resectis aliquandiu in loco tenebricoso tenuerunt; deinde cum sol esset ardentissimus, repente eductum intueri cælum cœgerunt; postremo in arcam ligneam incluserunt, in qua undique clavi præacuti eminebant. Ita dum fessum corpus, quocumque inclinaret, stimulis ferreis confoditur, vigiliis et dolore continuo extinctus est. Hic fuit Atilii Reguli exitus ipsa quoque vita, licet per maximam gloriam diu acta, clarior et illustrior.
Marcus Régulus avait fait essuyer aux Carthaginois une sanglante défaite. Hannon, leur général, vint alors le trouver, comme pour traiter de la paix, mais en effet pour gagner du temps, jusqu'à ce qu'il lui arrivât de nouvelles troupes de l'Afrique. Dès qu'il se fut présenté au conseil, il s'éleva un grand cri, et l'on entendit ces paroles : " Qu'il soit traité comme les Carthaginois ont traité, il y a quelques années, le Romain Cornélius." Or ce Cornélius, sous prétexte d'une conférence, avait été attiré perfidement par les Puniques; il fut arrêté et mis aux fers. Hannon craignait déjà le même sort ; mais, par une adroite repartie, il se tira du danger : " Si vous le faites, dit-il, vous ne vaudrez pas mieux que les Africains."Le consul imposa silence à ceux qui voulaient qu'on usât de représailles, et donna une réponse convenable à la gravité romaine : " Hannon, dit-il, la loyauté romaine vous délivre de cette crainte." Quant à la paix, on ne tomba pas d'accord, parce que le Carthaginois ne traitait pas de bonne foi et que le consul préférait la victoire à la paix.
paix.
Régulus fut le premier des généraux romains qui passa en Afrique. Il se rendit maître de la ville de Clypée et de trois cents châteaux forts, et eut à combattre non seulement avec les hommes, mais encore aveo les monstres. En effet, comme il était campé sur les bords du fleuve Bagrada, un serpent d'une grandeur prodigieuse désolait l'armée romaine : ce monstre dévora un grand nombre de soldats ; à coups de queue, il en écrasa un plus grand nombre encore, et en fit périr quelques-uns du souffle seul de son haleine empoisonnée. Les traits ne pouvaient rien sur lui. Ses écailles très dures formaient une cuirasse qui les repoussait. Il fallut recourir aux machines de guerre, et, pour renverser cet ennemi, faire avancer des balistes, comme contre une citadelle fortifiée. Enfin, il resta accablé sous le poids des pierres ; mais, de son sang, il infecta le fleuve et la contrée voisine, et obligea les Romains à décamper. Regulus envoya sa peau à Rome : elle avait cent vingt pieds de long.
Le commandement fut prorogé à Regulus pour l'année suivante, à cause de ses brillants succès. Dès que Regulus l'eut appris, il écrivit au sénat que le fermier de sa petite terre, qui était de sept arpents, venait de mourir, et que le valet de ce fermier, profitant de l'occasion, s'était enfui, emportant avec lui les instruments aratoires; il demandait donc qu'on lui envoyât un successeur en Afrique, de peur que, son champ restant sans, culture, il n'eût pas de quoi nourrir sa femme et ses enfants. Le sénat, après la lecture de cette lettre, fit remplacer, aux frais, de la république, les objets que Regulus avait perdus, afferma son champ, et pourvut à la subsistance de sa femme et de ses enfants. Regulus affaiblit ensuite les Carthaginois par un grand nombre de défaites, et les réduisit à demander la paix ; mais comme il ne la leur voulut accorder qu'à des conditions très dures, ils implorèrent le secours des Lacédémoniens.
Les Lacédémoniens envoyèrent aux Carthaginois Xantippe, général très expérimenté, qui remporta sur Regulus la victoire la plus complète. Il ne resta que deux mille hommes de toute l'armée romaine; Regulus lui-même fut fait prisonnier, et jeté dans les fers. Il fut ensuite envoyé à Rome pour traiter de l'échange des prisonniers; mais il jura auparavant que, s'il ne l'obtenait pas, il reviendrait à Carthage. Arrivé à Rome, et introduit dans le sénat, il exposa la mission dont il était chargé et refusa d'abord de dire son avis, alléguant que, puisqu'il était tombé au pouvoir des ennemis, il n'était plus sénateur. Cependant, pressé par le sénat de dire ce qu'il pensait dans cette circonstance, il dit qu'il n'était pas avantageux de rendre les prisonniers carthaginois, qui étaient de bons capitaines et à la fleur de leur jeunesse, tandis que lui, au contraire, était épuisé de vieillesse. Son autorité ayant prévalu, les prisonniers furent retenus. Regulus retourna ensuite à Carthage, malgré les instances de ses proches et de ses amis : il n'ignorait pas cependant que c'était se mettre entre les mains d'un ennemi cruel, et marcher aux supplices les plus barbares; mais il crut devoir être fidèle à son serment.
Quand il fut de retour, les Carthaginois le firent mourir à force de tourments. En effet, après lui avoir coupé les paupières, ils le tinrent quelque temps renfermé dans un endroit ténébreux; puis, l'en retirant tout à coup, dans le moment où le soleil était le plus ardent, ils le forcèrent de regarder le ciel; enfin, ils l'enfermèrent dans un coffre de bois, entièrement hérissé de pointes aiguës. Ainsi, de quelque côté qu'il penchât son corps affaissé, il se sentait percé par des pointes de fer ; il succomba à des veilles et à des douleurs non interrompues. Telle fut la fin d'Atilius Regulus, fin plus illustre et plus éclatante encore que sa vie, qui cependant avait été longue et glorieuse.
APPIUS CLAUDIUS PULCHER Appius Claudius vir stultæ temeritatis, consul adversus Pœnos profectus est. Priorum ducum consili palam reprehendebat, seque, quo die hostem vidisset bellum perfecturum esse jactitabat. Antequam navale prœlium committeret, auspicia habuit: cumque pullarius ei nuntiasset pullos non exire e cavea neque vesci irridens jussit eos in aquam mergi, ut saltem biberent, quoniam esse nollent. Quo facto militum animos vana religio incessit: commisso deinde prœlio, magna clades a Romanis accepta est; quorum octo millia cæsa sunt, viginti millia capta. Quare Claudius a populo condemnatus est: ea res calamitati fuit etiam Claudiæ consulis sorori; nam cum illa a ludis publicis rediens turba premeretur, dixit: "Utinam frater meus viveret, classemque iterum duceret," significans optare se ut nimis magna civium frequentia minueretur. Ob istam vocem impiam Claudia quoque damnata est.
Le consul Appius Claudius, homme d'une folle témérité, marcha contre les Carthaginois. Il oondamnait ouvertement la conduite de ses prédécesseurs et se vantait de terminer la guerre le jour même qu'il verrait l'ennemi. Avant délivrer un combat naval, il prit les auspices : celui qui avait soin des poulets sacrés lui ayant dit qu'ils ne voulaient ni sortir de leur cage, ni prendre de la nourriture, il ordonna en riant de les plonger dans l'eau, afin qu'ils bussent du moins, s'ils ne voulaient pas manger. Cette dérision remplit d'un vain scrupule l'esprit des soldats ; le combat s'étant ensuite livré, les Romains essuyèrent une sanglante défaite ; huit mille d'entre eux furent tués, et vingt mille faits prisonniers. Claudius fut condamné par le peuple. Le malheur du consul rejaillit sur Claudia, sa sœur : car un jour qu'au sortir des jeux publics elle était pressée par la foule : " Plût aux dieux, dit-elle, que mon frère vécût encore et qu'il commandât une seconde flotte !" Claudia faisait entendre par là qu'elle désirait que le trop grand nombre des citoyens diminuât. Pour cette parole impie, elle fut aussi condamnée.
CAIUS LUTATIUS Caius Lutatius consul finem primo bello Punico imposuit. Ei in Siciliam advenienti nuntiatum est maximam classem Pœnorum ex Africi venire: erant autem quadringentæ naves onustæ commeatu quem ad exercitum portabant, cui in Sicilia præerat Amilcar Carthaginiensis. Dux classis Hanno nobilis Pœnus cui animus erat naves onere levare, easque deinde acceptis ab Amilcare delectis viris complere. At Lutatius optimum ratus prævertere Hannonis adventum, et cum classe gravi suisque oneribus impedita confligere, adversus eum ad Ægates insulas cursum intendit: nec longa fuit victoriæ mora; nam omnes Carthaginiensium naves brevi aut captæ aut depressæ sunt. Ingens fuit præda: Pœni victi pacem postularunt, quæ eis hac conditione concessa est, ut omnibus insulis quæ sunt inter Italiam et Africam decederent, et certum populo Romano vectigal per viginti annos penderent.
Le consul Caius Lutatius mit fin à la première guerre punique. A son arrivée en Sicile, on lui annonça qu'il était parti de l'Afrique une flotte carthaginoise très-considérable ; c'étaient quatre cents navires chargés de vivres destinés pour l'armée qu'Hamilcar commandait en Sicile. Cette flotte était conduite par Hannon, Carthaginois distingué, qui se proposait de décharger ses navires, et de les remplir ensuite de troupes choisies que devait lui donner Hamilcar; mais Lntatius, jugeant qu'il lui était avantageux de prévenir l'arrivée d'Hannon et d'attaquer une flotte pesante et embarrassée de sa charge, se dirigea contre lui, et le joignit vers les îles Egates. La victoire fut bientôt décidée, et tous les vaisseaux carthaginois furent pris ou coulés à fond. Le butin fut immense, les vaincus demandèrent la paix, qui leur fut accordée à condition qu'ils évacueraient toutes les îles situées entre l'Italie et l'Afrique, et que pendant vingt ans ils payeraient au peuple romain un tribut déterminé.
SECUNDUM BELLUM PUNICUM QUINTUS FABIUS MAXIMUS Annibal, Amilcaris filius, novem annos natus, a patre aris admotus, odium in Romanos perenne juravit. Quæ res maxime videtur concitasse secundum bellum Punicum. Nam, Hamilcare mortuo, Annibal causam belli quærens, Saguntum, urbem Romanis fœderatam, evertit. Quapropter Roma missi sunt Carthaginem legati, qui populi Romani querimonias deferrent, et Annibalem mali auctorem sibi dedi postularent. Tergiversantibus Pœnis, Quintus Fabius legationis princeps, sinu ex toga facto: "Hic ego, inquit, porto bellum pacemque; utrum placet, sumite." Pœnis bellum succlamantibus, Fabius, excussa toga, bellum dare se dixit. Pœni accipere se responderunt, et quo acciperent animo, eodem se gesturos.
Annibal, superatis Pyrenæi et Alpium jugis, in Italiam venit. Publium Scipionem apud Ticinum amnem, Sempronium apud Trebiam, Flaminium apud Trasimenum profligavit. Adversus hostem toties victorem missus, Quintus Fabius dictator, Annibalis impetum mora fregit; namque pristinis edoctus cladibus, belli rationem mutavit. Per loca alta exercitum ducebat, neque ullo loco fortunæ se committebat: castris, nisi quantum necessitas cogeret, tenebatur miles. Dux neque occasioni rei bene cogeret gerendæ deerat, si qua ab hoste daretur, neque ullam ipse hosti dabat. Frumentatum exeunti Annibali opportunus aderat, agmen carpens, palentes excipiens. Ita ex levibus prœliis superior discessit, militemque cœpit minus jam aut virtutis suæ aut fortunæ pœnitere.
His artibus Annibalem Fabius in agro Falerno incluserat; sed ille callidus sine ullo exercitus detrimento se expedivit. Nempe arida sarmenta boum cornibus alligavit, eaque principio noctis incendit: metus flammæ relucentis ex capite boves velut stimulatos furore agebat. Hi ergo accensis cornibus per montes, per silvas huc illuc discurrebant. Romani, qui ad speculandum concurrerant, miraculo attoniti constiterunt: ipse Fabius insidias esse ratus, militem extra vallum egredi vetuit. Interea Annibal ex angustiis evasit. Dein Annibal, ut Fabio apud suos crearet invidiam, agrum ejus, omnibus circa vastatis, intactum reliquit; at Fabius omnem ab se suspicionem propulsavit : nam eumdem agrum vendidit, ejusque pretio captivos Romanos redemit.
Haud grata tamen erat Romanis Fabii cunctatio; eumque pro cauto timidum, pro considerato segnem vocitabant. Augebat invidiam Minucius magister equitum dictatorem criminando illum in ducendo bello tempus terere, quo diutius in magistratu esset, solusque et Romæ et in exercitu imperium haberet. His sermonibus accensa plebs dictarori magistrum equitum imperio æquavit. Quam injuriam æquo animo tulit Fabius, exercitumque suum cum Minucio divisit. Cum postea Minucius temere prœlium commisisset, ei periclitanti auxilio venit Fabius. Cujus subito adventu compressus Annibal receptui cecinit, palam confessus abs se Minucium, a Fabio se victum esse. Eum quoque ex acie redeuntem dixisse ferunt: "Nubes ista quæ sedere in jugis montium solebat, tandem cum procella imbrem dedit." Minucius periculo liberatus Fabium, cui salutem debebat, patrem appellavit, eique deinceps parere non abnuit.
Postea Annibal Tarento per proditionem potitus est. In eam rem tredecim fere juvenes nobiles Tarentini conspiraverant. Hi nocte per speciem venandi urbe egressi ad Annibalem, qui haud procul castra habebat, venerunt. Eos laudavit Annibal, monuitque ut redeuntes pascentia Carthaginiensium pecora ad urbem agerent, et prædam veluti ex hoste factam præfecto et custodibus portarum donarent. Id iterum sæpiusque ab eis factum, eoque consuetudinis adducta res est, ut quocumque noctis tempore dedissent signum, porta urbis aperiretur. Tunc Annibal eos nocte media cum decem millibus hominum delectis secutus est. Ubi portæ appropinquarunt, nota juvenum vox vigilem excitavit. Duo primi inferebant aprum vasti corporis. Vigil incautus, dum belluæ magnitudinem miratur, venabulo occisus est. Ingressi Pœni ceteros vigiles sopitos obtruncant. Tum Annibal cum suo agmine ingreditur. Romani passim trucidantur. Livius Salinator Romanorum præfectus, cum eis, qui cædi superfuerant, in arcem confugit.
Profectus igitur Fabius ad recipiendum Tarentum, urbem obsidione cinxit. Romanos plurimum adjuvit res levis momenti. Præfectus præsidii Tarentini deperiebat amore mulierculæ cujus frater in exercitu Fabii erat. Miles, jubente Fabio, pro perfugi Tarentum transiit, ac per sororem præfecto conciliatus, eum ad tradendam urbem perpulit. Fabius vigilia prima accessit ad eam partem muri quam præfectus custodiebat. Eo adjuvante, Romani muros inscenderunt. Inde proxima porta refracta Fabius cum exercitu intravit. Annibal, auditi Tarenti oppugnatione, ad opem ferendam festinavit; cumque ei esset nuntiatum urbem captam esse. "Et Romani, inquit, suum Annibalem habent: eadem qua ceperamus, arte Tarentum amisimus." Cum postea Livius Salinator coram Fabio gloriaretur quod arcem Tarentinam retinuisset, diceretque eum sua opera Tarentum recepisse. "Certe, respondit Fabius, Tarentum nunquam recepissem nisi tu perdidisses."
Quintus Fabius jam senex filio suo consuli legatus fuit; cumque in ejus castra veniret, filius obviam patri progressus est; duodecim lictores pro more anteibant. Equo vehebatur senex, nec appropinquante consule descendit. Jam ex lictoribus undecim verecundia paternæ majestatis taciti præterierant. Quod cum consul animadvertisset, proximum lictorem jussit inclamare Fabio patri ut ex equo descenderet. Pater tum desiliens: "Non ego, fili, inquit, tuum imperium contempsi, sed experiri volui an scires consulem agere." Ad summam senectutem vixit Fabius Maximus, dignus tanto cognomine. Cautior quam promptior habitus est; sed insita ejus ingenio prudentia, bello quod tum gerebatur, aptissima erat. Nemini dubium est quin rem Romanam cunctando restituerit.
Annibal, fils d'Amilcar, fut, à l'âge de neuf ans, conduit par son père au pied des autels, et jura aux Romains une haine éternelle. Cette haine paraît avoir été la principale cause de la seconde guerre punique. En effet, après la mort d'Amilcar, Annibal, cherchant un prétexte de guerre, détruisit Sagonte, ville alliée des Romains. Des ambassadeurs furent donc envoyés à Carthage pour y porter les plaintes du peuple romain, et pour demander qu'on leur livrât Annibal, l'auteur de tout le mal. Les Carthaginois no donnant aucune réponse positive, Quintus Fabius, chef de l'ambassade, fit un pli avec le pan de sa robe et dit : " Je porte ici la guerre ou la paix; choisissez celle des deux que vous voudrez.— La guerre ! " s'écrièrent les Carthaginois. Alors Fabius, secouant sa robe, dit qu'il leur donnait la guerre. Les Carthaginois répondirent qu'ils l'acceptaient et qu'ils mettraient autant d'ardeur à la faire qu'ils en avaient à la recevoir.
Annibal, après avoir franchi les Pyrénées et les Alpes, arriva en Italie. Il battit Publius Scipion près du fleuve Tésin, Sempronius près de la Trébie, et Flaminius près du lac Trasimène. Quintus Fabius, envoyé, en qualité de dictateur, contre un ennemi tant de fois victorieux, arrêta, en temporisant, l'impétuosité d'Annibal; car, instruit par les défaites de ses prédécesseurs, il changea de tactique. Il conduisait son armée par les hauteurs, et ne se confiait jamais à la fortune : le soldat ne sortait du camp que lorsque la nécessité l'y forçait. Le général ne manquait pas de profiter de tous les avantages que l'ennemi pouvait lui offrir, et, de son côté, ne lui en laissait prendre aucun. Si Annibal allait faire des provisions, Fabius se trouvait là fort à propos, harcelait sa marche, enlevait ses soldats dispersés. Il obtint ainsi des avantages dans différentes escarmouches, et le soldat commença à ne plus regretter son courage ni sa fortune (à la guerre).
C'est par ces moyens que Fabius avait renfermé Annibal dans le territoire de Falerne ; mais le rusé Carthaginois sut en sortir sans aucune perte. En effet, il fit attacher des sarments secs aux cornes d'un grand nombre de bœufs, et y mit le feu au commencement de la nuit. La crainte de la flamme qui brûlait sur leurs têtes rendait ces animaux furieux. Les cornes enflammées, ils couraient ça et là sur les montagnes et à travers les forêts. Les Romains, accourus pour voir ce qui se passait, s'arrêtèrent frappés de ce prodige. Fabius lui-même, persuadé que c'était un piège, défendit aux soldats de sortir des retranchements. Pendant ce temps, Annibal se tira des défilés où il était. Ensuite, pour exciter contre Fabius la haine de ses concitoyens, il laissa son champ intact au milieu de toutes les terres qu'il avait ravagées. Mais Fabius, pour repousser tout soupçon, vendit ce même champ, et en employa le prix au rachat des prisonniers romains.
Cependant on n'approuvait pas à Rome la sage lenteur de Fabius. Sa prudence passait pour timidité, et sa circonspection pour faiblesse. Le général de la cavalerie, Minucius, augmentait encore la haine contre Fabius, en l'accusant de traîner la guerre en longueur pour rester plus longtemps en charge et jouir seul de l'autorité à Rome et à l'armée. Animé par ces discours, le peuple donna au général de la cavalerie un pouvoir égal à celui du dictateur. Fabius souffrit cette injure sans se plaindre, et partagea son armée avec Minucius. Quelque temps après, celui-ci ayant imprudemment livré bataille et se trouvant en danger, Fabius vint à son secours. Arrêté par l'arrivée soudaine du dictateur, Annibal fit sonner la retraite, et dit tout haut qu'il avait vaincu Minucius, mais qu'il avait été vaincu par Fabius. On rapporte qu'il ajouta encore en revenant du combat : " Cette nuée qui avait coutume de se fixer sur le sommet des montagnes, a enfin crevé et donné une pluie mêlée d'orage." Minucius, délivré de ce danger, salua du nom de père Fabius, à qui il était redevable de sa conservation, et ne refusa plus de lui obéir.
Annibal se rendit ensuite maître de Tarente par trahison. Treize jeunes Tarentins environ, des premières familles, s'étaient concertés à cet effet. Étant sortis de la ville pendant la nuit, sous prétexte d'aller chasser, ils vinrent trouver Annibal, qui était campé dans le voisinage. Annibal les loua, et les engagea à pousser devant eux, en rentrant dans la ville, les troupeaux des Carthaginois qui paissaient dans la campagne, et à les livrer au commandant de la place et à ceux qui gardaient les portes, comme un butin fait sur l'ennemi. Les jeunes gens le firent plusieurs fois, et l'on s'y accoutuma si bien qu'à quelque heure qu'ils donnasent le signal, la porte de la ville leur était ouverte. Alors Annibal, au milieu d'une nuit, les suivit avec dix mille hommes d'élite. Dès qu'ils furent près de la porte, la voix connue des jeunes gens appela la sentinelle. Les deux premiers portaient un sanglier de belle taille. La sentinelle, qui, sans défiance, admire la grosseur de l'animal, est tuée d'un coup d'épieu. Les Carthaginois entrent aussitôt, et égorgent les autres gardes endormis. Alors Annibal s'avance avec toute sa troupe. Les Romains sont massacrés de toutes parts. Livius Salinator, leur commandant, se retire dans la citadelle avec ceux qui avaient échappé au carnage. Fabius se mit donc en marche pour reprendre Tarente, et investit cette ville. Une chose peu importante en elle-même fut d'un grand secours aux Romains. Le commandant de la garnison de Tarente aimait éperdument une femme dont le frère servait dans l'armée de Fabius. Ce soldat, par ordre du dictateur, passa à Tarente comme transfuge, et, s'étant lié avec le commandant par le moyen de sa sœur, il l'engagea à livrer la ville. Fabius, à la première veille la nuit, s'avança vers la partie du mur que gardait le commandant. Avec l'aide de ce dernier, le mur fut bientôt escaladé. Ensuite Fabius brisa la porte voisine, et entra avec son armée. Annibal, à la nouvelle du siège de Tarente, se hâta de marcher à son secours, et quand on lui eut annoncé que la ville était prise : " Les Romains, dit-il, ont aussi leur Annibal. Nous avons perdu Tarente de la même manière que nous l'avions prise. " Quelque temps après, Livius Salinator, se glorifiant, en présence de Fabius, d'avoir conservé la citadelle de Tarente, et disant que c'était grâce à lui que le dictateur avait repris la ville : " Assurément, répondit Fabius, si vous ne l'aviez pas perdue, je ne l'aurais jamais reprise."
Quintus Fabius, dans sa vieillesse, servit de lieutenant à son fils, qui était consul ; et comme il se rendait au camp, son fils vint au-devant de lui, précédé, selon l'usage, de douze licteurs. Le vieillard était à oheval, et ne descendit pas à l'approche du consul. Déjà onze licteurs avaient passé outre sans rien dire, par respect pour la dignité paternelle. Le consul, s'en étant aperçu, ordonna au licteur qui se trouvait le plus près de lui de crier à Fabius, son père, de descendre de cheval. Le père descendit : " Mon fils, dit-il, je n'ai pas méconnu ton autorité ; mais j'ai voulu voir si tu savais te conduire en consul." Fabius, surnommé Maximus, et toujours digne d'un si beau nom, parvint à une extrême vieillesse. On l'a toujours regardé comme un général plus prudent qu'actif; mais cette prudence, qui était dans son caractère, était très propre à la guerre qn'on avait alors à soutenir. Personne ne doute qu'il n'ait, en temporisant, rétabli les affaires de Rome.
PAULUS ÆMILIUS ET TERENTIUS VARRO Annibal in Apuliam pervenerat. Adversus eum Roma profecti sunt duo consules Paulus Æmilius et Terentius Varro. Paulo solers Fabii cunctatio magis placebat. Varro autem ferox et temerarius acriora sequebatur consilia.Ambo apud vicum, qui Cannæ appellabatur, castra posuerunt. lbi insitam Varronis te meritatem fortuna aliquo levium prœliorum successis aluerat: itaque invito collega aciem instruxit et signum pugnæ dedit. Victus cæsusque est Romanus exercitus. Nusquam graviori vulnere afflicta est respublica. Paulus Æmilius telis obrutus cecidit: quem cum media in pugna oppletum cruore conspexit quidam tribunus militum: "Cape, inquit, hunc equum, et fuge, Æmili. Quin tu potius, respondit Paulus, abi, nuntia patribus ut urbem muniant, ac priusquam hostis victor adveniat, præsidiis firment: tu me patere in hac militum meorum strage expirare." Alter consul cum paucis equitibus fugit.
Annibali victori cum ceteri gratularentur, suaderentque ut quietem ipse sumeret, et fessis militibus daret, unus ex ejus præfectis Maharbal, minime cessandum ratus, Annibalem hortabatur ut statim Romam pergeret, die quinto victor in Capitolio epulaturus. cumque Annibali illud consilium non probaretur, Maharbal adjecit : "Vincere scis, Annibal, sed victoria uti nescis." Mora hujus diei satis creditur saluti fuisse urbi et imperio. Postero die, ubi primum illuxit, ad spolia legenda Pœni insistunt. Jacebant tot Romanorum millia ut missi fuerint Carthaginem tres modii annulorum, qui ex digitis equitum et senatorum detracti fuerant. Dein Annibal in Campaniam divertit, cujus deliciis et ipse et exercitus ardor elanguit.
Numquam tantum pavoris Romæ fuit, quantum ubi acceptæ cladis nuntius advenit. Neque tamen ulla pacis mentio facta est; imo Varroni calamitatis auctori obviam itum est, et gratiæ ab omnibus ordinibus actæ, quod de republica non desperasset: qui si Carthaginiensium dux fuisset, temeritatis pœnas omni supplicio dedisset. Dum Annibal Capuæ segniter et otiose ageret, Romani interim respirare cœperunt. Arma non erant; detracta sunt templis et porticibus vetera hostium spolia. Egebat ærarium: opes suas senatus libens in medium protulit, patrumque exemplum imitati sunt equites. Deerant milites: nomina dederunt quidam adhuc prætextati, id est, juniores annis septemdecim, qui satis virium ad ferenda arma habere videbantur: empti sunt publice et armati servi. Id magis placuit quam captivos, licet minore pretio, redimere.
Cum Annibal redimendi sui copiam captivis Romanis fecisset, decem ex ipsis Romam ea de re missi sunt; nec pignus aliud fidei ab eis postulavit Annibal, quam ut jurarent, se, si non impetrassent, in castra redituros. Eos senatus non censuit redimendos cum id parva pecunia fieri potuisset, ut militibus Romanis insitum esset aut vincere aut mori. Unus ex eis legatis e castris egressus, velut aliquid oblitus paulo post reversus fuerat in castra, deinde comites ante noctem assecutus fuerat. Is ergo, re non impetrata, domum abiit. Reditu enim in castra se liberatum esse jurejurando interpretabatur. Quod ubi innotuit, jussit senatus illum comprehendi, et vinctum duci ad Annibalem. Ea res Annibalis audaciam maxime fregit, quod senatus populusque Romanus rebus afflictis tam excelso esset animo.
Annibal avait pénétré dans l'Apulie. Les deux consuls Paul Emile et Terentius Varron partirent de Rome contre lui. Paul Emile voulait imiter la sage lenteur de Fabius ; mais Varron, homme bouillant et téméraire, se proposait de mener la guerre plus activement. Ils campèrent tous deux près d'un bourg appelé Cannes. Là quelques succès d'escarmouches avaient entretenu la témérité naturelle à Varron: aussi, malgré son collègue, il rangea l'armée en bataille, et donna le signal du combat. L'armée romaine fut vaincue et taillés en pièces. Jamais la république ne reçut un coup plus terrible. Paul Emile périt accablé d'une grêle de traits ; un tribun militaire qui le vit sur le champ de bataille, tout couvert de sang, lui dit : " Emile, prenez ce cheval, et fuyez. — Prends-le plutôt toi-même, répondit le consul, et cours annoncer au sénat qu'il se hâte de fortifier la ville, et de l'entourer de troupes avant l'arrivée du vainqueur; laisse-moi expirer au milieu de mes soldats massacrés." L'autre consul se sauva avec quelques cavaliers.
Tandis qu'on félicitait Annibal de sa victoire, et qu'on lui conseillait de prendre lui-même du repos, et d'en donner à ses soldats fatigués , un de ses lieutenants, nommé Maharbal, persuadé qu'il n'y avait pas un moment à perdre, l'engageait à marcher aussitôt sur Rome, lui promettant que dans cinq jours il souperait au Capitole. Comme Annibal n'approuvait pas ce conseil, Maharbal ajouta : " Vous savez vaincre, Annibal, mais vous ne savez pas user de la victoire." On croit assez que ce retard sauva en ce jour Rome et l'empire. Le lendemain, dès qu'il fit jour, les Carthaginois s'arrêtèrent à recueillir les dépouilles. Tant de milliers de Romains étaient restés étendus sur le champ de bataille, qu'on envoya à Carthage trois boisseaux des anneaux d'or qui avaient été enlevés des doigts des chevaliers et des sénateurs. Annibal passa ensuite dans là Campanie, dont les délices énervèrent bientôt le général et son armée.
Jamais Rome n'éprouva une aussi grande frayeur que quand elle reçut la nouvelle de la défaite qu'elle venait d'essuyer. Cependant on n'y parla pas de paix ; bien plus, on alla au-devant de Varron, l'auteur de ce désastre, et tous les ordres de l'Etat le remercièrent de ce qu'il n'avait pas désespéré de la chose publique ; tandis que, s'il eût été général des Carthaginois, il aurait expié sa témérité par les plus cruels supplices. Pendant qu'Annibal vivait à Capoue dans l'inaction et dans la mollesse, les Romains commencèrent à respirer. Il n'y avait plus d'armes : on détacha des temples et des portiques les anciennes dépouilles des ennemis. Le trésor public était épuisé : les sénateurs apportèrent de grand cœur tout ce qu'ils possédaient et les chevaliers suivirent leur exemple. On manquait de soldats : il s'enrôla des jeunes gens encore revêtus de la robe prétexte, c'est-à-dire qui n'avaient pas dix-sept ans, mais qui paraissaient assez forts pour porter les armes. On acheta et on arma des esclaves aux frais de la république. On aima mieux prendre ce parti que de racheter les prisonniers, qui eussent moins coûté.
Annibal ayant donné aux prisonniers romains la faculté de se faire racheter, dix d'entre eux furent envoyés à Rome, et Annibal n'exigea d'eux d'autre gage de leur bonne foi que leur serment de revenir au camp, s'ils n'obtenaient pas leur rachat. Le sénat ne crut pas devoir les racheter, quoiqu'il eût pu le faire pour une modique rançon, afin que les soldats romains fussent bien pénétrés de cette maxime : vaincre ou mourir. Un de ces envoyés, peu après être sorti du camp, y était rentré, comme s'il eût oublié quelque chose, puis il avait rejoint ses compagnons avant la nuit. Après le refus du sénat, il s'en alla chez lui, car il prétendait que, puisqu'il était rentré dans le camp, il se trouvait affranchi de son serment. Dès que le sénat en fut informé, il le fit arrêter, garrotter et reconduire à Annibal. Ce général rabattit beaucoup de son audace en voyant que le sénat et le peuple romain conservaient encore tant d'élévation dans leurs malheurs.
MARCUS CLAUDIUS MARCELLUS Claudius Marcellus prætor Annibalem vinci posse primus docuit. Cum enim ad Nolam Annibal accessisset, spe urbis per proditionem recipiendæ, Marcellus instructa ante urbis portam acie cum eo conflixit, et Pœnos fudit. Pulsus Annibal exercitum ad Caslilinum parvam Campaniæ urbem duxit. Parvum erat in ea præsidium et tamen penuria frumenti efficiebat ut nimium hominum esse videretur. Annibal primo cives verbis benignis ad portas aperiendas cœpit allicere: deinde cum in fide Romana perstarent, moliri portas el claustra refringere parat. Tam ex urbe ingenti cum tumultu erumpunt cohortes duæ intus instructæ, stragemque Pœnorum faciunt. Pudor Annibalem ab incœpto avertit. Italique relicto circa Casilinum præsidio ne omissa res videretur, ipse in hiberna Capuam concessit, partemque majorem hiemis exercitum in tectis habuit.
Mitescente jam hieme, Annibal Casilinum rediit, ubi obsidio continuata oppidanos ad ultimum inopiæ adduxerat. Marcellum cupientem obsessis ferre auxilium Vulturnus amnis inflatus aquis tenebat; at Gracchus, qui cum equitatu Romano Casilino assidebat, farre ex agris undique convecto complura dolia implevit, deinde nuntium ad magistratum Casilinum misit, ut exciperet dolia quæ amnis deferret. Insequenti nocte dolia medio missa amne defluxerunt. Æqualiter inter omnes frumentum divisum: id postero quoque die ac tertio factum est. Re detecta, Annibal, catena per medium flumen injecta, intercepit dolia. Tum nuces a Romanis sparsæ, quæ aqua defluente Casilinum deferebantur, et cratibus excipiebantur. Eo commeatu sociorum necessitas aliquandiu sublevata est.
Postremo ad id ventum est inopiæ, ut Casilinates lora manderent detractasque scutis pelles, quas fervida molliebant aqua, nec muribus aliove animali abstinuerunt. Quidam ex his avarus murem captum maluit ducentis denariis vendere, quam eo ipse vesci, leniendæ famis gratia. Utrique venditori nempe et emptori sors merita obtigit : nam avaro fame consumpto non licuit sua pecunia frui; emptor vero cibo comparato vixit. Tandem omne herbarum radicumque genus infimis aggeribus muri eruerunt; et cum hostes locum exarassent, Casilinates raporum semen injecerunt. Miratus Annibal exclamavit: Eone, usque dum ea nascantur, ad Casilinum sessurus sum! Et qui nullam antea pactionem auribus admiserat, tum demum æquas deditionis conditiones non repudiavit.
Postea cum Sicilia a Romanis ad Pœnos defecisset, Marcellus consul creatus Syracusas, urbem Siciliæ nobilissimam, oppugnavit. Diuturna fuit obsidio; nec eam nisi post tres annos cepit Marcellus. Item confecisset celerius nisi unus homo ea tempestate Syracusis fuisset. Is erat Archimedes, mirabilis inventor machinarum, quibus omnia Romanorum opera brevi disturbabat. Captis Syracusis, Marcellus eximia hominis prudentia delectatus, ut capiti illius parceretur edixit. Archimedes, dum in pulvere quasdam formas describeret attentius, patriam suam captam esse non senserat. Miles prædandi causa a in domum ejus irrupit, et minantis voce quisnam esset eum interrogavit. Archimedes propter cupiditatem illud investigandi quod requirebat, non respondit. Qua propter a, milite obtruncatus est. Ejus mortem ægre tulit Marcellus, sepulturæque curam habuit.
Marcellus, recepta Sicilia, cum ad urbem venisset, postulavit ut sibi triumphanti Romam inire liceret. Id non impetravit; sed tantum ut ovans ingrederetur. Pridie injussu senatus in monte Albano triumphavit; inde ovans multam præ se prædam in urbem intulit. Cum simulacro captarum Syracusarum perlata sunt multa urbis ornamenta, nobiliaque signa quibus abundabant Syracusæ; quæ omnia ad ædem Honoris atque Virtutis contulit; nihil in suis ædibus, nihil in hortis posuit. In sequenti anno iterum Annibalem missus est. Tumulus erat inter Punica et Romana castra, quem occupare Marcellus cupiebat; at prius locum ipse explorare voluit. Eo cum paucis equitibus proficiscitur; sed in insidias delapsus est, et lancea transfixus occubuit. Annibal inventum Marcelli corpus magnifice sepeliri jussit.
Le préteur Claudius Marcellus montra le premier qu'Annibal pouvait être vaincu. En effet, les Carthaginois s'étant approchés de Nole, dans l'espérance de la reprendre par trahison, Marcellus, qui avait rangé son armée en bataille devant la porte de la ville, en vint aux mains avec eux, et les mit en déroute. Annibal, repoussé, conduisit son armée à Casilinum, petite ville de Campanie. Il y avait bien peu de monde dans cette place, et cependant il paraissait encore y en avoir trop, à cause de la disette qu'on y éprouvait. D'abord Annibal, par des paroles flatteuses, commença d'engager les habitants à lui ouvrir leurs portes ; ensuite, voyant qu'ils restaient fidèles aux Romains, il se disposa à enfoncer les portes et à rompre les barrières. Alors deux cohortes, rangées en bataille dans l'intérieur de la ville, en sortent avec grand bruit, et font un immense carnage des Carthaginois. Annibal, tout honteux, suspendit son entreprise ; cependant, pour ne pas paraître y renoncer, il laissa un corps de troupes autour de Casilinum ; après quoi, il alla prendre ses quartiers d'hiver à Capoue, où son armée resta logée pondant la plus grande partie de la saison.
L'hiver commençant à s'adoucir, Annibal revint à Casilinum, dont les habitants se trouvaient, par la continuation du siège, réduits à la dernière extrémité. Marcellus, qui désirait leur porter des secours, était retenu par les débordements du Vulturne ; mais Gra chus, qui était campé près de Casilinum avec la cavalerie romaine, fit ramasser de tous côtés du blé dans la campagne, en remplit des tonneaux ; ensuite il envoya dire aux magistrats de Casilinum d'arrêter les tonneaux qui seraient apportés par le. fleuve. En effet, la nuit suivante, ces tonneaux abandonnés au courant descendirent jusqu'à la ville. Le blé fut partagé également entre tous les habitants. Cela se fit encore le lendemain et les jours suivants. Annibal s'en aperçut, et au moyen d'une chaîne mise en travers du fleuve, il intercepta les tonneaux. Alors les Romains jetèrent des noix dans le fleuve ; l'eau, dans son cours , les portait à Casilinum, où elles étaient reçues sur des claies. Ces provisions subvinrent pendant quelque temps aux besoins des alliés.
Enfin, la disette en vint au point que les habitants de Casilinum mangèrent les courroies et les peaux de leurs boucliers, après les avoir amollies dans l'eau bouillante. Ils n'épargnèrent ni les rats ni aucun autre animal. Un d'entre eux aima mieux, par avarioe, vendre deux cents deniers un rat qu'il avait pris, que de s'en nourrir lui-même, pour soulager sa faim. Le vendeur et l'acheteur eurent le sort qu'ils méritaient : car l'avare, consumé par la faim , ne put jouir de son argent, au lieu que l'acheteur vécut de la nourriture qu'il s'était procurée. Enfin, les assiégés arrachèrent toutes les herbes et toutes les racines qui croissaient au pied de leurs remparts ; et lorsque les ennemis eurent labouré l'endroit, ils y semèrent des raves. Annibal, étonné, s'écria : " Resterai-je donc devant Casilinum jusqu'à ce que ces raves soient poussées ?" Et ce général, qui auparavant n'avait voulu entendre à aucune proposition, consentit alors à recevoir la place à des conditions raisonnables.
Par la suite, la Sicile ayant passé du parti des Romains à celui des Carthaginois, Marcellus, créé consul, assiégea Syracuse, ville la plus célèbre de la Sicile. Le siège fut long, et ce ne fut qu'au bout de trois ans que Marcellus s'en rendit maître. Il l'aurait prise plus tôt, sans un homme qui se trouva alors à Syracuse. Cet homme était Archimède, qui inventait des machines admirables, avec lesquelles il détruisait en peu de temps les ouvrages des Romains. Syracuse prise, Marcellus, qui admirait le génie d'Archimède, ordonna de l'épargner. Archimède, tout occupé à tracer sur le sable quelques figures, ne s'était pas aperçu que sa patrie était prise. Un soldat entra précipitamment chez lui pour piller, et, d'une voix menaçante, lui demanda qui il était; Archimède, empressé de tronver ce qu'il cherchait, ne répondit point, et le soldat lui trancha la tête. Marcellus apprit sa mort avec douleur, et lui fit donner la sépulture.
Marcellus, après avoir recouvré la Sicile, reprit le chemin de Rome, et demanda qu'il lui fût permis d'y entrer en triomphe. Il ne l'obtint pas ; seulement on lui accorda les honneurs de l'ovation. La veille, il triompha sur le mont Albain, sans le consentement du sénat, et de là il entra dans la ville, aveo l'ovation, précédé d'un butin immense. Outre le tableau de la prise de Syracuse, on portait beaucoup de choses précieuses, qui avaient servi à décorer cette ville, et un grand nombre de ces statues magnifiques dont elle était remplie. Marcellus fit transporter tous ces objets au temple de l'Honneur et de la Vertu, sans en rien réserver ni pour sa maison ni pour ses jardins. L'année suivante, il fut encore envoyé contre Annibal. Entre le camp des Romains et celui des Carthaginois était une hauteur dont Marcellus voulait s'emparer; auparavant il voulut lui-même réconnaître la position ; il s'y rendit avec quelques cavaliers; mais il tomba dans une embuscade, et fut tué d'un coup de lance. Annibal, après avoir trouvé son corps, lui fit faire de magnifiques funérailles.
CLAUDIUS NERO ET MARCUS LIVIUS SALINATOR Asdrubal frater Annibalis ex Hispania, profectus cum ingentibus copiis in Italiam trajicere parabat. Actum erat de imperio Romano, si jungere se Annibali potuisset. Itaque Roma profecti sunt duo consules Claudius Nero et Livius Salinator; hic in Galliam Cisalpinam, ut Asdrubali ad Alpibus descendenti occurreret, ille vero in Apuliam, ut Annibali se opponeret. Fuerant Livio cum Nerone veteres inimicitiæ tamen ubi ei collega datus est, injuriæ quam gravissimam acceperat oblitus est; et amicitiam cum eo junxit, ne propter privatam discordiam respublica male administraretur. Ea gratiæ reconciliatione lætus senatus digredientes in provincias consules prosecutus est. Ei porro id in mente habebant, ut uterque in sua provincia hostem contineret, neque conjungi aut conferre in unum vires pateretur.
Inter hæc Asdrubal Italiam ingressus, quatuor equites cum litteris ad Annibalem misit: qui capti ad Neronem sunt perducti. Consul, cognito Asdrubalis consilio, audendum aliquid improvisum ratus, cum delectis copiis profectus est nocte, et inscio Annibale, pæne totam Italiam emensus sex dierum spatio ad castra Livii pervenit, amboque collatis signis Asdrubalem apud Senam vicerunt. Cæsa sunt eo prœlio quinquaginta sex hostium millia. lpse Asdrubal, ne tantæ cladi superesset, concitato equo se in cohortem Romanam immisit, ibique pugnans cecidit. Nero ea nocte, quæ pugnam secuta est, pari celeritate qua venerat, in castra sua rediit, antequam Annibal eum discessisse sentiret. Caput Asdrubalis, quod servatum cum cura attulerat, projici ante hostium stationes jussit. Annibal, viso fratris occisi capite, dixisse fertur: "Agnosco fortunam Carthaginis."
Asdrubal, frère d'Annibal, parti d'Espagne avec une armée considérable, se disposait à passer en Italie. C'en était fait de l'empire romain s'il eût pu se réunir à Annibal. Les deux consuls Claudius Néron et Livius Salinator partirent de Rome, pour se rendre, l'un dans la Gaule cisalpine, afin d'arrêter Asdrubal à la descente des Alpes; l'autre dans l'Apulie, pour tenir tête à Annibal. Depuis longtemps Livius conservait de l'inimitié contre Néron ; cependant, dès qu'on le lui eut donné pour collègue, il oublia l'injure très grave qu'il en avait reçue, et se réconcilia avec lui, pour que la république ne souffrît pas de leur mésintelligence. Le sénat, charmé de leur réconciliation, les accompagna à leur départ. Or, ces deux consuls se proposaient de contenir l'ennemi, chacun dans son gouvernement, et de ne pas permettre que les deux frères se joignissent, ou réunissent leurs forces.
Cependant Asdrubal, entré en Italie, dépêcha à Annibal quatre cavaliers avec des lettres. Ces cavaliers furent pris et conduits à Néron. Le consul, instruit par là des desseins d'Asdrubal, crut que les circonstances demandaient quelque chose de hardi et d'imprévu. Il partit donc de nuit, sans qu'Annibal en eût la moindre connaissance, avec un corps d'élite, parcourut en six jours presque toute l'Italie et arriva au camp de Livius. Les deux consuls, qui avaient alors réuni leurs forces, défirent Asdrubal près de Séna. Les ennemis perdirent dans cette bataille cinquante-six mille hommes. Asdrubal lui-même, pour ne pas survivre à une telle défaite, poussa son cheval au milieu d'une cohorte romaine, et y mourut en combattant. Néron, la nuit même qui suivit sa victoire, retourna à son camp avec autant de célérité qu'il en était venu, et y entra avant qu'Annibal se fût aperçu qu'il en était sorti. Il fit jeter devant les postes ennemis la tête d'Asdrubal, qu'il avait apportée et conservée avec soin. On dit qu'Annibal en voyant la tête de son frère mort, s'écria : " Je reconnais la fortune de Carthage."
PUBLIUS CORNELIUS SCIPIO AFRICANUS Publius Cornelius Scipio nondum annos pueritiæ egressus patrem singulari virtute servavit : nam cum is in pugna apud Ticinum contra Annibalem commissa graviter vulneratus esset, et in hostium manus jamjam venturus esset, filius, interjecto corpore, Pœnis irruentibus se opposuit, et patrem periculo liberavit. Quæ pietas Scipioni postea Aedilitatem petenti favorem populi conciliavit; cum obsisterent tribuni plebis negantes rationem ejus esse habendam, quod nondum ad petendum legitima ætas esset: "Si me, inquit Scipio, omnes quirites ædilem facere volunt, satis annorum habeo." Tanto inde favore ad suffragia itum est, ut tribuni incepto destiterint.
Post cladem Cannensem, Romani exercitus reliquiæ Canusium perfugerant: cumque ibi tribuni militum quatuor essent, tamen omnium consensu ad Publium Scipionem admodum adolescentem summa imperii delata est. Tunc Scipioni nuntiatum est nobiles quosdam juvenes de Italia deserenda conspirare. Statim in hospitium Metelli, qui conspirationis erat princeps, se contulit Scipio; cumque concilium ibi juvenum de quibus allatum erat, invenisset, stricto super capita consultantium gladio. "Jurate, inquit, vos neque rempublicam populi Romani deserturos, neque alium civem Romanum deserere passuros; qui non juraverit, in se hunc gladium strictum esse sciat." Haud secus pavidi, quam si victorem Annibalem cernerent, jurant omnes, custodiendosque semetipsos Scipioni tradunt.
Cum Romani duas clades in Hispania accepissent, duoque ibi summi imperatores cecidissent, placuit exercitum augeri, eoque proconsulem mitti; nec tamen quem mitterent satis constabat. Ea de re indicta sunt comitia. Primo populus exspectabat, ut qui se tanto dignos imperio crederent, nomina profiterentur; sed nemo audebat illud imperium suscipere. Mœsta itaque civitas erat, et prope consilii inops. Subito Cornelius Scipio quatuor et viginti ferme annos natus, professus est se petere, et in superiore, unde conspici posset, loco constitit: in quem omnium ora conversa sunt. Deinde ad unum omnes Scipionem in Hispania, proconsulem esse jusserunt. At postquam animorum impetus resedit, populum Romanum cœpit facti pœnitere. Aetati Scipionis maxime diffidebant. Quod ubi animadvertit Scipio, advocata contione, ita magno elatoque animo disseruit de bello quod gerendum erat, ut homines cura liberaverit, speque certa impleverit.
Profectus igitur in Hispaniam Scipio Carthaginem novam, qua die venit, expugnavit. Eo congestæ erant omnes pæne Africæ et Hispaniæ opes, quibus potitus est. Inter captivos ad eum adducta est eximiæ formæ adulta virgo. Postquam comperit eam illustri loco inter Celtiberos natam, principique ejus gentis adolescenti desponsam fuisse, arcessitis parentibus et sponso eam reddidit. Parentes virginis qui ad eam redimendam satis magnum auri pondus attulerant Scipionem orabant ut id ab se donum reciperet. Scipio aurum poni ante pedes jussit vocatoque ad se virginis sponso: "Super dotem, inquit, quam accepturus a socero es, hæc tibi a me dotalia dona accedent"; aurumque tollere ac sibi habere jussit. llle domum reversus, ad referendam Scipioni gratiam, Celtiberos Romanis conciliavit.
Deinde Scipio Asdrubalem victum ex Hispania expulit. Castris hostium potitus, omnem prædam militibus concessit: captivos Hispanos sine pretio domum dimisit. Afros vero vendi jussit. Erat inter eos puer adultus regii generis forma insigni, quem percunctatus est Scipio quis et cujas esset, et cur id ætatis in castris fuisset? Respondit puer : "Numida sum; Massivam populares vocant: orbus a patre relictus apud avum maternum Numidiæ regem educatus sum: cum avunculo Masinissa, qui nuper subsidio Carthaginiensibus venit, in Hispaniam trajeci; prohibitus propter ætatem a Masinissa ante prœlium inii. Eo die quo pugnatum est cum Romanis, inscio avunculo, clam armis equoque sumpto in aciem exivi: prolapso equo, captus sum a Romanis." Scipio eum interrogavit velletne ad avunculum reverti? Id vero cupere se dixit puer, effusis gaudio lacrymis. Tam Scipio eum annulo aureo et equo ornato donavit, datisque, qui tuto deducerent, equitibus dimisit.
Cum Publius Cornelius Scipio se erga Hispanos clementer gessisset, circumfusa multitudo eum regem ingenti consensu appellavit; at Scipio, silentio per præconem facto, dixit: Nomen imperatoris, quo me mei milites appellarunt, mihi maximum est: regium nomen alibi magnum, Romæ intolerabile est. Si id amplissimum judicatis quod regale est, vobis licet existimare regalem in me esse animum; sed oro vos ut a regis appellatione abstineatis. Sensere etiam barbari magnitudinem animi, qua Scipio id aspernabatur quod ceteri mortales admirantur et concupiscunt.
Scipio, recepta Hispania, cum jam bellum in ipsam Africam transferre meditaretur, conciliandos prius regum et gentium animos existimavit. Syphacem Maurorum regem primum tentare statuit. Eum regem totius Africæ opulentissimum magno usui sibi fore sperabat. Itaque legatum cum donis ad eum misit. Syphax amicitiam Romanorum se accipere annuit, sed fidem nec dare nec accipere nisi cum ipso coram duce Romano voluit. Scipio igitur in Africam trajecit. Forte incidit ut eo ipso tempore Asdrubal ad eumdem portum appelleret, Syphacis amicitiam pariter petiturus. Uterque a rege in hospitium invitatus. Cenatum simul apud regem est, et eodem lecto Scipio atque Asdrubal accubuerunt. Tanta autem inerat comitas Scipioni, ut non Syphacem modo sed etiam hostem infensissimum Asdrubalem sibi conciliaverit. Scipio, fœdere icto cum Syphace, in Hispaniam ad exercitum rediit.
Masinissa quoque amicitiam cum Scipione jungere jamdudum cupiebat. Quare ad eum tres Numidarum principes misit, ad tempus locumque colloquio statuendum. Duos pro obsidibus retineri a Scipione voluit, remisso tertio, qui Masinissam in locum constitutum adduceret. Scipio et Masinissa cum paucis in colloquium venerunt. Ceperat jam ante Masinissam ex fama rerum gestarum admiratio viri, sed major præsentis veneratio cepit: erat enim in vultu multa majestas; accedebat promissa cæsaries, habitusque corporis non cultus munditiis, sed virilis vere ac militaris, et florens juventa. Prope attonitus ipso congressu Numida gratias de filio fratris remisso agit: affirmat se ex eo tempore eam quæsivisse occasionem, quam tandem oblatam non omiserat; cupere se illi et populo Romano operam navare. Lætus eum Scipio audivit, atque in societatem recepit.
Scipio deinde Romam rediit, et ante annos consul factus est. Ei Sicilia provincia decreta est, permissumque est ut in Africam inde trajiceret. Qui cum vellet ex fortissimis peditibus Romanis trecentorum equitum numerum complere, nec posset illos statim armis et equis instruere, id prudenti consilio perfecit. Trecentos juvenes ex omni Sicilia nobilissimos et ditissimos legit, velut eos ad oppugnandam Carthaginem secum ducturus, eosque jussit quam celerrime arma et equos expedire. Edicto imperatoris paruerunt juvenes, sed longinquum et grave bellum reformidabant. Tunc Scipio remisit illis istam expeditionem, si arma et equos militibus Romanis vellent tradere. Læti conditionem acceperunt juvenes Siculi. Ita Scipio sine publica impensa suos instruxit ornavitque equites.
Tunc Scipio ex Sicilia in Africam vento secundo profectus est. Tantus erat militum ardor, ut non ad bellum duci viderentur, sed ad certa victoriæ præmia. Celeriter naves e conspectu Siciliæ ablatæ sunt, conspectaque brevi Africæ littora. Expositis copiis, Scipio in proximis tumulis castra metatus est. lbi speculatores hostium in castris deprehensos et ad se perductos nec supplicio affecit, nec de consiliis ac viribus Pænorum percontatus est; sed circa omnes Romani exercitus manipulos curavit deducendos: dein interrogavit an ea satis considerassent quæ jussi erant speculari; tum, prandio dato, eos incolumes dimisit. Qua sui fiducia prius animos hostium, quam arma contudit.
Scipioni in Africam advenienti Masinissa se conjunxit cum parva, equitum turma. Syphax vero a Romanis ad Pœnos defecerat. Asdrubal Pœnorum dux Syphaxque se Scipioni opposuerunt: at Scipio utriusque castra una nocte perrupit et incendit. Syphax ipse captus est, et vivus ad Scipionem pertractus. Quem cum in castra Romana adduci nuntiatum esset, omnis, velut ad spectaculum triumphi, multitudo effusa est: præcedebat is vinctus; sequebatur nobilium Numidarum turba. Movebat omnes fortuna viri, cujus amicitiam olim Scipio petierat. Regem aliosque captivos Romam misit Scipio: Masinissam, qui egregie rem Romanam adjuverat, aurea corona donavit.
Hæc clades Carthaginiensibus tantum terroris intulit, ut Annibalem ex Italia ad tuendam patriam revocaverint: qui frendens gemensque ac vix lacrymis temperans, mandatis paruit. Respexit sæpe Italiæ littora, semet accusans quod non exercitum victorem statim a pugna Cannensi Romam duxisset. Jam Zamam venerat Annibal (quæ urbs quinque dierum iter a Carthagine abest), inde nuntium ad Scipionem misit, ut colloquendi secum potestatem faceret. Colloquium haud abnuit Scipio. Dies locusque constituitur. Itaque congressi sunt duo clarissimi suæ ætatis duces. Steterunt aliquandiu mutua admiratione defixi. Cum vero de conditionibus pacis inter illos non convenisset, ad suos se receperunt renuntiantes armis rem esse dirimendam. Prœlium commissum est, victusque Annibal cum quatuor tantum equitibus fugit.
Carthaginienses metu perculsi, ad petendam pacem oratores mittunt triginta seniorum principes: qui ubi in castra Romana venerunt, more adulantium procubuere. Conveniens oratio tam humili adulationi fuit. Veniam civitati petebant non culpam purgantes, sed initium culpæ in Annibalem transferentes. Victis leges imposuit Scipio. Legati, cum nullas conditiones recusarent, Romam profecti sunt, ut quæ a Scipione pacta essent, ea patrum ac populi auctoritate confirmarentur. Ita pace terra marique parta, Scipio, exercitu in naves imposito, Romam reversus est. Ad quem advenientem concursus ingens factus est. Effusa non ex urbibus modo, sed etiam ex agris turba vias obsidebat. Scipio inter gratulantium plausus triumpho omnium clarissimo urbem est invectus, primusque nomine victæ se gentis est nobilitatus, Africanusque appellatus.
Annibal a Scipione victus, suisque invisus, ad Antiochum Syriæ regem confugit, eumque hostem Romanis fecit. Missi sunt Roma legati ad Antiochum, in quibus erat Scipio Africanus, qui cum Annibale collocutus, ab eo quæsivit quem fuisse maximum imperatorem crederet? Respondit Annibal Alexandrum Macedonum regem maximum sibi videri, quod parva manu innumerabiles exercitus fudisset. Interroganti deinde quem secundum poneret, Pyrrhum, inquit, quod primus castra metari docuit, nemoque illo elegantius loca cepit, et præsidia disposuit. Sciscitanti demum quem tertium duceret, semetipsum dixit. Tum ridens Scipio: Quidnam, inquit, igitur tu diceres, si me vicisses? "Me vero, respondit Annibal, et ante Alexandrum et ante Pyrrhum et ante alios omnes posuissem." Ita improviso assentationis genere, Scipionem e grege imperatorum velut inæstimabilem secernebat.
Decreto adversas Antiochum bello, cum Syria provincia obvenisset Lucio Scipioni, quia parum in eo putabatur esse animi, parum roboris, senatus belli hujus gerendi curam mandari volebat collegæ ejus Caio Lælio. Surrexit tunc Scipio Africanus frater major Lucii Scipionis, et illam familiæ ignominiam deprecatus est: dixit in fratre suo summam esse virtutem, summum consilium, seque ei legatum fore promisit; quod cum ab eo esset dictum, nihil est de Lucii Scipionis provincia commutatum: itaque frater natu major minori legatus in Asia profectus est, et tandiu eum consilio operaque adjuvit, donec ei triumphum et cognomen Asiatici peperisset.
Eodem bello filius Scipionis Africani captus fuit, et ad Antiochum deductus. Benigne et comiter adolescentem rex habuit, quamvis ab ejus patre tunc finibus imperii pelleretur. Cum deinde pacem Antiochus a Romanis peteret, legatus ejus Publium Scipionem adiit; eique filium sine pretio redditurum regem dixit, si per eum pacem impetrasset. Cui Scipio respondit: "Abi, nuntia regi me pro tanto munere gratias agere; sed nunc aliam gratiam non possum referre, quam ut ei suadeam bello absistere, nullamque pacis conditionem recusare." Pax non convenit; Antiochus tamen Scipioni filium remisit, tantique viri majestatem venerari, quam dolorem ulcisci maluit.
Victo Antiocho, cum prædæ Asiaticæ ratio a duobus Scipionibus reposceretur, Africanus prolatum a fratre discerpsit librum, quo acceptæ et expensæ summæ continebantur, indignatus scilicet ea de re dubitari quæ sub ipso legato administrata fuisset, et ad eum modum verba fecit: "Non est quod quæratis, patres conscripti, an parvam pecuniam in ærarium retulerim, qui antea illud Punice auro repleverim, neque mea innocentia potest in dubium vocari. Cum Africam totam potestati vestræ subjecerim, nihil ex ea præter cognomen retuli. Non igitur me punicæ, non fratrem meum Asiaticæ gazæ avarum reddiderunt; sed uterque nostrum magis invidia quam pecunia, est onustus." Tum constantem defensionem Scipionis universus senatus comprobavit.
Deinde Scipioni Africano duo tribuni plebis diem dixerunt quasi præda ex Antiocho capta, ærarium fraudasset: ubi causæ dicendæ dies venit, Scipio magna hominum frequentia in forum est deductus. Jussus causam dicere, sine ulla criminis mentione, magnificam orationem de rebus a se gestis habuit. "Hac die, inquit, Carthaginem vici : eamus in Capitolium, et Diis supplicemus." E foro statim in Capitolium ascendit. Simul se universa contio ab accusatoribus avertit, et secuta Scipionem est, nec quisquam præter præconem, qui reum citabat, cum tribunis mansit. Celebratior is dies favore hominum fuit, quam quo triumphans de Syphace rege et Carthaginiensibus urbem est ingressus. Inde, ne amplius tribunitiis injuriis vexaretur, in Literninam villam concessit, ubi reliquam egit ætatem sine urbis desiderio.
Cum Scipio Africanus Liternii degeret, complures prædonum duces ad eum videndum forte confluxerunt. Scipio eos ad vim faciendam venire ratus, præsidium servorum in tecto collocavit, aliaque parabat quæ ad eos repellendos opus erant. Quod ubi prædones animadverterunt, abjectis armis, januæ appropinquant, nuntiantque se non vitæ ejus hostes, sed virtutis admiratores venisse conspectum tanti viri expetentes; proinde ne gravaretur se spectandum præbere. Id postquam audivit Scipio, fores reserari eosque introduci jussit. Illi postes januæ tanquam religiosissimam aram venerati, cupide Scipionis dexteram apprehenderunt, ac diu deosculati sunt: deinde positis ante vestibulum donis, læti quod Scipionem videre contigisset, domum reverterunt. Paulo post mortuus est Scipio, moriensque ab uxore petiit ne corpus suum Romam referretur.
Publius Cornélius Scipion, encore enfant, sauva par son courage la vie à son père. Celui-ci, dans le combat livré à Annibal, sur les bords du Tessin, avait été dangereusement blessé, et il allait tomber entre les mains des ennemis , quand son fils, qui lui avait fait un bouclier de son corps, repoussa les Carthaginois, et le délivra. Ce trait de piété filiale mérita à Scipion la faveur du peuple, lorsque dans la suite il brigua l'édilité. Comme les tribuns du peuple s'opposaient à sa demande et disaient qu'on ne devait pas tenir compte de sa candidature, puisqu'il n'avait pas l'âge requis par les lois : " Si tous les Romains veulent me faire édile, dit alors Scipion, je suis assez âgé." On mit après cela tant d'empressement à voter en sa faveur que les tribuns renoncèrent à leur entreprise.
Après la défaite de Cannes, les restes de l'armée romaine s'étaient réfugiés à Canusium, et quoiqu'il y eût là quatre tribuns militaires, le souverain commandement fut, d'un consentement unanime, déféré à Publius Scipion, malgré sa grande jeunesse. On lui annonça alors que les jeunes gens de distinction formaient le projet d'abandonner ensemble l'Italie. Aussitôt il se rend à la maison où logeait Métellus, le chef de la conspiration, et ayant trouvé là une réunion des jeunes gens dont on lui avait parlé, il tira son épée au-dessus de la tête des comploteurs et leur dit : "Jurez que vous n'abandonnerez pas la république du peuple romain eet que et que vous ne laisserez aucun citoyen romain l'abandonner.
Après deux défaites en Espagne, et la perte de deux grands généraux, les Romains jugèrent à propos d'augmenter l'armée, et d'envoyer un proconsul dans cette province ; mais ils ne savaient trop qui envoyer. On assembla les comices à ce sujet. D'abord le peuple attendait que ceux qui se croiraient dignes d'un emploi aussi important se fissent inscrire mais personne n'osait se risquer. Tous les citoyens étaient donc consternés, et ne savaient quel parti prendre. Tout à coup Cornélius Scipion, âgé d'environ vingt-quatre ans, déclara qu'il demandait ce proconsulat, et en même temps il se plaça dans un endroit élevé, d'où il pût être vu de tout le monde. Tous les yeux se fixèrent sur lui ; ensuite tous les citoyens, sans en excepter un seul, le nommèrent proconsul en Espagne. Mais quand cette ardeur des esprits se fut ralentie, le peuple romain commença à se repentir de ce qu'il avait fait. On se défiait surtout de la jeunesse de Scipion. Dès que celui-ci s'en fut aperçu, il convoqua une nouvelle assemblée, et y parla avec tant de force et de dignité sur la guerre qu'on avait à faire qu'il dissipa toutes les inquiétudes et fit concevoir les plus grandes espérances.
Scipion, étant donc parti pour l'Espagne, prit d'assaut Carthagène, le jour même de son arrivée. Là étaient rassemblées les richesses de presque toute l'Afrique et de l'Espagne; il s'en rendit maître. On lui amena parmi les prisonniers une jeune fille d'une rare beauté. Après avoir appris qu'elle était d'une famille distinguée parmi les Celtibériens et qu'elle était fiancée à un jeune prince de ce pays, Scipion fit venir ses parents et son époux, et la leur rendit. Les parents de la jeune fille, qui avaient apporté une somme d'or assez considérable, priaient Scipion de vouloir bien la recevoir de leurs mains. Scipion fit déposer cet or à ses pieds, et ayant appelé le jeune homme, il lui dit : " Je joins ce présent de noces à la dot que vous devez recevoir de votre beau-père." En même temps il exigea qu'il prît cet or et le gardât pour lui. De retour dans son pays, ce prince, pour témoigner sa reconnaissance à Scipion, fit entrer les Celtibériens dans le parti des Romains.
Scipion vainquit ensuite Asdrubal, et le chassa de l'Espagne. Maître du camp des ennemis, il en abandonna tout le butin à ses soldats. Il renvoya chez eux, sans rançon, les prisonniers espagnols ; mais il fit vendre les prisonniers africains. Parmi ces derniers était un enfant du sang royal, remarquable par sa figure. Scipion lui demanda qui il était, de quel pays, et comment à cet âge il se trouvait dans un camp. L'enfant lui répondit : " Je suis Numide; les gens du pays m'appellent Massiva. J'ai perdu mon père; et j'ai été élevé chez le roi de Numidie, mon aïeul maternel. Je suis allé en Espagne avec mon oncle Massinissa, qui vint dernièrement au secours des Carthaginois. Je ne m'étais encore trouvé à aucun combat, mon oncle me l'avait défendu à cause de mon jeune âge. Mais, le jour où l'on se battit contre les Romains, je pris secrètement, à l'insu de mon oncle, des armes, un cheval, et me rendis sur le champ de bataille; là, mon cheval s'étant abattu sous moi, j'ai été fait prisonnier. Scipion lui demanda s'il voulait retourner chez son oncle. Le jeune prince répondit, en versant des larmes de joie, que c'était tout ce qu'il souhaitait. Alors Scipion lui fit présent d'un anneau d'or et d'un cheval tout équipé, et il le renvoya avec une escorte de cavalerie.
Publius Cornélius Scipion s'étant conduit avec clémence envers les Espagnols, la multitude qui l'entourait lui donna, d'un commun accord, le nom de roi. Scipion fit faire silence par un héraut, et dit : " Le nom de général que m'ont donné mes soldats est pour moi le plus beau de tous. Celui de roi, si considéré ailleurs, est insupportable à Rome. Si vous attachez tant de prix à ce qui est royal, croyez, je le veux bien, que j'ai le cœur d'un roi ; mais abstenez-vous, je vous en conjure , de m'en donner le titre." Les barbares surent apprécier une telle grandeur d'âme, qui portait Scipion à mépriser ce qui fait l'objet de l'admiration et des vœux des autres mortels.
Scipion avait reconquis l'Espagne, et songeait déjà à transporter la guerre dans l'Afrique même; il crut devoir auparavant s'attacher les rois et les peuples de cette contrée. D'abord il voulut sonder Syphax, roi des Maures. Il espérait que ce roi, le plus puissant de toute l'Afrique, lui serait d'un grand secours. Il lui envoya donc un ambassadeur avec des présents. Syphax consentit à faire amitié avec les Romains; mais il ne voulut ni donner sa parole, ni recevoir la leur, qu'en traitant avec le général romain lui-même. Scipion passa donc en Afrique. Il arriva par hasard qu'Asdrubal aborda en même temps au même port que lui ; il venait aussi demander l'amitié de Syphax. Ce roi les invita l'un et l'autre à loger dans son palais : Scipion et Asdrubal soupèrent ensemble chez lui, et furent pendant le repas placés sur le même lit. Scipion avait tant d'affabilité qu'il gagna non seulement le cœur de Syphax, mais encore celui d'Asdrubal, son plus cruel ennemi. Il fit alliance avec Syphax et alla rejoindre son armée en Espagne.
Massinissa désirait aussi depuis longtemps se lier d'amitié avec Scipion. En conséquence, il lui envoya trois des principaux Numides pour fixer avec lui l'heure et le lieu d'une entrevue. Il voulut que Scipion en retînt deux en otages, et il lui renvoya seulement le troisième pour l'amener au lieu convenu. Scipion et Massinissa se rendirent à cette conférence avec peu de monde. Massinissa, sur le seul bruit des exploits du général romain, était déjà pénétré d'admiration ; mais sa présence lui inspira encore plus de respect. En effet, Scipion avait une figure majestueuse, relevée par une longue chevelure, et un extérieur simple, mais mâle et militaire; ajoutez qu'il était à la fleur de l'âge. Le Numide, presque interdit à son abord le remercie de ce qu'il lui a renvoyé son neveu, et l'assure que depuis ce moment il a cherché l'occasion de l'entretenir, que, cette occasion s'étant enfin offerte, il ne l'a pas laissé s'échapper, et qu'il désire être utile à lui et au peuple romain. Scipion l'écouta avec plaisir et le reçut dans son amitié.
Scipion revint ensuite à Rome et fut fait consul avant l'âge. On lui donna la Sicile pour département, et on lui permit de passer de là en Afrique. Comme il voulait former un corps de trois cents cavaliers, tirés des plus braves soldats de l'infanterie romaine, et qu'il ne pouvait sur-le-champ les munir d'armes et de chevaux, il eu vint à bout d'une manière très adroite. Il choisit trois cents jeunes gens les plus distingués et les plus riches de toute la Sicile, comme pour les mener avec lui au siège de Carthage, et leur ordonna de se fournir au plus tôt d'armes et de chevaux. Les jeunes gens exécutèrent l'ordre du général; mais ils redoutaient une guerre lointaine et pénible. Alors Scipion les dispensa de cette expédition, pourvu qu'ils remissent leurs chevaux et leurs armes aux soldats romains. Les jeunes Siciliens acceptèrent avec joie cette proposition. C'est ainsi que Scipion monta et équipa ses cavaliers, sans qu'il en coûtât rien à la république.
Scipion se rendit alors de Sicile en Afrique par un vent favorable. L'ardeur des soldats était si grande, qu'on eût dit qu'ils allaient non combattre, mais recueillir les fruits d'une victoire certaine. Les vaisseaux perdirent bientôt de vue. les côtes de la Sicile, et découvrirent celles de l'Afrique. Scipion débarqua ses troupes et traça son camp sur les hauteurs voisines. Là on lui amena des espions carthaginois, qui avaient été arrêtés dans son camp ; sans les punir, sans les questionner sur les projets et sur les forces des ennemis, il les fit conduire autour des différents corps de son armée, et après leur avoir demandé s'ils avaient bien vu tout ce qu'ils étaient chargés d'examiner, il leur fit servir à manger, et les renvoya sains et saufs. Par cette confiance en lui-même, il découragea les ennemis avant de les vaincre.
Dès que Scipion fut arrivé en Afrique, Massinissa se joignit à lui, à la tête d'un petit corps de cavalerie; quant à Syphax, il avait passé du parti des Romains à celui des Carthaginois. Asdrubal, général des Carthaginois, et Syphax, opposèrent leurs forces à celles de Scipion; mais celui-ci, dans une seule nuit, força leurs camps, et y mit le feu. Syphax lui-même fut pris et conduit à Scipion. Lorsqu'on eut annoncé qu'on l'amenait au camp romain, toute la multitude accourut, comme pour être témoin d'un spectacle; il marchait le premier, chargé de fers, et était suivi d'un grand nombre de nobles numides. Tout le monde était touché du triste sort d'un roi dont Scipion avait autrefois recherché l'amitié. Le vainqueur envoya à Rome le roi et les autres prisonniers, et il fit présent d'une couronne d'or à Massinissa, qui avait vaillamment secondé les Romains.
Cette défaite inspira aux Carthaginois une si grande terreur, qu'ils rappelèrent Annibal de l'Italie pour défendre sa patrie. Annibal, gémissant, frémissant de rage, et pouvant à peine retenir ses larmes, obéit à ces ordres. Souvent il se retourna pour voir les rivages de l'Italie, se reprochant à lui-même de n'avoir point conduit à Rome son armée victorieuse aussitôt après la bataille de Cannes. Arrivé à Zama, ville qui est à cinq journées de Carthage, il envoya un courrier à Scipion pour lui demander une conférence. Scipion ne refusa pas. Le jour et le lieu furent indiqués, et les deux plus grands généraux de leur siècle s'abouchèrent ensemble. D'abord, saisis d'une admiration mutuelle, ils restèrent quelque temps sans parler ; ensuite, n'étant pas tombés d'accord sur les conditions de la paix, ils retournèrent chacun vers ses soldats, en disant que les armes termineraient la querelle. La bataille fut livrée, et Annibal vaincu prit la fuite, accompagné de quatre cavaliers seulement.
Les Carthaginois, frappés d'épouvante, députent trente vieillards pour demander la paix. Ceux-ci, étant entrés dans le camp romain, se prosternèrent comme les courtisans. Leur discours répondit à une posture si suppliante. Sans chercher à justifier leurs concitoyens, ils priaient Scipion de leur pardonner, et rejetaient sur Annibal leurs premiers torts. Scipion imposa des lois aux vaincus. Les députés, se soumettant à tout, partirent pour Rome, afin de faire ratifier par le sénat et par le peuple les conditions que Scipion leur avait dictées. Ayant ainsi assuré la paix sur terre et sur mer, Scipion fit embarquer son armée et revint à Rome. Il y eut à son arrivée un concours immense. On sortit, pour le voir, non seulement des villes, mais encore des campagnes, et l'on assiégea son passage. Scipion entra dans Rome au milieu des félicitations et des applaudissements, et fut honoré du plus beau des triomphes. Le premier il fut décoré du nom de la nation qu'il avait vaincue, et fut appelé l'Africain.
Annibal, vaincu par Scipion, et odieux aux siens, se réfugia chez Antiochus, roi de Syrie, dont il fit un ennemi aux Romains. Des ambassadeurs furent envoyés de Rome à Antiochus. Parmi eux était Scipion l'Africain. Celui-ci, s'entretenant avec Annibal, lui demanda qui il croyait avoir été le plus grand général. Annibal répondit qu'Alexandre, roi de Macédoine, lui paraissait le plus grand de tous, parce qu'avec une poignée de soldats il avait taillé en pièces des armées innombrables. Scipion lui demandant ensuite à qui il donnait le second rang, il répondit que o'était à Pyrrhus, parce que ce roi avait montré le premier l'art d'asseoir un camp, et que personne n'avait su mieux que lui choisir ses positions et distribuer ses forces. Enfin Scipion lui demanda à qui il assignait la troisième place : " A moi-même," dit Annibal. Scipion reprit en riant : " Que diriez-vous donc, si vous m'aviez vaincu ? — Alors, répondit Annibal, je me mettrais au-dessus d'Alexandre, et de Pyrrhus, et de tous les autres généraux." C'est ainsi que, par un éloge inattendu, il tirait Scipion de la foule, comme un général inappréciable.
La guerre contre Antiochus fut décrétée, et la province de Syrie échut à Lucius Scipion. Le sénat, qui supposait à ce consul peu de courage et de fermeté, voulait confier le soin de cette guerre à Caius Lélius, son collègue. Alors Scipion l'Africain, frère aîné de Lucius, se leva, et demanda qu'on épargnât cette ignominie à sa famille ; il assura que son frère avait beaucoup de valeur, beaucoup de prudence et promit de lui servir de lieutenant. Sur cette promesse, il n'y eut rien de changé à l'égard de la province de Lucius Scipion. Ainsi le frère aîné partit pour l'Asie, en qualité de lieutenant de son cadet, et il l'aida de son bras et de ses conseils jusqu'à ce qu'il lui eût acquis le triomphe, et le surnom d'Asiatique.
Dans la même guerre, le fils de Scipion l'Africain fut pris et conduit à Antiochus. Le roi traita son jeune prisonnier avec douceur et avec bonté, quoiqu'il fût alors même chassé, par le père des confins de son empire. Dans la suite, Antiochus demandant la paix aux Romains, son ambassadeur alla trouver Publius Scipion, et lui dit que le roi lui rendrait son fils sans rançon, s'il obtenait la paix par son entremise. Scipion répondit à l'ambassadeur : " Retournez vers votre maître, et dites-lui que je le remercie pour un si grand bienfait; mais, dans ce moment, je ne puis mieux lui témoigner ma reconnaissance qu'en lui conseillant de mettre bas les armes et de souscrire à toutes les conditions de paix qui lui seront proposées." Les deux parties ne tombèrent pas d'accord ; cependant Antiochus renvoya à Scipion son fils, aimant mieux rendre hommage à la majesté de ce grand homme que de satisfaire son ressentiment.
Après la défaite d'Antiochus, comme on demandait compte aux deux Scipions du butin qu'ils avaient fait en Asie, l'Africain, indigné qu'on eût des doutes sur la manière dont les deniers publics avaient été administrés sous sa lieutenance, déchira le livre de recettes et de dépenses que présentait son frère, et parla, en ces termes. " Pères conscrits, vous n'avez pas sujet d'examiner si je ne verse aujourd'hui que de petites sommes dans le trésor public, moi qui l'ai rempli autrefois de tout l'or de Carthage, et mon désintéressement ne saurait être révoqué en doute. Après avoir réduit l'Afrique entière sous votre puissance, il ne m'en est resté qu'un surnom. Les trésors de Carthage ne m'ont donc pas rendu avare, et mon frère ne l'est pas devenu davantage au milieu des richesses de l'Asie; mais ce qui nous charge l'un et l'autre, c'est l'envie et non l'argent." Une défense aussi ferme emporta les suffrages de tout le sénat.
Quelque temps après, deux tribuns du peuple citèrent en justice Scipion l'Africain, l'accusant d'avoir frustré le trésor pnblic du butin fait sur Antiochus. Dès que le jour de plaider l'affaire fut venu, Scipion se rendit au forum, accompagné d'un grand nombre de citoyens. Lorsqu'il eut reçu l'ordre de parler, sans faire mention de ce dont on l'accusait, il prononça un discours magnifique sur ses propres exploits : " A pareil jour, dit-il, j'ai vaincu Carthage; allons au Capitole, et rendons grâce aux dieux." A l'instant il monte au Capitole, et toute l'assemblée laisse là les accusateurs, et le suit. Il ne resta avec les tribuns que le crieur public qui appelait l'accusé. Ce jour fut plus glorieux pour Scipion, par les témoignages d'estime qu'il reçut de ses concitoyens, que celui où il rentra dans Rome, triomphant de Syphax et des Carthaginois.
Après cela, pour n'avoir plus à souffrir des injustices des tribuns, il se retira dans sa maison de campagne de Literne, où il passa le reste de ses jours, sans regretter la ville.
Pendant que Scipion l'Africain vivait retiré à Literne, plusieurs chefs de pirates vinrent par hasard en même temps pour le voir. Scipion, croyant qu'ils avaient été amenés par quelque mauvais dessein, arma ses esclaves, les distribua dans sa maison, et fit les préparatifs nécessaires pour repousser une attaque. Les pirates, s'en étant aperçus, quittent leurs armes, s'approchent de la porte, et déclarent qu'ils ne veulent point attenter aux jours de Scipion, mais qu'admirateurs de sa vertu, ils ne demandent qu'à voir un si grand homme ; ils le supplient de daigner se montrer à eux. Sur cette déclaration, Scipion ordonna d'ouvrir la porte, et de les faire entrer. Ces pirates se prosternèrent devant le seuil de la porte, comme devant l'autel le plus sacré, et saisissant avec transport la main de Scipion, la couvrirent longtemps de baisers. Ils déposèrent ensuite leurs présents dans le vestibule, et s'en retournèrent charmés d'avoir pu voir Scipion. Ce grand homme mourut peu après, et en mourant il recommanda à sa femme de ne pas faire porter son corps à Rome.
LUCIUS SCIPIO ASIATICUS Lucius Scipio frater Africani infirmo erat corpore; tamen consul, legato fratre, contra Antiochum missus est. Cum in Asiam advenisset, ad duo ferme millia ab hoste castra posuit. Antiochus cœpit aciem instruere, nec Scipio detrectavit certamen. Cum autem duæ acies in conspectu essent, coorta nebula caliginem dedit, quæ nihil admodum Romanis, eadem plurimum regiis nocuit; nam humor gladios aut pila Romanorum non hebetabat; arcus vero quibus Antiochi milites utebantur, fundasque et jaculorum amenta emollierat. Itaque fusus est regis exercitus fugatusque. Ipse Antiochus, cum paucis fugiens, in Lydiam concessit. Tam Asiæ urbes victori se dediderunt. Lucius Scipio Romam reversus, ingenti gloria triumphavit, et Asiatici cognomen accepit.
Postea Lucius Scipio simul cum fratre accusatus est acceptæ ab Antiocho pecuniæ, et quamvis contenderet omnem prædam in ærarium fuisse illatam, damnatus tamen est et in carcerem duci cœptus. Tunc Tiberius Gracchus, licet Scipionis inimicus, dixit sibi quidem esse cum Scipione simultatem, nec se quidquam gratiæ quærendæ causa facere; sed non passurum Lucium Scipionem in carcere atque in vinculis esse, jussitque eum dimitti. Gratiæ ingentes a senatu actæ sunt Tiberio Graccho, quod rempublicam privatis simultatibus potiorem habuisset. Missi deinde quæstores in domum Scipionis nullum pecuniæ regiæ vestigium repererunt. Lucio Scipioni collata est ab amicis propinquisque ea pecunia qua mulctatus fuerat; eam vero Scipio noluit accipere.
Lucius Scipion, frère de l'Africain, était d'une complexion délicate; cependant, quand il eut été nommé consul, il fut envoyé contre Antiochus, et eut son frère pour lieutenant. Arrivé en Asie, il campa à deux milles environ de l'ennemi. Antiochus commença à ranger son armée en bataille, et Scipion ne refusa pas le combat. Les deux armées étaient en présence, quand il s'éleva un brouillard épais, qui ne fit aucun tort aux Romains, mais nuisit beaucoup aux troupes du roi : car l'humidité n'émonssait ni les épées ni les piques des Romains, mais elle avait amolli les arcs dont se servaient les soldats d'Antiochus, ainsi que leurs frondes et les courroies de leurs javelots. L'armée du roi fut donc défaite et mise en déroute. Antiochus lui-même, accompagné dans la suite d'un petit nombre des siens, se retira en Lydie. Alors les villes de l'Asie se rendirent auvainquenr. Lucius Scipion, de retour à Rome, triompha avec beaucoup de gloire, et reçut le surnom d'Asiatique.
Par la suite, Lucius Scipion fut accusé avec son frère d'avoir reçu de l'argent d'Antiochus; et quoiqu'il soutînt que tout le butin avait été versé dans le trésor public, il n'en fut pas moins condamné. Déjà on le menait en prison, quand Tiberius Gracchus, son ennemi, dit qu'il avait à se plaindre de lui et qu'il ne cherchait pas à se réconcilier, mais qu'il ne souffrirait pas que Lucius Scipion fût mis en prison et chargé de chaînes; en même temps il le fit mettre en liberté. Le sénat adressa de grands remerciements à Tiberius Gracchus pour avoir sacrifié son ressentiment particulier aux intérêts de la république. On envoya ensuite des questeurs dans la maison de Scipion, mais ils n'y trouvèrent aucune trace de l'argent du roi. Ses amis et ses parents rassemblèrent la somme à laquelle il avait été condamné; mais Scipion ne voulut pas l'accepter.
Publius Scipio Nasica patrui Scipionis Africani filius, cum adolescens ædilitatem peteret, manumque cujusdam civis Romani rustico opere duratam, more candidatorum, apprehendisset, jocans interrogavit eum, num manibus solitus esset ambulare: quod dictum a circumstantibus exceptum ad populum manavit, causamque repulsæ Scipioni attulit. Namque omnes rusticæ tribus paupertatem sibi ab eo exprobratam judicantes, iram suam adversus contumeliosum ejus dicterium exercuerunt. Quæ repulsa nobilis adolescentis ingenium ab insolentia revocavit, eumque magnum et utilem civem fecit. PUBLIUS SCIPIO NASICA
Cum Annibal Italiam devastaret, responsum ab oraculo editum esse ferunt: hostem Italia pelli vincique posse, si mater Idæa a Pessinunte Romam advecta foret, et hospitio apud civem optimum reciperetur. Legati ea de re ad Attalum Pergami regem missi sunt. Is legatos comiter acceptos Pessinuntem deduxit. Quærendus deinde fuit vir qui eam rite hospitio exciperet. Publium Scipionem Nasicam senatus judicavit virum esse in tota civitate optimum. Idem consul imperatoris nomen a militibus, et triumphum a senatu oblatum recusavit, dixitque satis gloriæ sibi in omnem vitam eo die quæsitum esse, quo vir optimus a senatu judicatus fuerat: hoc titulo, etsi nec consulatus, nec triumphus addatur, satis honoratam publii Scipionis Nasicæ imaginem fore.
Scipio Nasica censor factus, gravem se ac severum præbuit. Cum equitum censum ageret, equitem quemdam vidit obeso et pingui corpore, equum vero ejus strigosum et macilentum. "Quidnam causæ est, inquit censor, cur sis tu, quam equus pinguior?" - "Quoniam, respondit eques, ego me ipse curo, equum vero servus." Minus verecundum visum est responsum, itaque graviter objurgatus eques, et mulcta damnatus. Idem Scipio Nasica cum Ennio pœta vivebat conjunctissime. Cum ad eum venisset, eique ab ostio quærenti ancilla dixisset Ennium domi non esse, Nasica sensit illam domini jussu dixisse, et illum intus esse. Paucis post diebus cum ad Nasicam venisset Ennius, et eum a janua quæreret, exclamavit ipse Nasica se domi non esse. Tum Ennius: "Quid ! ego non cognosco, inquit, vocem tuam?" Hic Nasica: "Homo es impudens: ego cum te quærerem, ancillæ tuæ credidi te domi non esse; tu non mihi credis ipsi."
Publius Scipion Nasica, fils d'un oncle paternel do Scipion l'Africain, jeune encore, demandait la charge d'édile. Après avoir pris, selon l'usage des candidats, la main d'un citoyen romain qui était endurcie par les travaux de la campagne, il lui demanda en riant s'il avait coutume de marcher sur les mains. Cette plaisanterie, recueillie par les personnes qni se trouvaient autour de lui, se répandit parmi le peuple et valut un refus à Scipion. En effet, toutes les tribus de la campagne, croyant qu'il leur reprochait leur pauvreté, voulurent le punir de ce propos injurieux. Cet échec rendit le jeune homme plus circonspect, et en fit un citoyen utile et recommandable.
Comme Annibal ravageait l'Italie, un oracle annonça, dit-on, que l'ennemi pouvait être chassé et même vaincu, si la déesse Cybèle était amenée de Pessinonte à Rome, et logée chez le citoyen le plus vertueux. Des ambassadeurs furent envoyés à ce sujet à Attale, roi de Pergame, qui les reçut très bien et les conduisit à Pessinonte. Il fallut ensuite chercher un homme qui méritât de recevoir la déesse. Le sénat jugea que Publius Scipion Nasica était l'homme le plus vertueux de toute la ville. Ce même Scipion, étant consul, refusa le titre d'impérator, que lui décernaient ses soldats, et le triomphe que lui offrait le sénat, disant qu'il avait acquis assez de gloire pour toute sa vie, le jour où le sénat l'avait jugé le plus vertueux des citoyens, et que ce titre, sans consulat ni triomphe, suffisait pour décorer l'image de Publius Scipion Nasica.
Scipion Nasica devenu censeur, se montra grave et sévère. Comme il faisait la revue des chevaliers, il en vit un qui était gros et gras tandis que son cheval était maigre et décharné. " D'où vient, lui dit le censeur, que vous êtes plus gras que votre cheval ? — C'est, répondit le chevalier, que je me soigne moi-même, et que mon cheval est soigné par mon esclave." Cette réponse parut peu respectueuse ; c'est pourquoi le chevalier fut réprimandé sévèrement et condamné à une amende. Le même Scipion vivait avec le poète Ennius dans une étroite union. Étant un jour allé le voir, et l'ayant demandé à la porte, la servante répondit qu'Ennius n'était pas chez lui. Nasica sentit qu'elle avait fait cette réponse par l'ordre de son maître, et qu'Ennius y était. Peu de temps après, Ennius à son tonr s'étant présenté à la porte de Nasica, Nasica cria lui-même qu'il n'y était pas. "Quoi, dit Ennius, ne connais-je pas ta voix ? — Tu es un homme impudent, reprit Nasica ; l'autre jour, sur la parole de ta servante, j'ai cru que tu n'étais pas chez toi, et aujourd'hui tu ne me crois pas moi-même !
Marcus Porcius Cato ortus municipio Tusculo, adolescentulus priusquam honoribus operam daret, rure in prædiis paternis versatus est, deinde Romam demigravit, et in foro esse cœpit. Primum stipendium meruit annorum decem septemque, Quinto Fabio consule, cui postea semper adhæsit. Inde castra secutus est Claudii Neronis, ejusque opera magni æstimata est in prœlio apud Senam, quo cecidit Asdrubal frater Annibalis. Ab adolescentia frugalitatem temperantiamque coluit. Pellibus hædinis pro stragula veste utebatur; eodem cibo quo milites vescebatur; aquam in bellicis expeditionibus potabat; si nimio æstu torqueretur, acetum; si vires deficerent, paululum vilis vini. MARCUS PORCIUS CATO
Quæstor Scipioni Africano obtigit, et cum eo parum amice vixit. Nam parcimoniæ amans haud probabat sumptus, quos Scipio faciebat. Quare, eo relicto, Romam rediit, ibique Scipionis vitam palam et aperte re reprehendit, quasi militarem disciplinam corrumperet. Dictitabat illum cum pallio et crepidis solitum ambulare in Gymnasio, palæstræ operam dare, militum licentiæ indulgere. Quod crimen non verbo, sed facto diluit Scipio. Nam cum ea de re legati Roma Syracusas missi essent, Scipio exercitum omnem eo convenire et classem expedire jussit, tanquam dimicandum eo die terra marique cum Carthaginiensibus esset, postridie, legatis inspectantibus, pugnæ simulacrum exhibuit. Tam eis armamentaria, horrea, omnemque belli apparatum ostendit. Reversi Romam legati, omnia apud exercitum Scipionis præclare se habere renuntiarunt.
Eadem asperitate Cato matronarum luxum insectatus est. Scilicet in medio ardore belli Punici, Oppius tribunus plebis legem tulerat, qua vetabantur mulieres Romanæ plus semuncia auri habere, vestimento varii coloris uti, et juncto vehiculo in urbe vehi. Confecto autem bello, et florente republica, matronæ pristina ornamenta sibi reddi postulabant; omnes vias urbis obsidebant, virosque ad forum descendentes orabant, ut legem Oppiam, abrogarent. Quibus acerrime restitit Cato, sed frustra; nam lex fuit abrogata.
Cato creatus consul, in Hispaniam adversas Celtiberos profectus est. Quos acri prœlio vicit, et ad deditionem compulit: eo in bello Cato cum ultimis militum parcimonia vigiliis et labore certavit, nec in quemquam gravius severiusque imperium exercuit, quam in semetipsum. Cum Hispanos ad defectionem pronos videret, cavendum judicavit ne deinceps rebellare possent. Id autem effecturus sibi videbatur, si eorum muros dirueret. Sed veritus ne, si id universis civitatibus imperaret communi edicto, non obtemperarent, scripsit ad singulas separatim ut muros diruerent, epistolasque omnibus simul eodemque die reddendas curavit. Cum unaquæque sibi soli imperari putaret, universæ paruerunt. Cato Romam reversus de Hispania triumphavit.
Postea Cato censor factus, severe ei præfuit potestati. Nam, et in complures nobiles animadvertit, et imprimis Lucium Flaminium virum consularem senatu movit. Cui inter alia facinora illud objecit. Cum esset in Gallia Flaminius, mulierem, cujus amore deperibat, ad cenam vocavit, eique forte inter cenandum dixit multos capitis damnatos in vinculis esse, quos securi percussurus esset. Tum illa negavit se unquam vidisse quemquam securi ferientem, et pervelle id videre. Statim Flaminius unum ex his, qui in carcere detinebantur, adduci jussit, et ipse securi percussit. Tam perditam libidinem eo magis notandam putavit Cato, quod cum probro privato conjungeret imperii dedecus. Quid enim crudelius quam inter pocula et dapes ad spectaculum mulieris humanam victimam mactare, et mensam cruore respergere?
Cum in senatu de tertio Punico bello ageretur, Cato jam senex delendam Carthaginem censuit, negavitque ea stante salvam esse posse rempublicam. Cum autem id, contradicente Scipione Nasica, non facile patribus persuaderet, deinceps quoties de re aliqua sententiam dixit in senatu, addidit semper: "Hoc censeo, et Carthaginem esse delendam." Tandem in curiam intulit ficum præcocem, et excussa toga effudit: cujus cum pulchritudinem patres admirarentur, interrogavit eos Cato quandonam ex arbore lectam putarent? Illis ficum recentem videri affirmantibus: "Atqui, inquit, tertio abhinc die scitote decerptam esse Carthagine; tam prope ab hoste absumus." Movit ea res patrum animos, et bellum Carthaginiensibus indictum est.
Fuit Cato ut senator egregius, ita bonus pater: cum ei natus esset filius, nullis negotiis nisi publicis impediebatur quominus adesset matri infantem abluenti et fasciis involventi. Illa enim proprio lacte filium alebat. Ubi aliquid intelligere potuit puer, eum pater ipse in literis instituit, licet idoneum et eruditum domi servum haberet. Nolebat enim servum filio maledicere, vel aurem vellicare, si tardior in discendo esset; neque etiam filium tanti beneficii, hoc est doctrinæ, debitorem esse servo. Ipse itaque ejus ludi magister, ipse legum doctor, ipse lanista fuit. Conscripsit manu sua, grandibus literis historias, ut etiam in paterna domo ante oculos proposita haberet veterum instituta et exempla.
Cum postea Catonis filius in exercitu Pompili tiro militaret, et Pompilio visum esset unam dimittere legionem, Catonis quoque filium dimisit; sed cum is amore pugnandi in exercitu remansisset, Cato pater ad Pompilium scripsit, ut, si filium pateretur in exercitu remanere, secundo eum obligaret militiæ sacramento, quia, priore amisso, cum hostibus jure pugnare non poterat. Exstat quoque Catonis patris ad filium epistola, in qua scribit se audivisse eum missum factum esse a Pompilio imperatore monetque eum ut caveat ne prœlium ineat. Negat enim jus esse, qui miles non sit, eum pugnare cum hoste.
Agricultura plurimum delectabatur Cato, malebatque agrorum et pecorum fructu, quam fœnore ditescere. Cum ab eo quæreretur quid maxime in re familiari expediret. Respondit, bene pascere. Quid secundum? Satis bene pascere. Quid tertium? Male pascere. Quid quartum? Arare. Et cum ille qui quæsierat dixisset, quid fœnerari? Tum Cato: "Quid, inquit, hominem occidere?" Scripsit ipse villas suas, ne tectorio quidem fuisse perlitas, atque postea addidit: "Neque mihi ædificatio neque vas, neque vestimentum ullum est pretiosum; si quid est, quo uti possim, utor; si non est, facile careo. Suo quemque uti et frui per me licet: mihi vitio quidam vertunt, quod multis egeo; at ego illis vitio tribuo, quod nequeunt egere."
Injuriarum patientissimus fuit Cato. Cum ei causam agenti, protervus quidam, pingui saliva quantum poterat attracta, in frontem mediam inspuisset, tulit hoc leniter: "Et ego, inquit, o homo! affirmabo falli eos qui te negant os habere." Ab alio homine improbo contumeliis proscissus: "Iniqua, inquit, tecum mihi est pugna: tu enim probra facile audis, et dicis libenter; mihi vero et dicere ingratum, et audire insolitum." Dicere solebat acerbos inimicos melius de quibusdam mereri quam eos amicos qui dulces videantur; illos enim sæpe verum dicere, hos nunquam.
Cato ab adolescentia usque ad extremam ætatem inimicitias, reipublicæ causa, suscipere non destitit: ipse a multis accusatus, non modo nullum existimationis detrimentum fecit, sed, quoad vixit, virtutum laude crevit. Quartum et octogesimum annum agens, ab inimicis capitali crimine accusatus suam ipse causam peroravit, nec quisquam, aut memoriam ejus tardiorem, aut lateris firmitatem imminutam, aut os hæsitatione impeditum animadvertit. Non ilium enervavit, nec afflixit senectus: ea ætate aderat amicis, veniebat in senatum frequens. Græcas etiam literas senex didicit. Quando obreperet senectus, vix intellexit. Sensim sine sensu ætas ingravescebat; nec subito fracta est, sed diuturnitate quasi extincta. Annos quinque et octoginta natus excessit e vita.
Marcus Porcius Caton était originaire de Tusculum, ville municipale. Dans sa première jeunesse, et avant d'aspirer aux charges, il vécut à la campagne dans les biens de son père; ensuite il vint à Rome, et commença à se produire au barreau. Il fit ses premières armes à l'âge de dix-sept ans, sous le consul Quintus Fabius, à qui il resta toujours attaché dans la suite. De là il servit sous Claudius Néron, et se signala à la bataille de Séna, où fut tué Asdrubal, frère d'Annibal. Dès sa jeunesse il pratiqua la tempérance et la frugalité. Il se servait de peaux de bouc pour couvertures, et prenait la même nourriture que le soldat. En campagne il ne buvait que de l'eau ; s'il avait trop chaud, du vinaigre, et un peu de vin ordinaire, si les forces lui manquaient.
Le sort le donna pour questeur à Scipion l'Africain, avec lequel il vécut assez mal. Aimant l'économie, il ne pouvait approuver les dépenses que faisait Scipion. Il le laissa donc, revint à Rome, et y blâma publiquement et ouvertement sa conduite, l'accusant de corrompre la discipline militaire. Il répétait souvent que Scipion avait coutume de se promener en manteau et en pantoufles dans le gymnase, qu'il s'exerçait à la lutte, et favorisait la licence du soldat. Scipion détruisit ces accusations, non par des paroles mais par des faits; car, des commissaires ayant été envoyés à ce sujet de Rome à Syracuse, il fit rassembler toute son armée, et ordonna à sa flotte d'appareiller, comme si l'on avait dû, ce jour-là, se battre avec les Carthaginois sur terre et sur mer. Le lendemain il donna aux commissaires le spectacle d'un combat simulé, et leur fît voir ensuite ses arsenaux, ses greniers et tous ses préparatifs de guerre. Les commissaires, de retour à Rome, rapportèrent qu'à l'armée de Scipion tout était dans le meilleur état.
Caton poursuivit avec le même acharnement le luxe des dames romaines. Dans le feu de la guerre punique, Oppius, tribun du peuple, avait fait passer une loi qui défendait aux dames romaines d'avoir plus d'une demi-once d'or, de porter des robes de diverses couleurs, et de se faire conduire dans la ville sur un char ; mais cette guerre terminée et la république redevenue florissante, les dames demandaient qu'on leur rendît leurs anciens ornements. En conséquence elles assiégeaient toutes les rues de Rome, et priaient leurs maris qui descendaient à la place publique d'abroger la loi Oppia. Caton s'y opposa avec beaucoup de véhémence, mais en vain, car la loi fut abrogée.
Caton, créé consul, partit en Espagne contre les Celtibériens. Il les vainquit après un rude combat, et les força à se rendre. Dans cette guerre, il le disputa aux derniers des soldats en sobriété, en veilles, en travaux, et ne fut pour personne plus sévère que pour lui-même. Voyant que les Espagnols étaient, disposés à se révolter, il voulut prendre les précautions nécessaires pour leur en ôter les moyens. Il crut qu'il en viendrait à bout, s'il leur faisait abattre les murs de leurs villes ; mais craignant de n'être pas obéi, s'il l'ordonnait par un édit général, il écrivit à chacune d'elles en particulier qu'elle eût à démolir ses remparts, et eut soin que toutes les lettres fussent rendues le même jour et à la même heure. Chaque ville crut que cet ordre ne regardait qu'elle seule, et toutes obéirent. Caton, de retour à Rome, triompha de l'Espagne.
Ensuite, Caton, créé censeur, remplit ces fonctions avec beaucoup de sévérité. En effet, il sévit contre un grand nombre de personnes distinguées, et principalement contre Lucius Flaminius, personnage consulaire, qu'il fit chasser du sénat. Entre autres crimes, il lui reprocha celui-ci. Flaminius, qui se trouvait alors en Gaule, invita à souper une femme qu'il aimait éperdument, et lui dit, par hasard, au milieu du repas, qu'il y avait dans les prisons un grand nombre de condamnés à qui il allait faire trancher la tête. Cette femme lui dit alors qu'elle n'avait jamais vu trancher la tête à personne, et qu'elle désirait voir ce spectacle. Aussitôt Flaminius se fit amener un des détenus et l'exécuta lui-même. Caton pensa que ce trait de cruauté était d'autant plus condamnable, qu'en déshonorant le particulier il déshonorait aussi l'Etat. Quoi de plus cruel en effet que d'immoler une victime humaine au milieu d'un festin, et d'ensanglanter sa table pour satisfaire la curiosité d'une femme ?
Comme on délibérait au sénat sur la troisième guerre punique, Caton, déjà vieux, fut d'avis qu'il fallait détruire Carthage, et soutint que, tant qu'elle subsisterait, Rome ne pouvait être en sûreté. Mais, comme il avait de la peine à faire partager son opinion aux sénateurs, parce qu'elle était combattue par Scipion Nasica, par la suite, toutes les fois qu'au sénat il donna son avis sur quelque affaire, il ne manquait pas d'ajouter : " Tel est mon avis et de plus je pense qu'il faut détruire Carthage." Enfin, un jour il porta au sénat une figue mûre avant la saison, et, secouant sa robe, il la jeta au milieu de l'assemblée. Les sénateurs admirant la beauté de cette figue, Caton leur demanda quand ils croyaient qu'elle avait été cueillie sur l'arbre. Ils répondirent qu'elle leur paraissait fraîchement cueillie. " Eh bien, reprit Caton, sachez qu'elle a été cueillie à Carthage, il y a trois jours, tant nous sommes près de l'ennemi !" Ce trait fit impression sur les sénateurs, et la guerre fut déclarée aux Carthaginois.
Caton fut aussi bon père que bon sénateur. Un fils lui était né ; il n'y eut que les affaires publiques pour pouvoir l'empêcher d'être présent quand la mère le lavait et l'enveloppait de langes, car elle le nourrissait de son lait. Dès que cet enfant fut en état de comprendre, son père lui enseigna lui-même à lire, quoiqu'il eût dans sa maison un esclave capable et instruit. C'est qu'il ne voulait pas qu'un esclave parlât durement à son fils, ou lui tirât l'oreille, s'il n'avait pas de facilité à apprendre, ni que son fils fût redevable à un esclave d'un aussi grand bienfait que celui de l'instruction. Il fut donc son maître d'école, et lui apprit encore à connaître les lois et à manier les armes. Il avait écrit de sa propre main, et en gros caractères, plusieurs traits d'histoire, afin que, sans sortir de la maison paternelle, son fils eût sous les yeux les maximes et les exemples des anciens.
Par la suite, comme le fils de Caton faisait ses premières armes dans l'armée de Pompilius, ce général jugea à propos de licencier une légion, et le fils de Caton se trouva réformé. Mais, celui-ci étant resté à l'armée par amour pour le métier de la guerre, Caton le père écrivit à Pompilius que, s'il consentait à garder son fils, il voulût bien lui faire prêter un nouveau serment, parce que ce jeune homme se trouvait dégagé du premier et n'avait plus le droit de combattre contre l'ennemi. Il existe aussi une lettre de Caton le père à son fils, dans laquelle il a appris par ouï-dire que le général Pompilius l'a réformé, et lui prescrit de bien prendre garde de se trouver à aucune affaire ; ajoutant que celui qui n'est pas soldat, n'a pas le droit d'en venir aux mains avec l'ennemi.
Caton avait un goût singulier pour l'agriculture, et il aimait mieux s'enrichir du produit de ses terres et de celui de ses troupeaux que par la voie de l'usure. Quelqu'un lui demandant quel était le meilleur moyen d'augmenter son patrimoine : " C'est, répondit-il, d'avoir grand soin de ses troupeaux. — Quel est le second ? — C'est d'en avoir un soin suffisant. — Quel est le troisième ? — C'est d'avoir un soin quelconque. — Et le quatrième ? — C'est de labourer. " Celui qui le questionnait ainsi lui ayant dit : " Et prêter à usure ?" Caton répondit aussitôt : " Et tuer un homme ?" Il a écrit que ses métairies n'étaient pas même revêtues de crépi, et il a ajouté : " Je n'ai ni édifice, ni vase, ni habit recherché; si j'ai quelque chose dont je puisse me servir, je m'en sers ; si je n'ai rien, je sais m'en passer. Je laisse chacun se servir et jouir de ce qu'il a. Quelques-uns me font un crime de ce que je manque de beaucoup de choses, et moi je leur en fais un de ce qu'ils ne savent manquer de rien."
Caton souffrait très patiemment les injures. Un jour qu'il plaidait, un insolent tira de sa poitrine, le plus fortement qu'il put, une épaisse salive, et la lui lança au milieu du front. Caton, sans se mettre en colère, dit à cet homme : " Je soutiens qu'on aurait grand tort de dire que tu n'as pas de bouche." Un autre impudent l'accablant d'injures : "Le combat, lui dit Caton, n'est pas égal entre nous : car tu t'entends souvent adresser des injures, et tu en dis volontiers ; et moi je n'aime pas à en dire, et n'ai pas coutume d'en entendre." Il aimait à répéter que des ennemis déclarés rendent quelquefois plus de services que certains amis qui ont un ton doucereux, parce que les premiers disent souvent la vérité, et que les seconds ne la disent jamais.
Caton, depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, ne cessa de se faire des ennemis par son zèle pour la chose publique. Poursuivi en justice par plusieurs citoyens, non seulement il ne perdit rien de l'estime générale, mais encore, tant qu'il vécut, il vit croître les hommages qu'on rendait à sa vertu. A l'âge de quatre-vingt-quatre ans, accusé par ses ennemis d'un crime capital, il plaida lui-même sa cause, et personne ne s'aperçut que sa mémoire fût plus lente, ses poumons moins forts, ou sa langue plus embarrassée. La vieillesse ne diminua ni ses forces, ni son énergie. A oet âge il était encore au service de ses amis, et venait souvent au sénat. Ce fut même alors qu'il apprit la langue grecque. A peine s'aperçut-il qu'il vieillissait. L'âge s'appesantissait sur lui insensiblement ; ses forces ne furent pas brisées tout à coup, mais lentement éteintes par le temps. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.
Titus Quinctius Flaminius filius ejus, qui apud Trasimenum periit, consul missus est adversus Philippum Macedonum regem, qui Annibalem pecunia et copiis juverat, Atheniensesque populi Romani socios armis lacessiverat. Contraxerant autem bellum cum Philippo Athenienses haudquaquam digna causa. Duo juvenes Acarnanes non initiati templum Cereris cum cetera turba ingressi sunt. Facile eos sermo prodidit. Perducti ad antistites templi, etsi manifestum erat eos per errorem ingressos, tanquam ob infandum scelus interfecti sunt: Acarnanes suorum nece commoti, ad vindicandos illos auxilium a Philippo petierunt, qui terram Atticam igne ferroque vastavit, urbes complures cepit, Athenas ipsas oppugnavit. TITUS QUINCTIUS FLAMINIUS
Quinctius exercitu conscripto maturius quam soliti erant priores consules profectus, in Græciam magnis itineribus contendit. Tunc caduceator ab rege venit, locum ac tempus colloquendi postulans. Flaminius victoriæ quam pacis avidior, tamen ad constitutum tempus venit in colloquium, postulavitque ut Philippus omni Græcia decederet. Accensus indignatione rex exclamavit: "Quid victo imperares gravius, Tite Quincti?" Et cum quidam ex circumstantibus oculis æger adjecisset, aut bello vincendum, aut melioribus parendum esse. "Apparet id quidem, inquit Philippus, etiam cæco", jocans in ejus valetudinem oculorum. Erat quippe Philippus dicacior natura, quam regem decet, et ne inter seria quidem satis risu temperans. Dein, re infecta, se ex colloquio proripuit. Eum Flaminius bis prœlio fudit castrisque exuit.
Quinctius Flaminius Græciæ veterem statum reddidit ut legibus suis viveret, et antiqua libertate frueretur. Aderat ludorum Isthmiorum tempus, ad quod spectaculum Græcia universa convenerat. Tam præco in mediam arenam processit, tubaque silentio facto, hæc verba pronuntiavit: "Senatus, populusque Romanus et Titus Quinctius Flaminius imperator, Philippo rege et Macedonibus devictis, omnes Græciæ civitates liberas esse jubet." Audita voce præconis, majus gaudium fuit, quam quantum homines possent capere: vix satis credebat se quisque audivisse, alii alios intuebantur mirabundi revocatus præco, cum unusquisque non audire tantum, sed videre etiam libertatis suæ nuntium averet, iterum pronuntiavit eadem. Tum tantus clamor ortus est, ut certo constet aves, quæ supervolabant, attonitas paventesque decidisse.
Quinctio Flaminio triumphus a Senatu decretus est. Postea cum Prusias Bithyniæ rex legatos Romam mississet, casu accidit ut legati apud Flaminium cenarent atque ibi de Annibale mentione facta, ex his unus diceret eum in Prusiæ regno esse. Id postero die Flaminius senatui detulit. Patres, qui, vivo Annibale, nunquam metu vacui erant, legatos in Bithyniam miserunt, in his Flaminium, qui Annibalem sibi dedi poscerent. A primo colloquio Flaminii, ad domum Annibalis custodiendam, milites a rege missi sunt. Annibal septem exitus e domo fecerat, ut semper aliquod iter fugæ præparatum haberet. Postquam nuntiatum est ei milites regios in vestibulo esse, conatus est postico occulto fugere : ubi vero id quoque obseptum sensit, et omnia clausa esse, hausto, quod sub annuli gemma habebat, veneno absumptus est.
Titus Quinctius Flaminius, fils de celui qui fut tué à la bataille de Trasimène, fut envoyé en qualité de consul contre Philippe, roi de Macédoine, qui avait fourni à Annibal de l'argent et des troupes, et avait attaqué les Athéniens, alliés du peuple romain. Or les Athéniens se trouvaient engagés dans une guerre contre Philippe pour un sujet bien léger. Deux jeunes Acarnaniens entrèrent avec la foule dans le temple de Cérès, sans être initiés aux mystères de cette déesse. Leur langage les fit aisément reconnaître. Ils furent donc conduits aux prêtres du temple, et, quoiqu'il fût manifeste qu'ils étaient entrés par erreur, ils furent mis à mort comme coupable d'un crime énorme. Les Acarnaniens, irrités de la mort de leurs compatriotes, résolurent de les venger et demandèrent du secours à Philippe, qui mit l'Attique à feu et à sang, prit plusieurs villes, et vint même mettre le siège devant Athènes.
Quinctius leva une armée, partit plus tôt que ne l'avaient encore fait les consuls ses prédécesseurs, et se rendit à grandes journées en Grèce. Un héraut, de la part du roi, vint alors lui demander l'heure et le lieu pour une conférence. Flaminius, plus avide de la victoire que de la paix, se rendit cependant au lieu et à l'heure indiqués, et demanda que Philippe évacuât toute la Grèce. A cette proposition, le roi indigné s'écria : " Quinctius, qu'imposeriez-vous donc de plus dur à un vaincu ?" Et un des assistants, qni avait mal aux yeux, ayant ajouté qu'il fallait ou vaincre ou obéir au plus fort : " Oui, reprit Philippe en plaisantant sur son incommodité, voilà qui est clair, même pour un aveugle, Philippe était naturellement plus railleur qu'il ne convient à un roi, et, même au milieu des affaires sérieuses, il ne pouvait s'empêcher de plaisanter. Il se retira ensuite sans avoir rien terminé. Flaminius gagna sur lui deux batailles, et prit son camp.
Quinctius Flaminius rendit à la Grèce son ancien statut; il voulut la voir se gouverner par ses propres lois et jouir de son antique liberté. C'était le temps des jeux Isthmiques, et toute la Grèce s'était rendue à ce spectacle. Alors un héraut s'avança au milieu de l'arène, et, après avoir fait faire silence au son de la trompe, il prononça ces paroles : " Le sénat, le peuple romain, et le général Titus Quinctius Flaminius, ayant vaincu le roi Philippe et les Macédoniens, ordonnent que toutes les villes de la Grèce soient libres." Ces paroles excitèrent une joie qui s'exalta jusqu'au délire ; ceux qui les avaient entendues, en croyant à peine leurs oreilles, se regardaient les uns les autres avec étonnement, et, chacun voulant non seulement entendre, mais encore voir celui qui lui annonçait sa liberté, on rappela le héros, qui répéta les mêmes paroles. Il s'éleva alors un si grand cri, qu'on assure que les oiseaux qui volaient au-dessus de l'arène tombèrent étourdis et effrayés.
Le sénat décerna à Qùinctius Flaminius les honneurs du triomphe. Quelque temps après, Prusias, roi de Bithynie, ayant envoyé des ambassadeurs à Rome, ceux-ci par hasard soupèrent chez Flaminius, et, la conversation étant tombée sur Annibal, l'un d'eux dit qu'il était dans le royaume de Prusias. Le lendemain, Flaminius en instruisit le sénat. Les sénateurs, qui n'avaient pas un instant de sécurité tant qu' Annibal était vivant, envoyèrent en Bithynie des ambassadeurs, au nombre desquels était Flaminius, pour demander qu'on le leur livrât. Prusias, dès son premier entretien avec Flaminius, fit entourer de soldats la maison d'Annibal. Celui-ci y avait pratiqué sept issues, pour avoir toujours un chemin ouvert à la fuite. Quand il eut appris que les soldats du roi étaient dans le vestibule, il essaya de se sauver par une porte dérobée ; mais voyant que cette porte était aussi gardée, et que tous les passages étaient fermés, il avala du poison, qu'il portait dans le chaton de sa bague, et mourut.
Paulus Æmilius ejus qui ad Cannas cecidit filius erat. Consul sortitus est Macedoniam provinciam, in qua Perseus Philippi filius paterni in Romanos odii hæres bellum renovaverat. Cum adversus Perseum profecturus esset, et domum suam ad vesperum rediret, filiolam suam Tertiam, quæ tunc erat admodum parva, osculans, animadvertit tristiculam: "Quid est, inquit, mea Tertia, quid tristis es?" - "Mi pater, inquit illa, Perse periit." (Erat autem mortua catella eo nomine). Tum ille arctius puellam complexus: "Accipio omen, inquit, mea filia." Ita ex fortuito dicto quasi spem certam clarissimi triumphi animo præsumpsit. Ingressus deinde Macedoniam recta ad hostem perrexit. LUCIUS PAULUS ÆMILIUS MACEDONICUS
Cum duæ acies in conspectu essent, Sulpicius Gallus, tribunus militum, Romanum exercitum magno metu liberavit. Is enim, cum lunæ defectionem nocte sequenti futuram præsciret, ad contionem vocatis militibus dixit: "Nocte proxima, ne quis id pro portento accipiat, ab hora secunda usque ad quartam luna defectura est. Id, quia naturali ordine et statis fit temporibus, et sciri ante et prædici potest. Itaque, quemadmodum nemo miratur lunam nunc pleno orbe, nunc senescentem exiguo cornu fulgere, sic mirum non est eam obscurari, quando umbra terræ conditur." Quapropter Romanos non movit illa defectio; Macedones vero eadem, ut triste prodigium, terruit.
Paulus Æmilius cum Perseo acerrime dimicavit tertio nonas septembris. Macedonum exercitus cæsus fugatusque est: rex ipse cum paucis fugit. Fugientes persecutus est Æmilius usque ad initium noctis. Tum se in castra victor recepit. Reversum gravis cura angebat quod filium in castris non invenisset. Is erat Publius Scipio, postea Africanus deleta Carthagine appellatus, qui decimum septimum tunc annum agens, dum acrius sequitur hostes, in partem aliam turba abreptus fuerat. Media tandem nocte in castra rediit. Tunc, recepto sospite filio, pater tantæ victoriæ gaudium sensit. Victus Perseus in templum confugerat, ibique in angulo obscuro delitescebat: deprehensus, et cum filio natu maximo ad consulem perductus est.
Perseus pulla veste amictus castra ingressus est. Non alias ad ullum spectaculum tanta multitudo occurrit. Rex captivus progredi præ turba non poterat, donec consul lictores misit, qui submovendo circumfusos iter ad prætorium facerent. Paulus Æmilius, ubi audivit Perseum adesse, consurrexit, progressusque paulum intrœunti regi manum porrexit: ad genua procumbentem erexit; introductum in tabernaculum suo lateri assidere jussit. Deinde eum interrogavit qua inductus injuria bellum contra populum Romanum tam infesto animo suscepisset? Rex, nullo dato responso, terram intuens diu flevit. Tum consul: "Bonum, inquit, animum habe: populi Romani clementia non modo spem tibi, sed prope certam fiduciam salutis præbet."
Postquam Perseum consolatus est Paulus Amilius sermonem ad circumstantes Romanos convertit: "Videtis, inquit, exemplum insigne mutationis rerum humanarum: vobis hæc præcipue dico, juvenes; ideo neminem decet in quemquam superbe agere, nec præsenti credere fortunæ." Eo die Perseus a consule ad cenam invitatus est, et alius omnis ei honos habitus est, qui haberi in tali fortuna, poterat. Deinde cum ad consulem multarum gentium legati gratulandi causa venissent Paulus Æmilius ludos magno apparatu fecit, lautumque convivium paravit: qua in re curam et diligentiam adhibebat, dicere solitus et convivium instruere et ludos parare viri ejusdem esse, qui sciret bello vincere.
Confecto bello, Paulus Æmilius regia nave ad urbem est subvectus. Completæ erant omnes Tiberis ripæ obviam effusa multitudine. Fuit ejus triumphus omnium longe magnificentissimus. Populus, exstructis per forum tabulatis in modum theatrorum, spectavit in candidis togis. Aperta templa omnia et sertis coronata thure fumabant. In tres dies distributa est pompa spectaculi. Primus dies vix suffecit transvehendis signis tabulisque; sequenti die translata aunt arma, galeæ, scuta, loricæ, pharetræ, argentum aurumque. Tertio die, primo statim mane ducere agmen cœpere tibicines, non festos solemnium pomparum modos, sed bellicum sonantes, quasi in aciem procedendum foret. Deinde agebantur pingues cornibus auratis et vittis redimiti boves centum et viginti.
Sequebantur Persei liberi, comitante educatorum et magistrorum turba qui manus ad spectatores cum lacrymis miserabiliter tendebant, et pueros docebant implorandam suppliciter victoris populi misericordiam. Pone filios incedebat cum uxore Perseus stupenti et attonito similis. Inde quadringentæ coronæ aureæ portabantur, ab omnibus fere Græciæ civitatibus dono missæ. Postremo ipse in curru Paulus auro purpuraque fulgens eminebat, qui magnam cum dignitate alia corporis, tum senecta ipsa majestatem præ se ferebat. Post currum inter alios illustres viros filii duo Æmilii; deinde equites turmatim, et cohortes peditum suis quæque ordinibus. Paulo a senatu et a plebe concessum est ut in ludis Circensibus veste triumphali uteretur, eique cognomen Macedonici inditum.
Tantæ huic lætitiæ gravis dolor admixtus est. Nam Paulus Æmilius, duobus filiis in adoptionem datis, duos tantum nominis hæredes domi retinuerat. Ex his minor ferme duodecim annos natus, quinque diebus ante triumphum patris, major autem triduo post triumphum decessit. Erat porro Æmilius liberorum amantissimus; eos erudiendos curaverat non solum Romana veteri disciplina, sed etiam Græcis literis. Optimos adhibuerat magistros, eorumque exercitiis omnibus ipse interfuerat, cum eum respublica alio non vocaret. Eum tamen casum fortiter tulit, et in oratione, quam de rebus a se gestis apud populum habuit: "Optavi, inquit, ut si quid adversi immineret ad expiandam nimiam felicitatem, id in domum meam potius quam in rempublicam recideret. Nemo jam ex tot liberis superest, qui Pauli Æmilii nomen ferat; sed hanc privatam calamitatem vestra felicitas, et secunda fortuna publica consolatur."
Paulus Æmilius omni Macedonum gaza, quæ fuit maxima, potitus erat: tantam in ærarium populi Romani pecuniam invexerat, ut unius imperatoris præda finem attulerit tributorum; at hic non modo nihil ex thesauris regiis concupivit, sed ne ipse quidem spectare eos dignatus est. Per alios homines cuncta administravit, nec quidquam in domum suam intulit, præter memoriam nominis sempiternam: mortuus est adeo pauper, ut dos ejus uxori, nisi vendito, quem unum reliquerat, fundo, non potuerit exsolvi. Exsequiæ ejus non tam auro et ebore, quam omnium benevolentia et studio fuerunt insignes. Macedoniæ principes, qui tunc Romæ erant legationis nomine, humeros suos funebri lecto sponte subjecerunt. Quem enim in bello ob virtutem timuerant, eumdem in pace ob justitiam diligebant.
Paul Emile était fils de celui qui fut tué à la bataille de Cannes. "Fait consul, il eut pour gouvernement la Macédoine, où Persée, fils de Philippe, héritier de la haine de son père contre les Romains, avait renouvelé la guerre. Comme il était à la veille de partir pour combattre ce roi, un soir, rentrant chez lui," il embrassa sa fille Tertia, qui était fort petite, et s'aperçut qu'elle était un peu triste. «Ma fille, ma chère Tertia, lui dit-il, qu'est-ce qui te chagrine ? - Mon père, répondit l'enfant, Persé est morte." (Or cette Persé était une petite chienne qui venait en effet de mourir.) Alors Paul Emile, emhrassant sa fille plus tendrement encore : " Ma fille, lui dit-il, j'en accepte l'augure." C'est ainsi que d'un mot prononcé au hasard il tira l'espérance certaine d'un triomphe glorieux. Etant ensuite entré dans la Macédoine, il marcha droit à l'ennemi.
Les deux armées étant en présence, Sulpicius Gallus, tribun militaire, préserva l'armée d'une grande frayeur. En effet, connaissant qu'il y aurait la nuit suivante une éclipse de lune, il assembla les soldats, et leur dit : " Cette nuit, je vous le dis afin que personne ne prenne cela pour un prodige de mauvais augure, la lune sera éclipsée depuis la seconde jusqu'à la quatrième heure. Ces phénomènes arrivent naturellement et à des temps fixes ; ils peuvent donc être sus et prédits d'avance. Ainsi, de même que personne n'est surpris de voir la lune tantôt briller dans son plein, tantôt ne montrer qu'un petit croissant, quand elle est à son déclin ; de même il n'est pas étonnant qu'elle soit obscurcie, quand elle est cachée par l'ombre de la terre." Cette éclipse ne fit aucune impression sur les Romains, tandis qu'elle épouvanta les Macédoniens, qui la regardèrent comme un prodige sinistre.
Paul Emile livra à Persée une sanglante bataille, le troisième jour des nones de septembre. L'armée des Macédoniens fut défaite et mise en déroute. Le roi lui-même s'enfuit avec un petit nombre des siens. Emile poursuivit les fuyards jusqu'au commencement de la nuit. Alors il rentra vainqueur dans son camp, et fut très inquiet de ne pas y trouver son fils : c'était Publius Scipion, qui fut depuis surnommé l'Africain pour avoir détruit Carthage. Il était alors dans sa dix-septième année, et, poursuivant l'ennemi avec trop d'ardeur, il avait été entraîné par la foule d'un autre côté que son père. Enfin au milieu de la nuit il rentra dans le camp. Alors Emile, ayant recouvré son fils, sentit tout le prix d'une si grande victoire. Persée vaincu s'était réfugié dans un temple, et s'y tenait caché dans un coin obscur : il fut pris et mené au consul avec son fils aîné.
Persée entra dans le camp, revêtu d'un habit de deuil. Jamais aucun spectacle n'attira une aussi grande multitude. Le roi captif ne pouvait avancer à cause de la foule ; le consul fut obligé d'envoyer ses licteurs pour ouvrir à Persée un passage vers le prétoire. Dès qu'on eut annoncé à Paul Emile que Persée était là, il se leva, s'avança un peu à sa rencontre et lui présenta la main. Le roi s'étant jeté à ses pieds, il le releva, le mena dans sa tente et le fit asseoir à ses côtés. Il lui demanda ensuite quel reproche il ami à faire aux Romains, pour avoir, entrepris contre eux une guerre aussi acharnée. Le roi, sans répondre, un seul mot, regarda fixement la terre, et pleura longtemps. " Prenez courage, lui dit alors le consul; la clémence du peuple romain doit vous inspirer non seulement l'espoir, mais presque la certitude qu'il ne vous sera fait aucun mal."
Paul Emile, après avoir consolé Persée, s'adressa aux Romains qui l'entouraient : " Vous voyez, leur dit-il, un exemple remarquable des vicissitudes humaines. C'est à vous que je parle, jeunes gens ; il ne convient à personne de traiter avec hauteur qui que ce soit, et de trop présumer de sa fortune." Le même jour Persée fut invité par le consul à souper, et reçut tous les hommages que comportait sa situation. Les députés de plusieurs nations étant ensuite venus féliciter Paul Emile, celui-ci fit célébrer des jeux magnifiques, et préparer un festin splendide. Il donnait tous ses soins à ces fêtes, disant que celui qui sait vaincre dans les combats, doit aussi savoir ordonner un repas et préparer des jeux.
La guerre terminée, Paul Emile, monté sur un des vaisseaux du roi, revint à Rome. La multitude accourue au-devant du vainqueur couvrait les deux rives du Tibre. Son triomphe fut sans contredit le plus beau qu'on eût jamais vu. Les citoyens, vêtus de robes blanches, le regardaient du haut d'une longue suite d'estrades élevées autour de la place publique en forme d'amphithéâtres. Tous les temples étaient ouverts, ornés de festons, et parfumés d'encens. La pompe du spectacle, fut partagée en trois jours. Le premier suffit à peine pour promener à travers la ville les statues et les tableaux en levés à l'ennemi ; le second jour on promena les armes, les casques, les boucliers, les cuirasses, les carquois, l'or et l'argent; le troisième jour, dès le grand matin, les musiciens ouvrirent la marche, faisant entendre non des airs de fête, mais des airs guerriers, comme si l'on eût marché à l'ennemi. On menait ensuite cent vingt taureaux gras, dont les cornes étaient dorées et ornées de bandelettes.
Suivaient les enfants de Persée, accompagnés de leurs maîtres et de leurs gouverneurs. Ceux-ci, les yeux en pleurs, tendaient vers les spectateurs des mains suppliantes, et instruisaient leurs élèves à implorer humblement la compassion du peuple vainqueur. Derrière ses fils marchait Persée avec son épouse : il avait l'air étonné et stupéfait. Puis on voyait quatre cents couronnes d'or qui avaient été envoyées en présent par presque toutes les villes de la Grèce; enfin paraissait Paul Emile lui-même, monté sur un char, et tout brillant d'or et de pourpre. Il imprimait le respect non seulement par la dignité de son extérieur, mais encore par son grand âge. A quelque distance du char de triomphe, entre autres personnes de distinction, étaient les deux fils de Paul Emile. Les escadrons de cavalerie et les cohortes d'infanterie, placées chacune à leur rang, fermaient la marche.
Le sénat et le peuple donnèrent à, Paul Emile le privilège d'assister aux jeux du cirque en habit triomphal : il fut nommé le Macédonique.
A une si grande joie se mêlèrent de grandes douleurs. Paul Emile avait donné deux de ses fils en adoption, et avait retenu les deux autres pour être les héritiers de son nom. Le plus jeune de ces deux derniers, qui n'avait pas encore douze ans, mourut cinq jours avant le triomphe de son père, et l'aîné trois jours après. Or Emile aimait beaucoup ses enfants ; il les avait fait instruire non seulement dans l'ancienne discipline des Romains, mais encore dans les lettres grecques. Il leur avait donné les meilleurs maîtres, et assistait à leurs leçons toutes les fois que l'intérêt de la république ne l'appelait pas ailleurs. Il supporta cependant cette perte avec courage, et dans le discours qu'il prononça devant le peuple sur ses exploits : " J'ai désiré, dit-il, que , si quelque malheur devait expier tant de succès, il retombât plutôt sur ma maison que sur la république. De tant d'enfants, il ne m'en reste pas un pour porter le nom de Paul Emile; mais votre bonheur et la prospérité publique me consolent de cette disgrâce particulière.
Paul Emile s'était emparé de toutes les richesses de la Macédoine, qui étaient considérables; et il avait versé tant d'argent dans le trésor pnblic du peuple romain, que le butin d'un seul général mit fin à tous les impôts. Cependant, loin de rien désirer des trésors de Persée, il ne daigna pas même les regarder. Il commit des gens pour administrer tous ces biens, et il n'emporta dans sa maison qu'un nom immortel. Il mourut si pauvre que pour rendre à sa femme la dot qu'elle avait apportée, il fallut vendre un fonds de terre, le seul qu'il laissât après lui. Ses funérailles se firent moins remarquer par l'or et par l'ivoire que par les témoignages d'estime et d'affection que donnèrent tous les citoyens. Des grands de Macédoine, qui se trouvaient alors à Rome, en qualité d'ambassadeurs, voulurent porter son cercueil sur leurs épaules. Celui qu'ils avaient redouté pendant la guerre à cause de sa valeur, ils le chérissaient pendant la paix à cause de sa justice.
Paulo Æmilio consule, Romam venerunt legati a Ptolemæo rege Ægypti, qui, pulso fratre majore, Alexandriam tenebat. Nam Antiochus rex Syriæ, per speciem reducendi in regnum majoris Ptolemæi, Ægyptum invadere conabatur. Jam navali prœlio vicerat minorem Ptolemæum, et Alexandriam obsidebat; nec procul abesse videbatur quin regno opulentissimo potiretur, Legati sordidati, barba et capillo promisso, cum ramis oleæ ingressi curiam procubuerunt. Oratio fuit etiam miserabilior quam habitus. Orabant senatum ut opem regno Ægypti ferret. Moti patres legatorum precibus, extemplo legationem miserunt, cujus princeps Caius Popilius Lænas, ad bellum inter fratres componendum. Jussus est Popilius adire prius Antiochum, deinde Ptolemæum, eisque denuntiare ut bello absisterent: qui secus fecisset, eum pro hoste a senatu habitum iri. CAIUS POPILIUS LÆNAS
Prope Alexandriam Antiocho occurrerunt legati, quos advenientes Antiochus amice salutavit, et Popilio dextram porrexit; at Popilius suam regi noluit porrigere, sed tabellas, in quibus erat senatusconsultum, ei tradidit, atque statim legere jussit. Quibus perlectis, Antiochus dixit se, adhibitis amicis, consideraturum quid faciendum sibi esset. Indignatus Popilius, quod rex aliquam moram interponeret, virga, quam manu gerebat, regem circumscripsit; ac: "Prius, ait, quam hoc circulo excedas, da responsum, quod senatui referam." Obstupefactus Antiochus, cum parumper hæsitasset: "Faciam, inquit, quod censet senatus." Tum demum Popilius dextram regi tanquam socio et amico porrexit. Eadem die, cum Antiochus excessisset Ægypto, legati concordiam inter fratres auctoritate sua firmaverunt. Clara ea legatio fuit, quod Egyptus Antiocho adempta, redditumque regnum patrium stirpi Ptolemæi fuerat.
Sous le consulat de Paul Emile, il vint à Rome des ambassadeurs de la part de Ptolémée, roi d'Egypte, lequel, ayant détrôné son frère aîné, occupait la ville d'Alexandrie. Car Antiochus, roi de Syrie, sous prétexte de remettre sur le trône l'aîné des Ptolémées, faisait tous ses efforts pour s'emparer de l'Egypte. Déjà il avait vaincu le plus jeune des Ptolémées dans un combat naval et assiégeait Alexandrie, et il ne paraissait pas loin de s'emparer de ce riche royaume. Les députés, en habits de deuil, la barbe longue, les cheveux épars, entrèrent dans le sénat une branche d'olivier à la main, et se prosternèrent. Leur discours excita plus de compassion que leur extérieur. Ils conjuraient le sénat de venir au secours du royaume d'Egypte. Le sénat, touché de leurs prières, envoya sur-le-champ en Egypte une ambassade dont le chef fut Caius Popilius Lénas, à l'effet de rétablir l'harmonie entre les deux frères. Popilius eut ordre d'aller trouver d'abord Antiochus, ensuite Ptolémée, et de leur enjoindre de mettre bas les armes, leur déclarant que celui qui s'y refuserait serait regardé par le sénat comme ennemi.
Les députés rencontrèrent Antiochus près d'Alexandrie. Dès que ce roi les vit venir, il les salua d'un air affable, et présenta la main à Popilius; mais celui-ci refusa de tendre la sienne au roi, et lui présentant les tablettes où était écrit l'arrêt du sénat, il lui ordonna de les lire aussitôt. Antiochus, après les avoir lues, lui dit qu'il consulterait ses amis,'et verrait ce qu'il avait à faire. Popilius, indigné que le roi différât sa réponse, traça autour de lui un cercle avec une baguette qu'il avait à là main, et ajouta : " Avant de sortir de ce cercle, donnez-moi la réponse que je dois porter au sénat." Antiochus interdit balança d'abord quelque temps, et finit par dire : " Je ferai ce que demande le sénat." Alors Popilius présenta la main au roi, comme à un allié et à un ami. Le même jour qu'Antiochus sortit de l'Egypte, les députés, par leur autorité, rétablirent d'une manière solide la concorde entre les deux frères. Cette ambassade fit beaucoup d'honneur à Popilius, parce qu'elle suffit pour enlever l'Egypte à Antiochus, et pour rétablir la famille des Ptolémées sur le trône de leurs pères.
Publius Scipio Æmilianus Pauli Macedonici filius, adoptione Scipionis Africani nepos, a tenera ætate Græcis litteris a Polybio præstantis ingenii viro eruditus est. Ex ejus doctrina tantos fructus tulit, ut non modo æquales suos, sed etiam majores natu omni virtutum genere superaret. Temperantiæ et continentiæ laudem ante omnia comparare studuit, quod quidem tunc difficile erat. Mirum enim est quo impetu ad libidines et epulas juvenes Romani et tempore ferrentur. At Scipio contrarium vitæ institutum secutus, publicam modestiæ et continentiæ famam est adeptus. Polybium semper domi militiæque secum habuit: semper inter arma ac studio versatus; aut corpus periculis, aut animum disciplinis exercuit. PUBLIUS SCIPIO ÆMILIANUS
Scipio Æmilianus primum in Hispania, Lucullo duce, militavit; eoque in bello egregia fuit ejus opera. Nam rex quidam barbarus miræ proceritatis splendidis armis ornatus, sæpe Romanos provocabat, si quis singulari certamine secum vellet congredi. Cumque nemo contra eum exire auderet, suam Romanis ignaviam cum irrisu et ludibrio exprobrabat. Non tulit indignitatem rei Scipio, progressusque ad hostem, conserta pugna eum prostravit, pari Romanorum lætitia et hostium terrore, quod ingentis corporis virum ipse exiguæ staturæ dejecisset. Scipio multo majus etiam adiit periculum in expugnatione urbis, quam tunc obsidebant Romani: nam ipse primus murum conscendit, viamque aliis militibus aperuit. Ob hæc præclare gesta, Lucullus dux juvenem pro contione laudatum murali corona donavit.
Publius Scipion Émilien, fils de Paul le Macédonique, et petit-fils par adoption de Scipion l'Africain, fut dès sa plus tendre enfance instruit dans les lettres grecques par Polybe, homme d'un mérite distingué. Il profita si bien de ses leçons que bientôt il surpassa par ses vertus en tout genre non seulement ceux de son âge, mais encore ceux d'un âge plus avancé. Il s'appliqua surtout à acquérir le mérite de la continence et de la sobriété, ce qui était bien difficile alors : car on ne saurait croire avec quelle ardeur les jeunes gens se livraient dans ce temps-là à la débauche et aux plaisirs de la table. Scipion, suivant une conduite tout opposée, se fit bientôt un nom par sa retenue et sa tempérance. En temps de guerre comme en temps de paix, il eut toujours Polybe avec lui, et, se partageant entre les armes et les sciences, il ne cessa d'exercer ou son corps par les dangers ou son esprit par l'étude.
Scipion Emilien servit d'abord en Espagne sous Lucullus, et se distingua beaucoup dans cette guerre. En effet un certain roi barbare d'une taille extraordinaire, et couvert entièrement d'armes resplendissantes, défiait souvent les Romains à un combat singulier; et comme personne n'osait se mesurer contre lui, il leur reprochait leur lâcheté d'un ton railleur et insultant. Scipion, indigné de cet outrage, s'avança contre lui, en vint aux mains, et il le terrassa. Cette victoire causa d'autant plus de joie aux Romains et de frayeur aux ennemis, que, malgré sa petite taille, il l'avait emporté sur un adversaire d'une taille gigantesque. Scipion courut encore un bien plus grand danger à la prise d'une ville qu'assiégeaient alors les Romains : car ce fut lui qui escalada le premier le rempart, et qui ouvrit un chemin aux assiégeants. Pour prix de ces exploits, Lucullus, en présence de toute l'armée, fit l'éloge du jeune homme et lui donna une couronne murale.
TERTIUM BELLUM PUNICUM Tertio bello Punico, cum clarum esset Scipionis nomen, juvenis adhuc factus est consul, eique Africa provincia extra sortem data est, ut quam urbem avus ejus concusserat, eam nepos evertere. Tunc enim Romani suadente Catone, deliberatum habebant Carthaginem diruere. Carthaginiensibus igitur imperatum est ut, si salvi esse vellent, ex urbe migrarent, sedemque alio in loco, a mari remoto, constituerent. Quod ubi Carthagine auditum est, ortus statim est ululatus ingens, clamorque bellum esse gerendum, satiusque esse extrema omnia pati, quam patriam relinquere. Cum vero neque naves neque arma haberent, in usum novæ classis tecta domosque resciderunt; aurum et argentum pro ære ferroque conflatum est; viri, feminæ, pueri, senes simul operi instabant: non die, non noctu labor intermissus. Ancillas primo totonderunt, ut ex earum crinibus funes facerent; mox etiam matronæ ipsæ capillos suos ad eumdem usum contulerunt.
Scipio exercitum ad Carthaginem admovit, eamque oppugnare cœpit: quæ urbs, quanquam summa vi defenderetur, tandem expugnata est. Rebus desperatis, quadraginta millia hominum se victori tradiderunt. Dux ipse Asdrubal inscia uxore, ad genua Scipionis cum ramis oleæ supplex procubuit. Cum vero ejus uxor se a viro relictam vidisset, diris omnibus eum devovit; tum duobus liberis dextra lævaque comprehensis, a culmine domus se in medium flagrantis urbis incendium immisit. Deleta Carthagine, Scipio victor Romam reversus est. Splendidum egit triumphum, Africanusque est appellatus. Ita cognomen Africani Carthago capta Scipioni majori, eadem eversa Scipioni minori peperit.
Postea Scipio iterum consul creatus, contra Numatinos in Hispaniam profectus est. Ibi multiplex clades priorum ducum inscitia a Romanis accepta fuerat. Scipio, ubi primum advenit, corruptum licentia exercitum ad pristinam disciplinam revocavit. Omnia deliciarum instrumenta castris ejecit. Qui miles extra ordinem fuisset deprehensus, eum virgis cædebat: jumenta omnia vendi jussit, ne oneribus portandis usui essent: militem quemque triginta dierum frumentum ac septenos vallos ferre cœgit. Cuidam propter onus ægre incedenti dixit: "Cum te gladio vallare sciveris, tunc vallum ferre desinito." Ita redacto in disciplinam exercitu, urbem Numantiam obsedit. Numantini fame adacti, se ipsi trucidaverunt. Captam urbem Scipio delevit, et de ea triumphavit.
Scipio censor fuit cum Mummio viro nobili, sed segniore. Tribu movit quemdam, qui ordines ducens prœlio non interfuerat. Cumque ille quæreret cur notaretur, qui custodiæ causa in castris remansisset, Scipio respondit: "Non amo nimium diligentes." Equum ademit adolescenti, qui in obsidione Carthaginis, vocatis ad cenam amicis, diripiendam sub figura urbis Carthaginis placentam in mensa posuerat: quærentique causam: "Quia, inquit Scipio, me prior Carthaginem diripuisti." Contra Mummius Scipionis collega neque ipse notabat quemquam, et notatos a collega, quos poterat, ignominiæ eximebat. Unde Scipio, cum ei cupienti censuram ex majestate reipublicæ gerere impedimento esset Mummii segnities, in senatu ait: "Utinam mihi collegam dedissetis, aut non dedissetis!"
In Scipione Æmiliano etiam multa privatæ vitæ dicta factaque celebrantur. Caio Lælio familiariter usus est. Ferunt cum eo Scipionem sæpe rusticatum fuisse, eosque incredibiliter repuerascere solitos esse, cum rus ex urbe, tanquam e vinculis evolavissent. Vix audeo dicere de tantis viris; sed ita narratur conchas eos ad litus maris legere consuevisse, et ad omnem animi remissionem ludumque descendere. Mortuo Paulo Æmilio, Scipio cum fratre hæres relictus animum vere fraternum in eum ostendit; nam universam ei hæreditatem tradidit quod illum videret re familiari minus quam se instructum. Pariter, defuncta matre, omnia bona materna sororibus concessit, quanquam nulla pars hæreditatis ad eas lege pertineret.
Cum in contione interrogaretur quid sentiret de morte Tiberii Gracchi, qui populi favorem pravis largitionibus captaverat, palam respondit cum jure cæsum videri. Quo responso exacerbata contio acclamavit; tum Scipio clamorem ortum a vili plebecula animadvertens: "Taceant, inquit, quibus Italia noverca est, non mater." Cum magis etiam obstreperet populus, ille vultu constanti: "Hostium, inquit, armatorum toties clamore non territus, qui possum vestro moveri?" Tunc constantia et auctoritate viri perculsa plebs conticuit. Deinde quasi vim sibi mox inferendam animo præsagiret, malam sibi rependi gratiam laborum pro republica susceptorum ab ingratis civibus questus est. Maxima patrum frequentia domum deductus est.
Postridie quam domum se validus receperat, Scipio repente in lectulo exanimis est inventus. De tanti viri morte nulla habita est quæstio, ejusque corpus velato capite est elatum, ne livor in ore appareret. Metellus, licet Scipionis inimicus, hanc necem adeo graviter tulit, ut, ea audita in forum advolaverit, ibique mœsto vultu clamaverit: "Concurrite, cives; mœnia urbis nostræ eversa sunt: Scipioni intra suos penates quiescenti nefaria vis illata est." Idem Metellus filios suos jussit funebri ejus lecto humeros subjicere, eisque dixit: "Nunquam a vobis id officium majori viro præstari poterit." Scipionis patrimonium tam exiguum fuit, ut triginta duas libras argenti, duas et selibram auri tantum reliquerit.
Cum duo consules, quorum alter inops erat, alter autem avarus, in senatu contenderent uter in Hispaniam ad bellum gerendum mitteretur, ac magna inter patres esset dissensio, rogatus sententiam Scipio Æmilianus: "Neutrum, inquit, mihi mitti placet; quia alter nihil habet; alteri nihil est satis." Scilicet ad rem bene gerendam judicabat pariter abesse debere et inopiam et avaritiam. Alioquin maxime verendum est ne publicum munus quæstui habeatur, et præda communis in privatum imperatoris lucrum convertatur. Longe ab hac culpa alienus fuit Scipio; nam post duos consulatus et totidem triumphos officio legationis fungens, septem tantum servos secum duxit. E Carthaginis et Numantiæ spoliis comparare plures certe potuerat; sed nihilo locupletior Carthagine eversa fuit, quam ante. Itaque cum per populi Romani socios et exteras nationes iter faceret, non mancipia ejus, sed victoriæ numerabantur, nec quantum auri et argenti, sed quantum dignitatis atque gloriæ secum ferret, æstimabatur.
A l'époque de la troisième guerre Punique, Scipion, qui était jeune encore, mais dont le nom était déjà célèbre, fut nommé consul; et, sans tirer au sort, on lui donna là province d'Afrique, afin que le petit-fils renversât la ville qu'avait ébranlée son aïeul. Car alors les Romains, par le conseil de Caton, avaient arrêté que Carthage serait détruite. Il fut donc enjoint aux Carthaginois d'abandonner leur ville, s'ils voulaient avoir la vie sauve, et d'aller s'établir dans quelque autre endroit éloigné de la mer. Dès que cet ordre eut été porté à Carthage, on n'entendit plus dans cette ville que des hurlements affreux, et les habitants s'écrièrent tout d'une voix qu'il fallait faire la guerre et s'exposer à toutes les extrémités, plutôt que d'abandonner la patrie. Comme ils n'avaient ni armes ni vaisseaux, ils abattirent la charpente de leurs maisons, pour construire une nouvelle flotte ; et, au défaut de fer et d'airain, ils employèrent l'or et l'argent : hommes, femmes, enfants, vieillards, tous ensemble, mettaient la main à l'ouvrage, et les travaux n'étaient interrompus ni jour ni nuit. D'abord on coupa les cheveux des servantes pour en faire des câbles; bientôt les dames donnèrent aussi les leurs pour le même usage.
Scipion conduisit son armée, sous les murs de Carthage, et commença à l'assiéger. Cette place, malgré sa vigoureuse résistance, fut emportée. Toute espérance étant perdue, quarante mille hommes se rendirent au vainqueur. Le général lui-même, Asdrubal, à l'insu de son épouse, vint se jeter aux genoux de Scipion, un rameau d'olivier à la main. Cette femme, se voyant abandonnée de son époux, le chargea d'imprécations ; ensuite prenant ses deux enfants, l'un de la main droite et l'autre de la gauche, elle se précipita avec eux du haut de sa maison, au milieu des flammes qui consumaient la ville. Après la destruction de Carthage, Scipion vainqueur retourna à Rome. Son triomphe fut magnifique, et on le surnomma l'Africain. Ainsi le premier Scipion obtint ce surnom pour avoir pris Carthage, et le second pour l'avoir détruite.
Par la suite, Scipion, créé consul une seconde fois, marcha contre les Numantins en Espagne. Les Romains y avaient essuyé plusieurs défaites par l'ignorance des généraux, ses prédécesseurs. Scipion, en y arrivant, rappela à l'ancienne discipline l'armée corrompue par la licence. Il fit disparaître du camp tout ce qui pouvait favoriser la débauche. Un soldat surpris hors de son rang était battu de verges. Il fit vendre toutes les bêtes de somme, afin qu'on ne s'en servît pas pour porter des fardeaux. Il voulut que chaque soldat portât du blé pour trente jours et sept pieux. Comme il voyait un soldat qni marchait avec peine à cause de son bagage : " Quand tu sauras, lui dit-il, te faire un rempart de ton épée, alors tu ne porteras plus de pieux." Après avoir ainsi fait rentrer l'armée dans la discipline, il forma le siège de Numanoe. Les Numantins, pressés par la famine, se tuèrent eux-mêmes. Scipion prit la ville, la rasa et rentra dans Rome en triomphe.
Scipion fut censeur avec Mummius, homme d'une famille distingnée, mais trop lent. Il chassa de sa tribu un centurion qui n'avait pas assisté au combat; et celui-ci demandant pourquoi on lui faisait cet affront, quand il était resté pour la garde du camp, Scipion répondit : " Je n'aime pas les gens trop soigneux." Il ôta à un jeune homme son cheval, parce qu'au siège de Carthage, après avoir invité ses amis à un souper, il avait mis au pillage un gâteau qui avait la forme de cette ville. Ce jeune homme lui demandant le motif de ce châtiment : " C'est, lui dit Scipion, que tu as détruit Carthage avant moi." Mummius, au contraire, loin de censurer personne, sauvait de l'ignominie, autant qu'il le pouvait, ceux qu'avait censurés son collègue. Aussi Scipion qui voulait exercer la censure d'une manière digne de la majesté de la république, voyant les obstacles que lui présentait la faiblesse de Mummius, dit en plein sénat : " Plût au ciel que vous m'eussiez donné un collègue ou que vous ne m'en eussiez pas donné !"
On rapporte aussi beaucoup de bons mots et de faits mémorables de la vie privée de Scipion Émilien. Il était intimement lié avec Caius Lélius. On dit qu'il allait souvent passer quelque temps à la campagne avec lui, et que là, délivrés de la ville comme d'une prison, ils se livraient ensemble à des jeux d'enfants. Je n'ose dire ce que l'on rapporte de ces deux grands hommes; mais on raconte qu'ils s'amusaient sur le bord de la mer à ramasser des coquillages, et qu'il n'y avait aucun jeu, aucun délassement, auquel ils ne se fissent un plaisir de descendre. Paul Emile étant mort, Scipion, institué héritier avec son frère, montra à l'égard de ce dernier des sentiments vraiment fraternels : car il lui abandonna tout l'héritage, voyant qu'il était moins fortuné que lui. Pareillement, après la mort de sa mère, il abandonna tous les biens à ses sœurs, quoique la loi ne leur donnât aucun droit à cette succession.
Comme on demandait à Scipion, dans l'assemblée du peuple, ce qu'il pensait de la mort de Tibérius Gracchus, qui avait cherché à gagner la faveur du peuple par ses largesses criminelles, il répondit ouvertement qu'il avait mérité la mort. L'assemblée, aigrie par cette réponse, poussa un cri. Scipion remarquant que ce cri partait du sein de la plus vile populace : " Que ceux-là se taisent, dit-il, pour qui l'Italie est une marâtre et non une mère." Le tumulte redoublant, lui, sans changer de visage : " Quoi donc ! ajouta-t-il, après avoir bravé tant de fois les cris des ennemis armés, m'effrayerais-je de vos clameurs ? " Le peuple se tut enfin, frappé de la constance et de l'autorité de ce grand homme. Scipion alors, comme s'il eût pressenti le coup qu'on devait lui porter, reprocha à ses ingrats concitoyens de mal reconnaître les services qu'il avait rendus à la république. II fut ensuite reconduit à sa maison, escorté par un grand nombre de sénateurs.
Scipion rentra chez lui très bien portant, et tout à coup le lendemain il fut trouvé mort dans son lit. On ne fit aucune information au sujet de la fin d'un si grand homme, et son corps fut porté au lieu de la sépulture la tête couverte, afin de cacher les preuves de la mort violente qui l'avait enlevé. Metellus, quoique ennemi de Scipion, fut si affligé de cette mort qu'aussitôt qu'il l'eut apprise il courut à la place publique, et, la douleur peinte sur le visage, il s'écria : " Citoyens, accourez tous, les remparts de notre ville sont renversés ; on vient de porter une main sacrilège sur Scipion, qui reposait tranquillement dans ses foyers. " Le même Metellus voulut que ses fils portassent sur leurs épaules le lit funèbre de Scipion, et il leur dit : " Vous ne rendrez jamais ce service à un plus grand homme." Le patrimoine de Scipion était si borné qu'il ne laissa que trente-deux livres d'argent et une livre d'or.
Deux consuls, dont l'un était pauvre et l'autre avare, se disputaient dans le sénat l'avantage d'être envoyés en Espagne pour y faire la guerre, et les sénateurs étaient aussi partagés à cet égard. On demanda à Scipion son avis : " Je suis d'avis, dit-il, qu'on n'envoie ni l'un ni l'autre : car l'un n'a rien et l'autre n'a jamais assez." Scipion pensait donc que, pour bien administrer, il ne faut être ni indigent, ni avare : autrement il est bien à craindre qu'on ne spécule sur les fonctions publiques, et que ce qui doit être le butin de tous ne tourne à l'avantage particulier du général. Scipion fut bien éloigné de cette faute ; car, après deux consulats et autant de triomphes, dans une ambassade dont il fut chargé, il ne mena avec lui que sept esclaves. Les dépouilles de Carthage et celles de Numance lui offrirent sans doute les moyens d'en avoir un plus grand nombre ; mais, après la ruine de Carthage, il ne fut pas plus riche qu'auparavant : aussi, quand il voyageait chez les alliés du peuple romain et chez les nations étrangères, on comptait non ses esclaves mais ses victoires ; et l'on considérait non son or et son argent, mais sa gloire et sa dignité.
Tiberius Gracchus et Caius Gracchus Scipionis Africani ex filia nepotes erant. Horum adolescentia bonis artibus et magna omnium spe floruit. Ad egregiam quippe indolem accedebat optima educatio. Exstant Corneliæ matris epistolæ, quibus apparet eos non solum in gremio matris educatos fuisse, sed etiam ab ea sermonis elegantiam hausisse. Maximum matronis ornamentum esse liberos bene institutos merito putabat sapientissima illa mulier: cum Campana matrona, apud illam hospita, ornamenta sua, quæ erant illa ætate pretiosissima, ostentaret ei muliebriter, Cornelia traxit eam sermone, quousque a schola redirent liberi; quos reversos hospitæ exhibens: "En hæc, inquit, mea ornamenta". Nihil quidem istis adolescentibus neque a natura neque a doctrina defuit; sed ambo rempublicam, quam tueri potuissent, impie perturbare maluerunt. TIBERIUS GRACCHUS ET CAIUS GRACCHUS
Tiberius Gracchus, cum esset tribunus plebis, a senatu descivit : populi favorem profusis largitionibus sibi conciliavit; agros plebi dividebat, dabat civitatem omnibus Italicis; provincias novis coloniis replebat: quibus rebus viam sibi ad regnum parare videbatur. Quare convocati patres deliberabant quidnam faciendum esset. Tiberius in Capitolium venit, manum ad caput referens; quo signo salutem suam populo commendabat: hoc nobilitas ita accepit quasi diadema posceret. Tum Scipio Nasica, cum esset consobrinus Tiberii Gracchi, patriam cognationi prætulit, sublataque dextera proclamavit: Qui rempublicam salvam esse volunt me sequantur; dein Gracchum fugientem persecutus in eum irruit, suaque manu eum interfecit. Mortui Tiberii corpus in flumen projectum est.
Caium Gracchum idem furor, qui fratrem Tiberium, invasit: seu vindicandæ fraternæ necis, seu comparandæ regiæ potentiæ causa, vix tribunatum adeptus est, cum pessima cœpit inire consilia: maximas largitiones fecit; ærarium effudit; legem de frumento plebi dividendo tulit. Perniciosis Gracchi consiliis, quanta poterant contentione, obsistebant omnes boni, in quibus maxime Piso vir consularis. Is cum multa contra legem frumentariam dixisset, lege tamen lata, ad frumentum cum ceteris accipiendum venit; Gracchus animadvertit in contione Pisonem stantem; eum sic compellavit, audiente populo Romano. "Qui tibi constas, Piso, cum ea lege frumentum petas quam dissuasisti?" Cui Piso: "Nolim quidem, Grache, inquit, mea bona tibi viritim dividere liceat: sed si facias, partem petam." Quo responso aperte declaravit vir gravis et sapiens lege quam tulerat Gracchus patrimonium publicum dissipari.
Decretum a senatu latum est, ut videret consul Opimius ne quid detrimenti respublica caperet; quod decretum, nisi in maximo discrimine, ferri non solebat. Caius Gracchus, armata familia, Aventinum occupaverat. Quamobrem consul, vocato ad arma populo, Caium aggressus est qui pulsus, dum a templo Dianæ desilit, talum intorsit, et cum jam a satellitibus Opimii comprehenderetur, jugulum servo præbuit, qui dominum et mox semetipsum super domini corpus interemit. Consul promiserat se pro capite Gracchi aurum repensurum esse; quare Septimuleius quidam lancea præfixum Caii caput attulit, eique æquale auri pondus persolutum est. Aiunt etiam illum prius cervice perforata, cerebroque exempto, plumbum infudisse, quo gravius efficeretur.
Occiso Tiberio Graccho, cum senatus consulibus mandasset ut in eos qui cum Tiberio consenserant animadverteretur, Blosius quidam Tiberii amicus pro se deprecatum venit; hancque, ut sibi ignosceretur, causam afferebat, quod tanti Gracchum fecisset, at quidquid ille vellet, sibi faciendum putaret. Tum consul: "Quid? ait, si te in Capitolium faces ferre vellet, obsecuturusne voluntati illius fuisses propter istam quam jactas familiaritatem?" - "Nunquam, inquit Blosius, id quidem voluisset; sed, si voluisset, paruissem." Nefaria est ista vox; nulla enim est excusatio peccati, si amici causa peccaveris.
Tibérius Gracchus et Caius Gracchus étaient petits-fils de Scipion l'Africain par sa fille. Ils montrèrent dans leur jeunesse les plus heureuses dispositions, et donnèrent les plus belles espérances ; car à un excellent caractère se joignait chez eux une excellente éducation. Nous avons encore des lettres de Cornélie, par lesquelles on voit que non seulement ils furent élevés dans le sein de cette digne mère, mais encore qu'ils puisèrent auprès d'elle la finesse et l'élégance du langage. Cette femme, infiniment sage, croyait avec raison que des enfants bien élevés sont le plus bel ornement des femmes. Une dame de la Campanie, descendue chez elle, lui montrait avec cette
complaisance ordinaire à son sexe tous ses bijoux, qui étaient fort précieux pour ce temps-là : Cornélie fit durer la conversation jusqu'à ce que ses enfants fussent revenus de l'école, et les présentant ensuite à cette étrangère : " Voici mes bijoux, à moi, " lui dit-elle. En effet, il ne manquait rien à ses enfants, ni du côté de la nature, ni du côté de l'éducation ; mais ils aimèrent mieux troubler la république, qu'ils auraient pu défendre.
Tiberius Gracchus, étant tribun du peuple, se sépara du sénat. Il se concilia la faveur du peuple en lai prodiguant des largesses. Il partageait les terres entre tous les citoyens, donnait le droit de cité à tous les habitants de l'Italie, remplissait les provinces de nouvelles colonies, et paraissait vouloir s'ouvrir ainsi un chemin à la royauté. C'est pourquoi le sénat ayant été assemblé délibérait sur les mesures qu'il fallait prendre. Dans cette circonstance, Tiberius monta au Capitole en mettant la main sur sa tête. A ce signe, qu'il faisait pour recommander sa vie au peuple, la noblesse crut qu'il demandait le diadème. Alors Scipion Nasica, cousin de Tiberius, préférant la patrie aux intérêts du sang, s'écria en élevant la main : " Que ceux qui veulent sauver la république me suivent." Ensuite il se précipita sur Gracchus, qui prenait la fuite, et le tua de sa main. Le cadavre de Tiberius fut jeté dans le Tibre.
Caius Gracchus fut agité, de la même fureur que son frère. Soit qu'il voulût venger la mort de Tiberius, soit qu'en effet il aspirât à la royauté, à peine eut-il obtenu le tribunat qu'il forma les projets les plus criminels. Il fit au peuple de très grandes largesses, dissipa le trésor public, et rendit une loi portant que le blé serait partagé entre tous les citoyens. Les gens de bien combattaient de toutes leurs forces les desseins pernicieux de Gracchus. Pison, personnage consulaire, y faisait surtout une vive opposition. Cependant, après avoir beaucoup parlé contre le partage du blé, voyant que la loi avait passé, il vint avec les autres pour recevoir sa part. Gracchus le remarqua dans la foule : " Est-ce ainsi, Pison, que vous êtes d'accord avec vous-même ? vous demandez du blé en vertu d'une loi que vous avez combattue.— Assurément, lui répondit Pison, je m'opposerai toujours à ce que tu puisses partager mes biens entre tous les citoyens ; mais si tu le fais, j'en demanderai ma part." Par cette réponse, cet homme grave et sage fit assez connaître que la loi qu'avait rendue Gracchus tendait à ruiner tous les citoyens.
Le sénat décréta que le consul Opimius veillerait à ce que la république ne reçût aucun dommage ; décret qui ne se rendait jamais que dans les plus grands dangers. Caius Gracchus avait armé tous ceux de sa maison, et s'était emparé du mont Aventin. Le consul appela le peuple aux armes, attaqua Caius et le chassa du lieu où il était. Celui-ci, sortant précipitamment du temple de Diane, se donna une entorse, et comme il était sur le point d'être arrêté par les soldats d'Opimius, il présenta la gorge à un de ses esclaves, qui le tua et se tua ensuite lui-même sur le corps de son maître. Le consul avait promis de payer la tête de Gracchus au poids de l'or : un certain Septimuléius la lui apporta au bout d'une lance, et reçut autant d'or que la tête en pesait. On dit même que cet homme l'avait auparavant percée, en avait extrait la cervelle, et y avait coulé du plomb pour la rendre plus lourde.
Après la mort de Tibérius Gracchus, le sénat ayant chargé les consuls de sévir contre ceux qui avaient embrassé le parti de Tibérius, un certain Blosius, son ami, vint demander sa grâce, et dit, pour s'excuser, qu'il avait eu tant d'estime pour Tibérius qu'il avait cru devoir faire tout ce qu'il voulait. " Quoi donc, lui dit le consul, s'il t'avait demandé de mettre le feu au Capitole, tu lui aurais obéi en vertu de cette amitié dont tu tires vanité ? — Jamais, dit Blosius, il n'aurait eu cette pensée; mais, s'il l'avait voulu, je l'aurais fait." Cette parole de Blosius était un crime, car on ne peut s'excuser d'une faute en disant qu'on a commis la faute par amitié.
Cum Corinthii adversus Romanos rebellassent, eorumque legatis injuriam fecissent, Lucius Mummius consul, conscripto exercitu, Corinthum profectus est. Corinthii, veluti nihil negotii bello Romano suscepissent omnia neglexerant. Prædam, non prœlium cogitantes, vehicula duxerant ad spolia Romanorum reportanda. Conjuges liberosque ad spectaculum certaminis in montibus posuerunt. Quam vecordiam celerrima pœna consecuta est; nam prœlio ante oculos suorum commisso cæsi, lugubre his spectaculum et gravem luctus memoriam reliquerunt. Conjuges et liberi eorum de spectatoribus captivi facti præda victorum fuere. Urbs ipsa Corinthus direpta primum, deinde tuba præcinente diruta est: populus omnis sub corona venditus; dux eorum victus domum refugit eamque incendit; conjugem interfecit, et in ignem præcipitavit; ipse veneno interiit. LUCIUS MUMMIUS ACHAICUS
Erat Corinthi magna vis signorum tabularumque pretiosarum, quibus Mummius urbem et totam replevit Italiam, nihil vero in domum suam intulit: sed harum rerum adeo rudis et ignarus erat Mummius, at, cum eas tabulas Romam portandas locaret, edixerit conducentibus, si eas perdidissent, novas esse reddituros. Una eximii pictoris tabella ludentibus alea militibus alvei vicem præstitit. Quæ tabella deinde, cum præda venderetur, ab Attalo rege sex millibus nummorum empta est. Mummius pretium admiratus, ex alieno judicio pulchritudinem tabellæ suspicatus est, atque venditionem rescidit et tabellam jussit Romam deferri.
Les Corinthiens s'étant révoltés contre les Romains et ayant insulté leurs ambassadeurs, le consul Mummius leva une armée et marcha contre Corinthe. Les Corinthiens, comme s'ils n'avaient eu rien à craindre dans une guerre contre Rome, négligèrent toutes les précautions. Moins occupés de la lutte que du butin qu'ils se promettaient, ils avaient amené des chariots pour emporter les dépouilles des Romains. Ils placèrent sur des hauteurs leurs
femmes et leurs enfants, pour les faire jouir de la vue du combat. Cette négligence fut suivie d'un prompt châtiment; car, taillés en pièces sous les yeux de leurs familles, ils leur donnèrent un triste spectacle, et leur laissèrent le souvenir douloureux de leur entière défaite. Leurs femmes et leurs enfants, devenus captifs, de spectateurs qu'ils étaient, furent la proie des vainqueurs. La ville de Corinthe fut d'abord pillée, et ensuite démolie au son de la trompette, et tous ses habitants furent vendus comme esclaves. Leur général, vaincu, se retira, dans sa maison et y mit le feu, tua sa femme, la précipita dans les flammes, et ensuite s'empoisonna.
Il y avait à Corinthe une grande quantité de statues et de tableaux, dont Mummius remplit Rome et toute l'Italie, sans rien porter dans sa maison. II est vrai que Mummius se connaissait si peu à tontes ces choses que, dans le marché qu'il passa pour les faire transporter à Rome, il stipula avec les voituriers que, s'ils les perdaient, ils en donneraient d'autres. L'un de ces tableaux, qui était d'un excellent maître, servit de damier à des soldats qui jouaient aux dés. Ce même tableau, dans la vente qui se fit du butin, fut acheté six mille sesterces par le roi Attale. Mummius, étonné du prix que le roi attachait à ce tableau, en soupçonna la beauté, cassa la vente, et le fit apporter à Rome.
Quintus Metellus a domita Macedonia dictus Macedonicus missus est adversas pseudo-Philippum, hominem humili loco natum qui se Persei regis filium mentiebatur, eaque fraude Macedoniam occupaverat. Fabulam autem hujusmodi finxerat: prædicabat se ex Perseo rege ortum, et ab eo fidei cuiusdam viri Cretensis commissum, ut in belli casus, quod tunc ille cum Romanis gerebat, aliquod veluti semen stirpis regiæ reservaretur; datum ei insuper libellum signo Persei impressum, quem puero traderet, cum ad puberem ætatem venisset. Mortuo Perseo, se Adrumeti educatum usque ad duodecimum ætatis annum, ignarum fuisse generis sui, eumque existimavisse patrem a quo educaretur. Ab eo tandem morti proximo detectam fuisse originem suam, sibique libellum traditum. Erat præterea juveni forma, quæ Persei filium non dedeceret. Hunc Metellus bis prœlio fudit, et die triumphi ante currum egit. QUINTUS METELLUS MACEDONICUS
Postea Quintus Metellus bellum in Hispania contra Celtiberos gessit; et cum urbem, quæ erat caput gentis obsideret, jamque admota machina, partem muri, quæ sola convelli poterat brevi dijecturus videretur, humanitatem certæ victoriæ prætulit. Vir quidam in obsessa civitate nobilis, nomine Rethogenes, ad Metellum transierat, relictis in oppido filiis. Irati cives Rethogenis filios machinæ ictibus objecerunt. Nihil motus periculo filiorum pater hortabatur Metellum ut ne oppugnatione desisteret; at Metellus obsidionem maluit solvere, quam pueros in conspectu patris crudeli nece interfici: atque hujus mansuetudinis fructum tulit; namque multæ aliæ urbes admiratione hujus facti se sponte ei dediderunt.
Metellus, cum urbem Contrebiam viribus expugnare non posset, ad fallendum hostem convertit animum, et viam reperit qua propositum ad exitum perduceret. Itinera magno impetu ingrediebatur, deinde alias atque alias regiones petebat: modo hos occupabat montes, modo ad illos transgrediebatur. Cum interim et suis et hostibus ignota esset causa cur sic sua mutaret consilia, a quodam amico interrogatus quid ita incertum belli genus sequeretur: Absiste, inquit Metellus, ista quærere; namque tunicam meam exurerem, si eam consilium meum scire existimarem. Postquam vero et exercitum suum ignorantia et, hostes errore implicavit, cum alio cursum direxisset, subito ad Contebriam reflexit, eamque inopinatam et attonitam oppressit.
Raram Metelli Macedonici felicitatem multi scriptores concelebrant: ea quidem ipsi omnia contigerunt, qua beatam vitam videntur efficere. Fortuna eum nasci voluit in urbe terrarum principe: parentes nobilissimos dedit; adjecit animi eximias dotes et corporis vires, quæ tolerandis laboribus sufficere possent; multa decora in ejus domum congessit: nam cum ipse consul, censor etiam augurque fuisset, et triumphasset, tres filios consules vidit, e quibus unum etiam et censorem et triumphantem quartum autem prætorem; tres quoque filias bene nuptas. Hunc autem vitæ cursum consentaneus finis excepit; nam Metellum ultimæ senectutis spatio defunctum, et leni mortis genere inter oscula complexusque natorum extinctum filii et generi humeris suis, per urbem sustulerunt, et rogo imposuerunt.
Quintus Metellus, surnommé le Macédonique pour avoir soumis la Macédoine, fut envoyé contre le faux Philippe, homme d'une naissance obscure, qui se disait fils de Persée, et s'était, à l'aide de cette imposture, emparé de la Macédoine. Voici la fable qu'il avait imaginée : il disait que Persée, son père, l'avait confié à un habitant de l'île de Crète, pour mettre un rejeton de la famille royale à l'abri des événements de la guerre qu'il soutenait contre les Romains ! Il ajoutait que Persée avait donné à ce Crétois un écrit muni de son sceau, avec ordre de le remettre à l'enfant quand il aurait atteint l'âge de puberté ; qu'après la mort de Persée, il avait été élevé à Hadrumète jusqu'à l'âge de douze ans, sans savoir de qui il tenait le jour, et regardant comme son père celui qui prenait soin de son éducation; qu'enfin ce dernier, étant près de mourir, lui avait découvert son origine, et lui avait remis l'écrit dont il était dépositaire. Ce jeune homme avait d'ailleurs une figure qui ne messeyait pas à un fils de Persée. Metellus remporta sur lui deux victoires, et le jour de son triomphe, il le fit marcher devant son char.
Quintus Metellus fit ensuite la guerre en Espagne contre les Celtibériens. Il assiégeait la capitale de ce pays : déjà il avait fait avancer le bélier, et il paraissait être sur le point de renverser un pan de muraille, le seul qui pût être abattu, quand il sacrifia une victoire certaine à un sentiment d'humanité. Un citoyen distingué de la ville assiégée, nommé Réthogène, avait passé du côté des Romains, laissant ses enfants dans la place. Les habitants, irrités, présentèrent les fils du transfuge aux coups de la machine. Le père, sans s'émouvoir du danger que couraient ses enfants, engageait Metellus à ne pas abandonner le siège ; mais Metellus aima mieux le lever que de faire périr cruellement ces enfants sous les yeux de leur père. Ce trait de sensibilité ne resta pas sans récompense ; car plusieurs autres villes, touchées d'admiration, se rendirent à lui volontairement.
Metellus, ne pouvant s'emparer par la force de la ville de Contrébie, chercha à tromper l'ennemi, et trouva ainsi le moyen de réussir dans son entreprise. Il se mettait brusquement en route, passait tout à coup d'un pays dans un autre, et cependant ni l'ennemi ni les siens ne connaissaient les motifs de ces changements. Un de ses amis lui ayant demandé pourquoi il suivait un plan si peu régulier : " Ne me demande pas mon secret, lui dit Metellus, car je brûlerais ma tunique, si je croyais qu'elle le sût." Après avoir ainsi tenu son armée dans l'ignorance de ses projets, et jeté l'ennemi dans l'erreur, il dirige un jour la marche d'un côté tout opposée à la ville de Contrébie, et revenant tout à coup sur ses pas, surprend cette place au moment où les habitants s'y attendaient le moins.
Plusieurs auteurs ont parlé du rare bonheur de Metellus le Macédonique ; en effet, il jouit de tout ce qui peut faire le bonheur de la vie. La fortune le fit naître dans la première ville du monde, et lui donna des parents très distingués; aux talents de l'esprit se joignait en lui cette force du corps qui rend capable de soutenir toute sorte de fatigues. Un grand nombre de dignités furent accumulées dans sa maison : car, après avoir été lui-même consul, censeur, augure, et avoir obtenu les honneurs du triomphe, il vit trois de ses fils consuls, l'un d'eux en outre censeur et triomphateur, et le quatrième préteur ; il eut encore le bonheur de voir ses trois filles avantageusement mariées. Cette vie fut terminée par une fin tout aussi heureuse. Metellus, dans une extrême vieillesse, rendit doucement le dernier soupir au milieu des embrassements de ses enfants; ses fils et ses gendres le portèrent sur leurs épaules dans les rues de Rome, et le mirent eux-mêmes sur le bûcher.
Quintus Metellus consul cum Jugurtha Numidarum rege bellum gessit: is a Micipsa adoptatus, duos ejus filios fratres suos interfecerat, ut solus Numidiæ imperio potiretur. Micipsa in amicitia et societate populi Romani semper permanserat. Postquam igitur Romæ cognitum est nefarium Jugurthæ scelus, placuit illud ulcisci. Metellus cum exercitu in Africam navigavit, et cum hoste manus conseruit. Qua in parte Jugurtha affuit; ibi aliquandiu certatum est, neque hic ullum boni ducis aut militis officium prætermisit. Ceteri vero ejus milites primo congressu pulsi fugatique sunt; Jugurtha in oppidum munitum perfugit. Paucis post diebus Metellus eum insecutus, iterum prœlio fudit: Numidiam vastavit, urbes amplas et munitissimas cepit; quæ victoria ei nomen Numidici fecit. QUINTUS METULLUS NUMIDICUS
Postea Quintus Metellus censor factus est, ejusque egregia fuit censura, et omnis vita plena gravitatis. Cum ab inimicis accusatus, causam de pecuniis repetundis diceret, et ipsius tabulæ circumferrentur judicibus inspiciendæ, nemo ex illis fuit qui non removeret oculos, et se totum averteret, ne quisquam dubitare videretur verumne an falsum esset quod ille retulerat in tabulas. Cum Saturninus tribunus plebis legem senatus majestati adversam et reipublicæ perniciosam tulisset, Metellus in eam legem jurare noluit, eaque de causa in exilium actus est. Honestum Rhodi secessum invenit ibique litteris operam dedit. Ita vir fortissimus de civitate maluit decedere, quam de sententia, eique salus patriæ dulcior quam conspectus fuit.
Metelli filius precibus et lacrymis a populo impetravit ut pater ab exilio revocaretur. Is forte ludos spectabat, cum ei redditæ sunt litteræ, quibus scriptum erat, maximo senatus et populi consensu, reditum illi in patriam datum esse. Nihil eo nuntio moveri visus est: non prius e theatro abiit, quam spectaculum ederetur; non lætitiam suam proxime sedentibus ulla ex parte ostendit, sed summum gaudium intra se continuit, parique vultu in exilium abiit, et fuit restitutus; adeo moderatum inter secundas et adversas res gessit animum! Tantus vero ad eum advenientem concursus est factus, ut dies totus consumptus sit in gratulationibus illum ad portam urbis excipientium; inde in Capitolium ascendentem, et lares repetentem universa propemodum civitas deduxit.
Quintus Metellus, nommé consul, fit la guerre contre Jugurtha, roi de Numidie. Jugurtha, fils adoptif de Micipsa, voulant posséder seul le royaume de Numidie, avait tué les deux fils de ce prince, qui étaient devenus ses frères. Micipsa était resté constamment dans l'alliance et l'amitié du peuple romain. Lors donc qu'on eut appris à Rome le crime de Jugurtha, on résolut d'en tirer vengeance. Métellus passa en Afrique avec une armée, et en vint aux mains avec l'ennemi. On se battit quelque temps du côté où se trouvait Jugurtha, qui, dans cette journée, remplit les devoirs d'un bon général et d'un brave soldat ; mais, dès le premier choc, le reste de ses soldats fut repoussé et mis en fuite. Jugurtha se réfugia dans une place forte. Peu de jours, après, Metellus, l'ayant poursuivi, le mit une seconde fois en déroute. Il ravagea ensuite la Numidie, prit plusieurs villes considérables et bien fortifiées, et mérita par cette victoire le surnom de Numidique.
Quelque temps après, Metellus fut fait censeur, et dans l'exercice de cette charge, comme dans tout le reste de sa vie, il montra beaucoup de dignité. Il se défendait un jour en justice du crime de péculat, dont ses ennemis l'avaient accusé. Ses comptes ayant été présentés aux juges pour examen, il n'y en eut pas un qui ne détournât les yeux, et ne s'éloignât même entièrement, plutôt que de paraître avoir le moindre doute sur leur exactitude. Comme Saturninus, tribun du peuple, avait porté une loi contraire à la majesté du sénat et aux intérêts de la république, Metellus refusa de prêter le serment d'obéissance, et fut envoyé en exil. Il trouva à Rhodes une retraite honorable, et s'y occupa de l'étude des belles-lettres. Ainsi cet homme courageux aima mieux sortir de Rome que de sacrifier ses convictions, et le salut de sa patrie lui fut plus cher que le plaisir de vivre dans son sein.
Le fils de Metellus, par ses prières et par ses larmes, obtint du peuple le rappel de son père. Metellus assistait par hasard à des jeux, quand on lui remit la lettre qui lui annonçait que le sénat et le peuple, d'un commun accord, lui donnaient la faculté de revenir dans sa patrie. Cette nouvelle ne parut faire sur lui aucune impression. Il ne sortit pas du théâtre avant la fin du spectacle; il ne fit en aucune manière soupçonner sa joie à ceux qui étaient assis à ses côtés ; mais il la concentra en lui-même; en un mot, il alla en exil et en revint avec le même visage, tant il conservait de modération dans la bonne et la manvaise fortune ! Lorsqu'il revint à Rome, les citoyens se portèrent au-devant de lui avec une telle affluence qu'il passa un jour entier à recevoir les félicitations de ceux qui venaient l'accueillir à la porte de la ville ; et quand ensuite il monta au Capitole et se rendit à sa maison, il fut accompagné de presque toute la ville.
Marcus Æmilius Scaurus nobili familia ortus est, sed paupere. Nam pater ejus, quamvis patricius, ob rei familiaris inopiam carbonarium negotium exercuisse dicitur. Filius ipse dubitavit primo utrum honores peteret, an argentarium faceret; sed cum eloquentia valeret, ex ea gloriam et opes peperit. Consul factus, severum se pro tuenda militari disciplina præbuit; disciplinæ exemplum admiratione dignum referebat ipse in eis libris quos de vita sua scripserat. Cum in eo loco ubi posuerat castra, arbor esset maturis fructibus onusta, postridie abeunte exercitu, arbor intactis fructibus relicta est. Idem Publio Decio prætori, quod se transeunte sederet et assurgere jussus non paruisset, vestem scidit, sellam fregit, et ne quis ad eum in jus iret, edixit. MARCUS ÆMILIUS SCAURUS
Marcus Scaurus, ut in tuenda militari disciplina, sic in punienda filii sui ingnavia fuit severus. Cum enim in quodam prœlio Romani equites pulsi, deserto imperatore, Romam pavide repeterent, in quibus erat ipse Scauri filius, misit pater, qui ei dicerent se libentius occursurum esse filii in acie interfecti ossibus, quam visurum reducem reum tam turpis fugæ, ideoque conspectum irati patris degeneri filio esse vitandum, si quid verecundiæ in animo superesset. Non tulit juvenis. ignominiæ dolorem et mœrore confectus interiit.
Marcus Scaurus, cum esset summa senectute et adversa valetudine, pristinum animi vigorem retinuit. Varius quidam patria Hispanus, vetus Scauri inimicus, senem opprimere conatus est. Accusabat eum acceptæ ab hostibus pecuniæ ad prodendam rempublicam. Scaurus nobilissimis juvenibus innixus descendit in forum, dataque respondendi facultate, paucis verbis ita causam egit: "Varius Hispanus ait Marcum Scaurum senatus principem ab hoste corruptum esse, et populi Romani imperium prodidisse; Marcus vero Scaurus princeps senatus, negat se esse huic culpæ affinem: testis nemo est; utri vos potius credendum putatis?" Qua dicti gravitat periculum intentatum propulsavit: nam statim populus accusatorem ab illa actione depulit.
Marcus Emilius Scaurus naquit d'une famille noble mais pauvre; car on dit que son père, tout patricien qu'il était, avait été réduit par son extrême indigence à faire le commerce de charbon. Son fils lui-même hésita d'abord entre les honneurs et la banque; mais, comme il avait de l'éloquence, ce fut par là qu'il s'acquit de la gloire et des richesses. Après avoir été créé consul, il se montra sévère pour le maintien de la discipline militaire; et voici un exemple admirable de cette discipline, qu'il a consigné lui-même dans l'histoire qu'il nous a laissée de sa vie. Dans l'endroit où il avait assis son camp se trouvait un arbre chargé de fruits mûrs ; le lendemain, au départ de l'armée, l'arbre et les fruits étaient intacts. Le préteur Publius Décius étant resté assis pendant qu'il passait, et ayant refusé de se lever, malgré l'ordre qu'il en reçut, Scaurus lui déchira sa robe, brisa son siège et défendit qu'on allât plaider devant lui.
Marcus Scaurus fut aussi sévère à punir la lâcheté de son fils qu'il l'avait été à maintenir la discipline militaire. Un corps de cavalerie romaine, dans lequel était le fils de Scaurus, ayant été mis en déroute dans un certain combat, et étant rentré à Rome tout tremblant, après avoir abandonné son général, Scaurus le père envoya dire à son fils qu'il aimerait mieux aller au-devant de ses os s'il avait été tué sur le champ de bataille, que de le voir revenir coupable d'une fuite si honteuse; et donc il devait éviter, s'il lui restait encore quelque pudeur, la présence d'un père irrité dont il avait dégénéré. Le jeune homme ne put supporter cette ignominie et mourut de chagrin.
Marcus Scaurus, dans une extrême vieillesse et avec une mauvaise santé, conserva toujours la vigueur de son âme. Un certain Varius, Espagnol d'origine, ancien ennemi de Scaurus, tâcha de perdre le vieillard. Il l'accusait d'avoir reçu de l'argent des ennemis pour trahir la république. Scaurus, appuyé sur les jeunes patriciens les plus distingués, descendit dans le forum, et, ayant reçu la permission de répondre, il se contenta, pour sa défense, de dire ce peu de paroles : " Varius, Espagnol, dit que Marcus Scaurus, prince du sénat, s'est laissé corrompre par l'ennemi et a trahi la république; de son côté, Marcus Scaurus, prince du sénat, dit qu'il n'est pas coupable de ce crime ; il n'y a pas de témoins : lequel des deux croirez-vous ? " Par cette réponse pleine de noblesse, Scaurus détourna le danger qui le menaçait, car aussitôt le peuple força 1'accusateur de se désister de ses poursuites.
Publius Rutilius Rufus vitæ innocentia enituit: cum nemo esset in civitate illo integrior, omni honore dignus est habitus, et consul factus. Cum eum amicus quidam rem injustam aliquando rogaret, et Rutilius constanter negaret, indignatus amicus dixit: "Quid igitur mihi opus est tua amicitia, si quod rogo non facis?" - "Immo, respondit Rutilius, quid mihi tua, si propter te aliquid inhoneste facere me oporteat?" Sciebat quippe vir sanctus tam contra officium esse amico tribuere quod æquum non sit, quam non tribuere id quod recte possimus; atque si forte amici a nobis postulent quæ honesta non sunt. religionem et fidem esse amicitiæ anteponendam. PUBLIUS RUTILIUS RUFUS
Rutilius tamen in invidiam equitum Romanorum venit quod ab eorum injuriis Asiam, cui tunc præerat, defendisset: quare ab eis repetundarum accusatus est. Rutilius, innocentia fretus senatoris insignia non deposuit; judicibus non supplicavit: ne ornatius quidem causam suam dici voluit, quam simplex veritatis ratio ferebat; itaque damnatus est, et Mitylenas exsulatum abiit. Illi Asiam petenti omnes hujus provinciæ civitates legatos miserunt. Hospitio eum, opibus, omni auxilio juverunt. Cum Rutilium quidam consolaretur, et diceret instare arma civilia, brevique futurum ut omnes exsules reverterentur: "Quid tibi, inquit Rutilius, mali feci, ut mihi pejorem reditum optares, quam exitum? Malo patria meo exilio erubescat, quam reditu mæreat."
Publius Rutilius Rufus se distingua par une vie entière de vertus. Regardé comme le plus intègre des citoyens, il fut jugé digne de tous les honneurs et nommé consul. Un de ses amis lui demandant un jour une chose injuste, et Rutilius la lui refusant avec fermeté : " Qu'ai-je besoin de ton amitié, lui dit cet ami indigné, si tu ne fais pas ce que je te demande ? — Et moi, lui répondit Rutilius, qu'ai-je besoin de la tienne, si pour te plaire il faut que je commette une injustice ?" Cet homme irréprochable savait que c'est également manquer à son devoir que d'accorder à un ami ce qui est injuste, et de lui refuser ce qu'on peut lui accorder sans blesser la justice, et que, si par hasard nos amis nous demandent des choses contraires à l'honnêteté, nous devons préférer la religion et la bonne foi à l'amitié.
Cependant Rutilius s'attira la haine des chevaliers romains pour avoir défendu contre leurs exactions l'Asie, dont il était gouverneur. C'est pourquoi ils accusèrent Rutilius de péculat; mais fort de son innocence, il ne quitta pas les marques distinctives de sénateur, ne fit aucune démarche auprès des juges, et ne voulut pas même qu'on plaidât sa cause avec plus d'ornement que la simple vérité ne le permettait : il fut donc condamné, et il alla en exil à Mitylène. Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province lui envoyèrent des députés pour lui offrir l'hospitalité, de l'argent, et des secours en tout genre. Quelqu'un cherchait à consoler Rutilius en lui disant que Rome était menacée d'une guerre civile, et que bientôt les exilés auraient la facilité d'y rentrer : " Quel mal t'ai-je fait, lui dit Rutilius, pour que tu me souhaites un retour pire que mon départ ? J'aime mieux que ma patrie ait à rougir de mon exil qu'à s'affliger de mon retour."
Marcus Livius Drusus patre consulari genitus, relictum sibi patrimonium profusis largitionibus dissipavit, adeo ut ipse profiteretur nemini se ad largiendum quidquam reliquisse præter cælum et cœnum. Unde cum pecunia egeret, multa contra dignitatem fecit. Tribunus plebis primo senatus causam suscepit; sed audax et vehemens, ut propositum assequeretur, leges perniciosas tulit: quibus cum Philippus consul obsisteret, ei Drusus in comitio ita collum obtorsit, ut plurimus sanguis efflueret e naribus; vique addita contumelia, non cruorem, sed muriam de turdis esse dixit. Philippus enim deliciarum amans turdorumque imprimis edax habebatur. Alium etiam virum consularem eisdem legibus pariter adversantem ait Drusus se de saxo Tarpeio præcipitaturum. MARCUS LIVIUS DRUSUS
Nec observantior erga senatum fuit Drusus. Nam cum senatus ad eum misisset ut in curiam veniret: "Quare, inquit Drusus, non ipse senatus ad me venit in Hostiliam propinquam Rostris?" Paruitque tribuno senatus: quibus rebus factum est ut Drusus nec senatui, nec plebi placeret. Unde cum e foro magna hominum frequentia stipaus rediret, in atrio domus suæ cultello percussus est; cultellus lateri ejus affixus relictus est, auctor vero necis in turba latuit: Drusus intra paucas horas decessit. Quem ne morti quidem proximum ea deseruit superbia, quæ eum in exitium impulerat; cum extremum jam redderet spiritum, circumstantium multitudinem intuens : "Ecquando, inquit, amici, similem mei civem habebit respublica ?"
Hunc vitæ finem habuit juvenis clarissimus quidem, sed quem sua semper inquietum ac turbulentum fecerat ambitio: ipse queri solitus est sibi uni, ne puero quidem, ferias unquam contigisse; nam adhuc prætextatus per ambitionem cœpit reos judicibus commendare: laudantur tamen Drusi quædam facta dictaque. Cum Philippo consuli insidiæ pararentur, ejusque vita in maximo esset periculo, Drusus, re cognita, Philippum licet inimicum monuit ut sibi caveret. Extat etiam Drusi vox egregia: cum enim domum ædificaret, promitteretque architectus, si quinque talenta sibi darentur, ita se eam ædificaturum ut nemo in eam despicere posset: "Immo, inquit Drusus, decem dabo, si eam ita componas ut quidquid agam non a vicinis tantum, sed ab omnibus etiam civivus possit perspici."
Marcus Livius Drusus, fils d'un père qui avait été consul, dissipa son patrimoine par des largesses excessives, au point qu'il disait lui-même qu'il n'avait rien laissé à donner que l'air et la boue. Etant donc pressé d'argent, il fit beaucoup de choses contraires à sa dignité. Tribun du peuple, il embrassa d'abord la cause du sénat; mais comme il était ambitieux et violent, il rendit plusieurs lois dangereuses afin de parvenir à son but. Le consul Philippe s'y étant opposé, Drusus, en pleine assemblée, lui serra le cou d'une telle force que le sang lui sortit en abondance par les narines; et, ajoutant l'insulte à la violence, il dit que ce n'était pas du sang, mais de la saumure de tourds. En effet, Philippe passait pour un homme adonné à la bonne chère, et surtout pour un grand mangeur de tourds. Il dit aussi à un autre citoyen, qui avait été consul, et qui s'opposait également à ses lois, qu'il le précipiterait du haut de la roche Tarpéienne.
Drusus n'eut pas plus de respect pour le sénat. En effet, le sénat lui ayant fait dire de se rendre au lieu de ses séances : " Pourquoi, répondit Drusus, le sénat ne viendrait-il pas lui-même me trouver au palais Hostilius, qui est près de la tribune aux harangues ? " Et le sénat obéit au tribun. Par cette conduite, Drusus ne se fit aimer ni du sénat ni du peuple. Un jour qu'il revenait de la place publique, accompagné d'une grande foule, il fut frappé d'un coup de couteau dans le vestibule de sa maison. Celui qui avait porté le coup lui laissa le couteau dans le flanc, et se cacha dans la foule. Drusus mourut quelques heures après. L'orgueil qui l'avait conduit à sa perte ne l'abandonna pas même au moment de la mort : car, près de rendre le dernier soupir, il jeta les yeux sur la multitude qui l'environnait, et : " Mes amis, dit-il, quand est-ce que la république aura un citoyen semblable à moi ?" Ainsi mourut ce jeune Romain, remarquable sans doute mais que son ambition avait toujours rendu inquiet et turbulent. Il se plaignit souvent lui-même de n'avoir pas eu un jour de repos, même dans son enfance; en effet, il avait encore la robe prétexte que, par ambition, il recommandait déjà les accusés aux juges. On loue cependant quelques paroles et quelques actions de Drusus. On tendait des embûches au consul Philippe, et sa vie était en grand danger. Drusus l'apprit, et, quoiqu'il fût son ennemi, il l'avertit de prendre garde à lui. On cite encore une belle parole de Drusus : il faisait bâtir une maison, et l'architecte s'engageait, moyennant cinq talents, à la construire de telle manière que personne ne verrait ce qui s'y passerait : " Je vous en donnerai dix, lui répondit Drusus, si vous la construisez de manière que non seulement les voisins, mais encore tous les citoyens puissent voir tout ce que je fais."
Caius Marius humili loco natus militiæ tirocinium in Hispania duce Scipione posuit; erat imprimis Scipioni carus ob singularem virtutem, et impigram ad pericula et labores alacritatem. Scipio, cum inspicere voluisset quemadmodum ab unoquoque equi curarentur, Marii equum validum et bene curatum invenit: quam diligentiam imperator plurimum laudavit. Quadam die cum forte post cenam Scipio cum amicis colloqueretur, dixissetque aliquis, si quid Scipioni accidisset, ecquemnam alium similem imperatorem habitura esset respublica? Scipio, percusso leniter Marii humero, "Fortassis istum", inquit. Quo dicto excitatus Marius dignos rebus, quas postea gessit, spiritus concepit. CAIUS MARIUS
Marius legatus Metello in Numidia, criminando eum adeptus est consulatum, et in ejus locum suffectus. Bellum Jugurthinum a Metello prospere cœptum confecit. Jugurtha ad Getulos profugerat, eorumque regem Bocchum adversus Romanos concitaverat. Marius Getulos et Bocchum agressus fudit. Castellum in excelsa rupe positum, ubi regii thesauri erant, non sine multo labore expugnavit. Bocchus bello defessus legatos ad Marium misit, pacem orantes. Sylla quæstor a Mario ad regem remissus, qui Boccho persuasit ut Jugurtham Romanis traderet. Jugurtha igitur vinctus ad Marium deductus est, quem Marius triumphans ante currum egit, et in carcerem cœnosum inclusit, quo cum Jugurtha veste detracta ingrederetur, os diduxit ridentis in modum et similisque desipienti exclamavit: "Proh! quam frigidum est vestrum balneum!"
Marius post expeditionem Numidicam iterum consul creatus est, eique bellum contra Cimbros et Teutones decretum est. Hi novi hostes ab extremis Germaniæ finibus profugi, novas sedes quærebant. Gallia exclusi, in Italiam transgressi sunt; nec primum impetum barbarorum tres duces Romani sustinuerant; sed Marius primo Teutones sub ipsis Alpium radicibus assecutus prœlio oppressit: vallem fluviumque medium hostes tenebant, unde militibus Romanis nulla aquæ copia: aucta necessitate virtus causa victoriæ fuit; namque Marius sitim metuentibus ait digitum protendens: "Viri estis: en illic aquam habebitis." Itaque tam acriter pugnatum est, tantaque cædes hostium fuit, ut Romani victores de cruento flumine non plus aquæ biberent, quam sanguinis barbarorum.
Deletis Teutonibus Caius Marius in Cimbros convertitur: hi ex alia parte Italiam ingressi, Athesim flumen non ponte nec navibus, sed ingesta obrutum sylva transiluerant; quibus occurrit Marius. Tum Cimbri legatos ad consulem miserunt, agros sibi suisque fratribus postulantes. Ignorabant scilicet Teutonum cladem. Cum Marius ab eis quæsivisset quos illi fratres dicerent; Teutones nominaverunt. Ridens Marius: "Omittite, inquit, fratres; tenent hi acceptam a nobis terram æternumque tenebunt." Legati sensere se ludibrio haberi, ultionemque Mario minati sunt, statim atque Teutones advenissent. "Atqui adsunt, inquit Marius, decetque vos hinc non discedere, nisi salutatis vestris fratribus." Tum vinctos adduci jussit Teutonum duces qui, in prœlio capti fuerant.
His rebus auditis, Cimbri castris egressi ad pugnam prodierunt. Marius aciem ita instituit, ut pulvis in oculos et ora hostium ferretur. Incredibili strage prostrata est illa Cimbrorum multitudo. Cæsa traduntur centum et octoginta hominum millia. Nec minor cum uxoribus pugna, quam cum viris fuit: illæ enim objectis undique plaustris altæ desuper, quasi e turribus, pugnabant lanceis contisque. Victæ tamen legationem ad Marium miserunt libertatem orantes, quam cum non impetrassent, suffocatis elisisque infantibus, aut mutuis concidere vulneribus, aut vinculo, e crinibus suis facto, ab arboribus jugisque plaustrorum subrectis pependerunt. Ferant unam conspectam fuisse quæ pedibus suis duos filios, seipsam vero ex arbore suspenderat.
Marius, né d'une famille obscure, fit l'apprentissage de la guerre en Espagne, sous Scipion. Ce général avait pour lui un attachement particulier, à cause de son rare courage, et de l'ardeur avec laquelle il bravait les dangers et les fatigues. Scipion, ayant voulu faire l'inspection des chevaux, trouva celui de Marius bien portant et bien soigné, et loua beaucoup le soin du maître. Un jour que ce général s'entretenait avec ses amis, après souper, quelqu'un dit par hasard : " S'il arrivait quelque malheur à Scipion, quel général la république aurait-elle pour le remplacer ? — Celui-ci peut-être", dit Scipion, en frappant doucement Marius sur l'épaule. Marius encouragé par cette parole, conçut dès lors des sentiments dignes des grandes choses qu'il fit dans la suite.
Marius, lieutenant de Metellus en Numidie, à force de calomnier son général, obtint le consulat, et vint remplacer Metellus. Il termina la guerre de Jugurtha, heureusement commencée par Metellus. Jugurtha s'était réfugié chez les Gétules, et avait excité contre les Romains le roi Bocchus. Marius attaqua les Gétules et Bocchus, et les mit en déroute. IL s'empara, non sans beaucoup de peine, d'une forteresse située sur le haut d'un rocher, où étaient renfermés les trésors du roi. Bocchus, las de cette guerre, envoya des députés à Marius pour demander la paix. Sylla, alors questeur, que Marius de son côté députa à ce roi, lui persuada de livrer Jugurtha aux Romains. Jugurtha, chargé de chaînes, fut donc amené à Marius, qui, le jour de son triomphe, le fit marcher devant son char, et le jeta ensuite dans un cachot humide et fangeux. En y entrant, Jugurtha, que l'on avait dépouillé de ses vêtements, ouvrit la bouche comme un homme qui rit, et stupéfait et semblable à un fou, s'écria : " O ciel ! que votre bain est froid ! "
Marius, après son expédition en Numidie, fut nommé une seconde fois consul, et on le chargea de la guerre contre les Cimbres et les Teutons. Ces nouveaux ennemis, venus des extrémités de la Germanie, cherchaient à se former de nouveaux établissement. Chassés de la Gaule, ils passèrent en Italie, et déjà trois généraux romains avaient dû céder aux premiers efforts de ces barbares. Mais Marius, ayant d'abord joint les Teutons au pied dos Alpes, leur livra bataille et les défit entièrement. Les ennemis occupaient la vallée et le fleuve qui coule au milieu, de sorte que les soldats romains ne pouvaient pas avoir d'eau. La valeur accrue par la nécessité assura la victoire. Car Marius, voyant que les soldats craignaient la soif, leur dit en montrant du doigt le flenve : " Vous êtes des hommes; là vous trouverez de l'eau." Aussi l'on combattit avec tant d'acharnement, et il se fit un si grand carnage des ennemis que les Romains, restés maîtres du fleuve, ne buvaient pas plus d'eau que de sang des barbares. Les Teutons défaits, Marius tourne ses armes contre les Cimbres. Ceux-ci, entrés en Italie par un autre côté, avaient passé le fleuve Athésis, non sur un pont ni sur des bateaux, mais sur des troncs d'arbres qu'ils avaient jetés dans le fleuve pour en oouper le cours. Marius alla à leur rencontre. Ce fut alors que les Cimbres envoyèrent demander au consul des terres pour eux et pour leurs frères; car ils ignoraient encore la défaite des Teutons. Marius ayant demandé ans députés qui étaient ceux qu'ils appelaient leurs frères, et ceux-ci ayant nommé les Teutons : « Ne vous occupez plus d'eux, répondit Marius en riant, nous leur avons donné de la terre ; ils l'ont et l'auront toujours. » Les députés sentirent qu'on se moquait d'eux, et ils menacèrent de se venger dès que leurs frères seraient arrivés. " Mais ils sont ici, dit Marius, et il ne convient pas que vons vous retiriez sans les avoir salués." A l'instant il fit paraître enchaînés les chefs des Teutons, faits prisonniers dans le combat.
Sur le rapport de leurs députés, les Cimbres sortirent de leur camp, et marchèrent au combat. Marius rangea son armée en bataille de manière que le vent chassait la poussière sur le visage et dans les yeux des ennemis. Il se fit un carnage effroyable de cette multitude de Cimbres. On dit qu'il en périt cent quatre-vingt mille. Marius n'eut pas moins à combattre contre les femmes que contre leurs maris. En effet, ces femmes, de dessus leurs chariots, qu'elles faisaient avancer de tous côtés, combattaient, comme du haut de tours, à coups de lances ou de crocs. Cependant, lorsqu'elles se virent vaincues, elles députèrent vers Marius, pour lui demander leur liberté, et ne l'ayant pas obtenue, elles étouffèrent et écrasèrent leurs enfants, se tuèrent ensuite les unes les autres, ou bien se firent des lacets avec leurs cheveux, et se pendirent aux arbres, et aux timons de leurs chariots, dressés en l'air. On rapporte qu'on en vit une qui, après avoir attaché ses deux enfants à ses pieds, s'était elle-même pendue à un arbre.
PRIMUM CIVILE BELLUM
Tunc Romæ primum civile bellum ortum est. Cum enim Sylla consul contra Mithridatem regem Ponti missus fuisset, ei Marius illud imperium eripuit, fecitque ut loco Syllæ imperator crearetur ; qua re commotus Sylla cum exercitu Romam venit, eam armis occupavit, Mariumque expulit. Marius in palude aliquandiu delituit ; sed ibi paulo post deprehensus, et, ut erat, nudo corpore cænoque oblitus, injecto in collum loro raptus est, et in custodiam conjectus. Missus etiam est ad eum occidendum servus publicus, natione Cimber, quem Marius vultus majestate deterruit. Cum enim hominem ad se gladio stricto venientem vidisset: "Tune, inquit, Marium audebis occidere ?" Ille attonitus ac tremens, abjecto ferro, fugit. Marius postea, ab eis etiam, qui prius eum occidere voluerant, e carcere emissus est.
Marius accepta navicula in Africam trajecit, et in agrum Carthaginiensem pervenit. Ibi cum in locis solitariis sederet, venit ad eum lictor Sextilii prætoris, qui hanc provinciam administrabat. Marius ab eo, quem nunquam læserat, aliquod humanitatis officium exspectabat; at lictor decedere eum provincia jussit, nisi vellet in se animadverti. Torvis oculis eum intuens Marius nullum dabat responsum. Interrogavit igitur eum lictor, ecquid prætori vellet renuntiari. Cui Marius : "Abi, inquit, nuntia te vidisse Caium Marium in Carthaginis magnæ ruinis sedentem." Duplici exemplo insigni eum admonebat de inconstantia rerum humanarum, cum et urbis maximæ excidium, et viri clarissimi casum ob oculos poneret.
Profecto ad bellum Mithridaticum Sylla, in Italiam rediit Marius efferatus magis calamitate quam domitus. Cum exercitu Romam ingressus, eam cædibus et rapinis vastavit; omnes adversæ factionis nobiles variis suppliciorum generibus affecit: quinque dies, totidemque noctes ista scelerum omnium duravit licentia. Hoc tempore admiranda sane fuit populi Romani abstinentia: cum enim Marius objecisset domos occisorum diripiendas, nemo fuit qui ullam ex his rem attingeret; quæ populi misericordia erat tacita quædam Marii crudelitatis vituperatio. Tandem Marius senio et laboribus confectus in morbum incidit, et ingenti omnium lætitia vitam finivit. Cujus viri si expendantur cum virtutibus vitia, haud facile dictu erit utrum in bello hostibus, an in otio civibus fuerit infestior : quam enim rempublicam contra hostes virtute servaverat, eam togatus ambitione evertit.
Erat Mario ingenuarum artium et liberalium studiorum contemptor animus. Cum ædem Honoris de manubus hostium vovisset, spreta peregrinorum marmorum nobilitate artificumque Græcorum peritia, eam vulgari lapide per artificem Romanum curavit ædificandam. Græcas etiam litteras aspernabatur, quod, inquiebat, suis doctoribus parum ad virtutem prodessent; ad idem fortis, validus et adversus dolorem confirmatus. Cum ei varices in crure secarentur, vetuit se a alligari. Acrem tamen fuisse doloris morsum ipse ostendit; nam medico alterum crus postulanti noluit præbere, quod majorem esse remedii quam morbi dolorem judicaret.
Ce fut alors qu'éclata à Rome la première guerre civile. Sylla ayant été envoyé, en qualité de consul, contre Mithridate, roi du Pont, Marius lui enleva ce commandement, et se fit nommer général à sa place. Sylla, indigné de cet affront, vint à Rome avec une armée, s'en rendit maître par la force des armes et en chassa Marius. Celui-ci resta quelque temps caché dans un marais ; mais il y fut bientôt surpris, et dans l'état où il était, tout nu, couvert de boue, il fut traîné en prison, la corde au cou. On envoya aussi pour le tuer un esclave public, Cimbre de nation, dont Marius arrêta la main par la seule majesté de son visage. En effet, Marius ayant vu cet homme qui venait sur lui, l'épée à la main : " Quoi ! lui dit-il, tu oserais tuer Marius ?" A ces mots l'esclave effrayé et tremblant jette son épée et s'enfuit. Marius fut ensuite tiré de prison par ceux mêmes qui avaient voulu le tuer.
Marius, s'étant jeté dans une petite barque, passa en Afrique, et aborda sur le territoire de Carthage. Là, tandis qu'il était assis dans des lieux solitaires, vint à lui un des licteurs du préteur Sextilius, qui gouvernait cette province. Marius attendait quelques secours d'un homme à qui jamais il n'avait fait aucun mal ; mais le licteur lui ordonna de sortir de la province, s'il ne voulait pas qu'on prît des mesures contre lui. Marius, jetant sur lui des regards farouches, ne donnait aucune réponse. Le licteur lui demanda ce qu'il voulait qu'il répondît à son maître : " Va, lui répondit Marius, va lui annoncer que tu as vu Marius assis sur les ruines de la grande Carthage." C'est ainsi qu'en lui mettant sous les yeux deux exemples frappants, la ruine d'une ville puissante, et la chute d'un homme si célèbre, il l'instruisait de l'inconstance des choses humaines.
Sylla étant parti pour faire la guerre contre Mithridate, Marius revint en Italie, plus aigri qu'abattu par le malheur. Étant entré, dans Rome à la tête d'une armée, il la désola par ses cruautés et par ses rapines; il fit périr par différents genres de supplices tous les nobles de la faction qui lui était opposée. Ce débordement de tous les crimes dura cinq jours et cinq nuits. Le désintéressement du peuple romain dans cette circonstance est sans doute admirable : car, quoique Marius eût abandonné au pillage les maisons de ceux qu'il avait fait périr, personne n'y toucha. Cette sensibilité du peuple était une condamnation tacite de la cruauté de Marius. Enfin Marius, épuisé de vieillesse et de fatigue, tomba malade et mourut, au grand contentement de tout le monde. En mettant dans la balance les vertus et les vices de cet homme célèbre, on ne saurait dire à qui il a été plus funeste, ou aux ennemis pendant la guerre ou aux concitoyens pendant la paix ; en effet, après avoir, par son courage, garanti la république de l'invasion des ennemis, il la renversa en temps de paix par son ambition.
Marius méprisait les belles-lettres et les arts libéraux. Après avoir fait vœu d'élever un temple à l'Honneur avec les dépouilles des ennemis, il ne voulut y employer ni la richesse des marbres étrangers ni les talents des artistes grecs, et le fit construire de pierres communes, par un architecte romain. Il ne fit pas plus de cas des lettres grecques, parce que, disait-il, ceux mêmes qui les enseignaient n'en devenaient pas meilleurs ; Marius était courageux, robuste et patient contre la douleur. Pendant qu'on lui coupait des varices, qui lui étaient survenues aux jambes, il ne voulut pas qu'on le liât ; cependant il témoigna combien était vive la douleur qu'il ressentait, puisque le médecin lui ayant demandé l'autre jambe, il ne voulut pas la lui donner, disant que le remède était pire que le mal.
LUCIUS CORNELIUS SYLLA Lucius Cornelius Sylla patricio genere natus, bello Jugurthino quæstor Marii fuit. Vitam antea ludo, vino, libidineque inquinatam duxerat; quapropter Marius moleste tulit quod, sibi gravissimum bellum gerenti, tam delicatus quæstor sorte obtigisset Ejusdem tamen, postquam in Africam venit, virtus enituit. Bello Cimbrico legatus consulis bonam operam navavit. Consul ipse deinde factus, pulso in exsilium Mario, adversus Mithridatem profectus est; ac primum illius regis præfectos duobus prœliis profligavit; dein transgressus in Asiam, Mithridatem ipsum fudit, et oppressisset, nisi adversus Marium festinans, qualemcumque pacem maluisset componere. Mithridatem tamen pecunia multavit; Asia aliisque provinciis, quas occupaverat, decedere cœgit, eumque paternis finibus contentum esse jussit.
Sylla propter motus urbanos cum victore exercitu Romam properavit. Eos qui Mario favebant omnes superavit: nihil illa victoria fuit crudelius. Sylla dictator creatus novo et inaudito exemplo tabulam proscriptionis proposuit, qua nomina eorum qui occidendi essent continebantur: cumque omnium esset orta indignatio, postridie plura etiam adjecit nomma. Ingens cæsorum fuit multitudo. Sævitiæ causam avaritia etiam præbuit, multoque plures propter divitias, quam propter odium victoris necati sunt. Civis quidam innoxius, cui fundus in agro Albano erat, legens proscriptorum nomina, se quoque adscriptum vidit : "Væ, inquit, misero mihi; me fundus Albanus persequitur!" Neque longe progressus, a quodam agnitus et percussus est.
Depulsis prostratisque inimicorum partibus, Sylla Felicem se edicto appellavit : cumque ejus uxor geminos eodem partu tunc edidisset, puerum Faustum puellamque Faustam nominari voluit. Tum repente, contra omnium expectationem, dictaturam deposuit, dimissisque lictoribus, diu in foro deambulavit. Stupebat populus eum privatum videns cujus modo tam formidolosa fuerat potestas: quodque non minus mirandum fuit, sua ei privato non solum salus, sed etiam dignitas constitit, qui cives innumeros occiderat.
Unus tantum fuit adolescens qui auderet queri, et recedentem usque ad fores domus maledictis incessere. Cujus injurias Sylla patienti animo tulit; sed domum ingrediens dixit: "Hic adolescens efficiet ne quis posthac tale imperium deponat." Sylla deinde in villam profectus, rusticari et venando vitam ducere cœpit. Ibi morbe pediculari correptus interiit, vir ingentis animi, cupidus voluptatum, sed gloriæ cupidior; litteris græcis atque latinis eruditus, et virorum litteratorum adeo amans, ut sedulitatem etiam mali cujusdam pœtæ aliquo præmio dignam duxerit : nam cum ille epigramma ipsi obtulisset, jussit Sylla præmium ei statim dari, ea tamen lege ne quid postea scriberet. Ante victoriam laudandus, in eis vero quæ secuta sunt nunquam satis vituperandus: urbem enim et Italiam civium sanguine inundavit. Non solum in vivos sæviit, sed ne mortuis quidem pepercit; nam Caii Marii, cujus, etsi postea inimicus, aliquando tamen quæstor fuerat, erutos cineres in flumen projecit. Qua crudelitate rerum præclare gestarum gloriam corrupit.
Lucius Cornélius Sylla, né d'une famille patricienne, fut questeur de Marius, dans la guerre contre Jugurtha. Il avait jusqu'à cette époque flétri sa vie par le jeu, le vin et la débauche : aussi Marius vit avec peine que, dans une guerre aussi sérieuse, le sort lui eût donné un questeur aussi efféminé. Cependant Sylla fut à peine arrivé en Afrique qu'il se distingua par sa valeur. Lieutenant du consul dans la guerre contre les Cimbres, il y rendit des services importants. Nommé ensuite consul lui-même, il força Marius d'aller en exil, marcha contre Mithridate; il défit défit d'abord, dans deux combats, les lieutenants de ce roi; ensuite, passé en Asie, il mit en déroute Mithridate lui-même, et il l'aurait entièrement abattu si, dans l'empressement où il était de joindre Marius, il n'avait préféré faire une paix quelconque. Néanmoins il exigea de Mithridate une somme considérable et le força d'abandonner l'Asie, ainsi que les autres provinces dont il s'était emparé, et à se renfermer dans les Etats de ses pères.
Sylla, à cause des troubles civils, se hâta de rentrer dans Rome avec son armée victorieuse. Il terrassa tous les partisans de Marius, et rien ne fut plus cruel que cette victoire. S'étant fait nommer dictateur, il afficha (exemple nouveau et inouï jusqu'alors) une liste de proscription, qui contenait les noms de tous ceux qu'il devait faire périr. Tout le monde en ayant témoigné son indignation, il ajouta, le lendemain, beaucoup d'autres noms. Le nombre des victimes fut incroyable. L'avarice servit encore d'aliment à la cruauté, et il périt plus de citoyens à cause de leurs richesses que pour satisfaire la haine du vainqueur. "Un citoyen, étranger à tous les partis, qui avait un fonds de terre, sur le territoire d'Albe, lisant les noms des proscrits, et y voyant le sien : " Malheur à moi, dit-il, ma terre d'Albe me poursuit." En effet, à peine eut-il fait quelque pas, qu'il fut reconnu et mis à mort.
Après avoir dissipé et anéanti le parti de ses ennemis, Sylla publia un édit par lequel il se donnait le nom d'Heureux ; et, dans le même temps, sa femme étant accouchée de deux enfants jumeaux, il voulut que le garçon fût nommé Faustus, et la fille Fausta. Alors, contre l'attente de tout le monde, il abdiqua tout à coup la dictature, congédia ses licteurs, et se promena longtemps dans la place publique. Le peuple était dans l'étonnement, en ne voyant plus qu'un simple citoyen dans un homme dont naguère la puissance avait été si redoutable; et, ce qui n'est pas moins surprenant, c'est que cet homme, qui avait fait périr une multitude innombrable de citoyens, vécut en sûreté comme simple particulier, et jouit encore de la même considération.
Il n'y eut qu'un jeune homme qui osa se plaindre, et qui le poursuivit jusqu'à la porte de sa maison en lui disant des injures. Sylla les entendit patiemment, mais il dit en rentrant chez lui : " Ce jeune homme sera cause que, par la suite, personne ne se dépouillera d'un pareil pouvoir." Sylla, s'étant ensuite retiré à la campagne, s'y amusa à l'agriculture et à la chasse. C'est là que mourut, d'une maladie pédiculaire, cet homme d'un esprit vaste, qui se montra avide de plaisir et plus encore de gloire. Il connaissait la littérature grecque et latine et aimait tous les gens de lettres, qu'il crut devoir récompenser, jusqu'au zèle d'un mauvais poète qui lui avait offert une épigramme ; il lui fit, à la vérité, donner une récompense, mais à condition qu'il n'écrirait plus. Digne d'éloges avant sa victoire, Sylla ne peut être trop blâmé pour la manière dont il en abusa, puisqu'il inonda Rome et l'Italie du sang de ses concitoyens. Il exerça sa fureur et sur les vivants et sur les morts, car il fit exhumer et jeter dans le Tibre les cendres de Marius, dont, à la vérité, il avait été l'ennemi, mais dont aussi il avait été auparavant le questeur. Par cette barbarie, il ternit la gloire de ses belles actions.
LUCIUS LUCULLUS Lucius Lucullus ingenio, doctrina et virtute claruit. In Asiam quæstor profectus, huic provinciæ per multos annos cum laude præfuit. Postea consul factus ad Mithridaticum bellum a senatu missus, opinionem omnium, quæ de virtute ejus erat, vicit: nam ab eo laus imperatoria non admodum expectabatur, qui adolescentiam in pacis artibus consumpserat; sed incredibilis quædam ingenii magnitudo non desideravit tardam et indocilem usus disciplinam. Totum iter consumpsit partim in percontando a peritis, partim in rebus gestis legendis. Habebat porro admirabilem quamdam rerum memoriam; unde factum est ut in Asiam doctus imperator venerit, cum esset Roma profectus rei militaris rudis.
Lucullus eo bello magnas ac memorabiles res gessit : Mithridatem sæpe multis locis fudit, Tigranem regum maximum in Armenia vicit, ultimamque bello manum magis noluit imponere, quam non potuit; sed alioqui per omnia laudabilis, et bello pæne invictus pecuniæ cupidini nimium deditus fuit, quam tamen ideo expetebat, ut deinde per luxuriam effunderet ; itaque postquam de Mithridate triumphasset, abjecta omnium rerum cura, cœpit delicate ac molliter vivere, otioque et luxu diffluere ; magnifice et immenso sumptu villas ædificavit, atque ad earum usum mare ipsum vexavit. Nam in quibusdam locis moles mari injecit, in aliis vero, suffossis montibus, mare in terras induxit ; unde eum haud infacete Pompeius vocabat Xerxem togatum. Xerxes enim Persarum rex, cum pontem in Hellesponto fecisset, et ille tempestate ac fluctibus esset disjectus, jussit mari trecentos flagellorum ictus infligi, et compedes dari.
Habebat Lucullus villam prospectu et ambulatione pulcherrimam, quo cum venisset Pompeius, id unum reprehendit quod ea habitatio esset quidem æstate peramœna, sed hieme minus commoda videretur; cui Lucullus: "Putasne, inquit, me minus sapere quam hirundines, quæ adveniente hieme sedem commutant?" Villarum magnificentiæ respondebat epularum sumptus : cum aliquando modica ei, utpote soli, cena esset posita, coquum graviter objurgavit, eique excusanti ac dicenti se non debuisse lautum parare convivium, quod nemo esset ad cenam invitatus: "Quid ais, inquit iratus Lucullus, au nesciebas Lucullum hodie cenaturum esse apud Lucullum?"
Lucius Lucullus se distingua par ses belles qualités, par ses connaissances et par sa valeur. Après être passé en Asie en qualité de questeur, il gouverna avec honneur cette province pendant plusieurs années. Fait ensuite consul et chargé de la guerre contre Mithridate, il surpassa l'opinion qu'on s'était généralement formé de ses talents militaires : car on ne s'attendait guère à trouver un excellent général dans un homme dont la jeunesse avait été employée à la culture des arts amis de la paix. Lucullus, par la grandeur de son génie, suppléa aux leçons lentes et pénibles de l'expérience ; il employa tout le temps de son voyage, partie à consulter les gens instruits et partie à lire l'histoire. Or il avait une mémoire prodigieuse; aussi arriva-t-il en Asie en général tout formé, alors qu'il avait quitté Rome sans connaître l'art militaire.
Lucullus fit dans cette guerre des choses grandes et mémorables; il battit Mithridate en plusieurs rencontres ; il vainquit dans l'Arménie Tigrane, le plus puissant des rois de cette contrée, et s'il n'acheva pas cette guerre, ce fut plutôt faute de volonté que faute de moyens. Mais ce général, d'ailleurs louable à tous égards, et presque invincible à la guerre, aimait trop l'argent qu'il ne recherchait cependant que pour le dépenser ensuite dans les plaisirs. Aussi, après avoir triomphé de Mithridate, il renonça aux affaires et se mit à vivre dans les délices, la mollesse, le luxe et l'oisiveté. Il se fit construire a grands frais de magnifiques maisons de campagne; et, pour leur embellissement, il tourmenta la mer elle-même. En effet, dans quelques endroits, il fit jeter des digues sur la mer pour y bâtir, et, dans d'autres, il perça les montagnes pour introduire ses eaux dans les terres ; ce qui le fit appeler assez ingénieusement par Pompée le Xerxès romain. Ce Xerxès, roi de Perse, avait jeté un pont sur l'Hellespont, et ce pont ayant été emporté par la tempête, il fit donner à la mer trois cents coups de fouet, et ordonna de la mettre aux fers.
Lucullus avait une maison de campagne dont la vue et les promenades étaient fort belles. Pompée, y étant venu, n'y trouva rien à redire, sinon qu'elle était délicieuse pour l'été mais peu commode pour l'hiver. " Pensez-vous donc, lui dit Lucullus, que je sois moins sage que les hirondelles, qui changent de demeure aux approches de l'hiver ?" La dépense de sa table répondait à la magnificence de ses maisons de campagne; il réprimanda un jour vivement son cuisinier, qui lui avait servi un repas plus modeste qu'à l'ordinaire, par la raison qu'il était seul; et celui-ci disant, pour s'excuser, que, personne n'étant invité, il n'avait pas cru devoir préparer un repas somptueux : " Que dis-tu ? reprit Lucullus en colère; ne savais-tu pas que Lucullus mangeait aujourd'hui chez Lucullus ?"
QUINTUS SERTORIUS Quintus Sertorius ignobili loco natus, prima stipendia bello Cimbrico fecit, in quo honos ei virtutis causa habitus est. In prima adversus Cimbros pugna licet vulneratus, et equo amisso, Rhodanum flumen rapidissimum nando trajecit, lorica et scuto retentis. Egregia etiam fuit ejus opera bello sociali: dum enim nullum periculum refugit, alter ei oculus effossus est ; idque ille non dehonestamentum ori, sed ornamentum merito arbitrabatur: dicebat enim cetera bellicæ fortitudinis insignia, ut armillas, coronasve, nec semper nec ubique gestari ; se vero, quotiescumque in publicum prodiret, suæ virtutis pignus, vulnus scilicet ob rempublicam acceptum in ipsa fronte ostentare, nec quemquam sibi occurrere, qui non esset laudum suarum admirator.
Postquam Sylla ex bello Mithridatico in Italiam reversus, cœpit dominari, Sertorius qui partium Marianarum fuerat, in Hispaniam se contulit. Ibi virtutis admiratione et imperandi moderatione Hispanorum simul ac Romanorum, qui in eis locis consederant, animos sibi conciliavit, magnoque exercitu collecto, quos adversus eum Sylla miserat duces profligavit. Missus deinde a Sylla Metellus a Sertorio fusus quoque ac fugatus est. Pompeium etiam, qui in Hispaniam venerat ut Metello opem ferret, levibus prœliis lacessivit Sertorius. Is enim non minus cautus quam acer imperator universæ dimicationis discrimen vitabat, quod imparem se universo Romanorum exercitui sentiret; interim vero hostem crebris damnis fatigabat.
Cum aliquando Sertorii milites pugnam inconsulte flagitarent, nec jam eorum impetus posset cohiberi, Sertorius duos in eorum conspectu equos constituit, prævalidum alterum, alterum vero admodum exilem et imbecillum: deinde equi infirmi caudam a robusto juvene totam simul abrumpi jussit ; validi autem equi singulos pilos ab imbecillo sene paulatim velli. Irritus adolescentis labor risum omnibus movit; senex autem, quamvis tremula manu, id perfecit quod imperatum sibi fuerat. Cumque milites non satis intelligerent quorsum ea res spectaret, Sertorius ad eos conversus : "Equi caudæ, inquit, similis est hostium exercitus : qui partes aggreditur, facile potest opprimere ; contra nihil proficiet qui universum conabitur prosternere."
Erat Sertorio cerva candida eximiæ pulchritudinis, quæ ipsi magno usui fuit, ut obsequentiores haberet milites. Hanc Sertorius assuefecerat se vocantem audire et euntem sequi. Dianæ donum esse omnibus persuasit, seque ab ea moneri quæ facto opus essent. Si quid durius vellet imperare, se a cerva monitum prædicabat, statimque libentes parebant. Cerva in quadam hostium incursione amissa est ac periisse credita ; quod ægerrime tulit Sertorius. Multis post diebus a quodam homine inventa est. Sertorius eum, qui id sibi nuntiabat, tacere jussit, cervamque repente in locum, ubi jus reddere solebat, immitti. Ipse vultu hilari in publicum progressus, dixit sibi in quiete visam esse cervam, quæ perierat, ad se reverti. Tunc emissa ex composito cerva, ubi Sertorium conspexit, læto saltu ad tribunal fertur, ac dexteram sedentis ore lambit ; undo clamor factus, ortaque omnium admiratio est.
Victus postea a Pompeio Sertorius pristinos mores mutavit, et ad iracundiam deflexit. Multos ob suspicionem proditionis crudeliter interfecit ; unde odio esse cœpit exercitui. Romani moleste ferebant quod Hispanis magis quam sibi confideret, hosque haberet corporis custodes. In hac animorum ægritudine non deserebant Sertorium, quem necessarium sibi ducem judicabant, sed eum amare desierant. Deinde in Hispanos quoque sæviit Sertonus, quod ei tributa non tolerarent ipse etiam Sertorius curis jam et laboribus fessus, ad obeunda ducis munia segnior, ad luxum et libidines declinavit. Quare, alienatis omnium animis, jussa imporatoris contemnebantur; tandem facta adversus eum conjuratione, Sertorius in convivio a suis est interfectus.
Quintus Sertorius, né d'une famille obscure, fit ses premières armes dans la guerre contre les Cimbres, et s'y fit remarquer par sa valeur. Dans le premier combat livré à ces barbares, il fut blessé, perdit son cheval, et néanmoins traversa à la nage le Rhône, qui est très rapide, sans quitter son bouclier ni sa cuirasse. Il rendit aussi de grands services dans la guerre des alliés : car, emporté par son courage au milieu de tous les dangers, il y perdit un œil ; il regarda avec raison cette perte, non comme une difformité, mais comme un ornement dans sa figure. Il disait que les autres distinctions accordées à la valeur guerrière, telles que les bracelets et les couronnes, ne pouvaient se porter ni en tout temps ni en tout lieu ; que lui, au contraire, toutes les fois qu'il paraissait en public, présentait sur son front, comme preuve de son courage, la blessure qu'il avait reçue en servant la patrie, et que tous ceux qui le rencontraient étaient forcés de l'admirer.
Lorsque Sylla, de la guerre contre Mithridate, fut revenu en Italie, et qu'il commença à dominer dans Rome, Sertorius, qui avait suivi le parti de Marius, se retira en Espagne. Là, par son courage et par la douceur de son commandement, il gagna l'affection des Espagnols et celle des Romains établis dans ce pays, et, ayant assemblé une grande armée, il battit les généraux que Sylla avait envoyés contre lui. Metellus, que Sylla envoya ensuite, fut également battu et mis en fuite. Sertorius livra même quelques légers combats à Pompée, qui était venu en Espagne pour secourir Métellus : car, en capitaine prudent autant que brave, il évitait une action générale, parce qu'il voyait bien qu'il ne pouvait résister à toutes les troupes romaines réunies. Cependant il affaiblissait l'ennemi par les pertes réitérées qu'il lui faisait subir.
Les soldats de Sertorius demandant un jour la bataille, et ce général ne pouyant plus retenir leur ardeur imprudente, il fit amener devant eux deux chevaux , l'un fort et bien portant, l'autre maigre et faible; ensuite il ordonna à un jeune homme vigoureux d'arracher d'un seul coup la queue entière du cheval faible, et à un vieilllard sans vigueur d'arracher crin à crin la queue du cheval fort. Les efforts inutiles du jeune homme firent rire tout le monde, tandis que le vieillard, quoique d'une main tremblante, vint à bout de ce qu'on lui avait ordonné. Les soldats ne comprenaient pas trop ce que cela signifiait : " Mes amis, leur dit Sertorius, en se tournant vers eux, l'armée ennemie ressemble à la queue d'un cheval; en l'attaquant par parties, nous pouvons facilement la détruire ; mais nous n'en viendrons jamais à bout en l'attaquant tout entière.
Sertorius avait une biche blanche d'une grande beauté ; elle lui servit beaucoup à rendre ses soldats plus obéissants. Il l'avait accoutumée à connaître sa voix et à le suivre. Il persuada à tout le monde que c'était un présent de Diane et qu'elle l'avertissait de tout ce qu'il devait faire. S'il avait à donner quelques ordres un peu sévères, il commençait par dire que la biche le lui avait conseillé, et on obéissait sans murmurer. Cette biche s'égara un jour, à la suite d'une incursion que firent les ennemis, et l'on crut qu'elle avait péri; ce qui causa beaucoup de chagrin à Sertorius. Plusieurs jours après, quelqu'un la retrouva. Sertorius ordonna à celui qui lui en apporta la nouvelle de n'en rien dire à personne, et de faire entrer tout à coup la biche dans l'endroit où il avait coutume de rendre la justice. Pour lui, se présentant d'un air gai, il dit qu'il avait vu en songe revenir à lui la biche qu'il avait perdue. A l'instant même, la biche est lâchée ; elle n'a pas plus tôt aperçu Sertorius que, transportée de joie, elle saute sur son tribunal et lui lèche la main ; ce qui excita, dans toute l'assemblée, un cri d'admiration.
Ensuite, vaincu par Pompée, Sertorius changea de mœurs et céda à la colère. Il fit périr cruellement un grand nombre de personnes qu'il soupçonnait de trahison : ce qui le rendit odieux à l'armée. Les Romains voyaient avec peine qu'il eût moins de confiance en eux que dans les Espagnols, et qu'il prît ces derniers pour ses gardes du corps. Malgré ce mécontentement ils n'abandonnaient pas Sertorius, qu'ils regardaient comme un chef nécessaire ; mais ils avaient cessé de l'aimer. Sertorius devint bientôt cruel envers les Espagnols eux-mêmes, parce qu'ils ne voulaient pas supporter les impôts. Enfin déjà accablé de soins et de fatigues et moins actif pour les fonctions de général, il s'abandonna aux plaisirs et à la débauche. Par là il s'aliéna la faveur de tout le monde et ses ordres furent méconnus. Il se forma une conspiration contre lui et il fut tué dans un festin par ses propres amis.
CNÆUS POMPEIUS MAGNUS Cnæus Pompeius stirpis senatoriæ adolescens, in bello civili se et patrem consilio servavit. Pompeii pater suo exercitui ob avaritiam erat invisus; itaque facta est in eum conspiratio. Terentius quidam, Cnæi Pompeii contubernalis, eum occidendum susceperat, dum alii tabernaculum patris incenderent. Quæ res juveni Pompeio cenanti nuntiata est. Ipse nihil periculo motus, solito hilarius bibit, et cum Terentio eadem, qua antea, comitate usus est. Deinde cubiculum ingressus, clam subduxit se tentorio, et firmam patri circumposuit custodiam. Terentius tum districto ense, ad lectum Pompeii accessit, multisque ictibus stragula percussit. Orta mox seditione, Pompeius se in media conjecit agmina, militesque tumultuantes precibus et lacrimis placavit, ac suo duci reconciliavit.
Pompeius eodem bello civili partes Syllæ secutus, ita egit, ut ab eo maxime diligeretur. Annos tres et viginti natus, ut Syllæ auxilio veniret, paterni exercitus reliquias collegit, statimque dux peritus exstitit. Illius magnus apud militem amor, magna apud omnes admiratio fuit ; nullus ei labor tædio, nulla defatigatio molestiæ erat. Cibi vinique temperans, somni parcus, inter milites corpus exercebat. Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis lucta certabat. Tum ad Syllam iter intendit, non per loca devia, sed palam incedens, tres hostium exercitus aut fudit, aut sibi adjunxit. Quem ubi Sylla ad se accedere audivit, egregiamque sub signis juventutem aspexit, desiliit ex equo, Pompeiumque salutavit imperatorem: deinceps ei venienti solebat assurgere de sella et caput aperire; quem honorem nemini nisi Pompeio tribuebat.
Postea Pompeius in Siciliam profectus est, ut eam a Carbone Syllæ inimico occupatam reciperet. Carbo comprehensus, et ad Pompeium ductus est. Quem Pompeius, postquam acerbe in eum invectus fuisset, ad supplicium duci jussit. Tunc ille, qui ter consul fuerat, demisse ac muliebriter mortem extimuit: voce flebili petiit ut sibi alvum levare liceret, sicque brevem miserrimæ vitæ usuram rapuit, donec miles moræ impatiens caput in sordido loco sedentis amputavit. Longe moderatior fuit Pompeius erga Sthenium Siculæ cujusdam civitatis principem. Cum enim in eam civitatem animadvertere decrevisset qua sibi adversata fuerat, exclamavit Sthenius, eum inique facturum si ob culpam unius omnes plecteret. Interroganti Pompeio quisnam ille unus esset, "Ego, inquit Sthenius, qui meos cives ad id induxi." Tam libera voce delectatus Pompeius, omnibus et Sthenio ipsi pepercit.
Transgressus inde in Africam Pompeius, Iarbam Numidiæ regem, qui Marii partibus favebat, bello persecutus est. Intra dies quadraginta hostem oppressit, et Africam subegit adolescens quattuor et viginti annorum. Tum ei litteræ a Sylla redditæ sunt, quibus jubebatur exercitum dimittere, et cum una tantum legione successorem exspectare. Id ægre tulit Pompeius paruit : tamen, et Romam reversus est. Revertenti incredibilis multitudo obviam ivit. Sylla quoque eum lætus excepit, et Magni cognomine appellavit: nihilominus Pompeio triumphum petenti restitit; neque ea re a proposito deterritus est Pompeius; aususque est dicere plures solem orientem adorare, quam occidentem: quo dicto innuebat Syllæ potentiam minui, suam vero crescere. Ea voce audita, Sylla juvenis constantiam admiratus, exclamavit: Triumphet, triumphet.
Metello jam seni et bellum in Hispania segnius gerenti collega datus est Pompeius, ibique adversus Sertorium vario eventu dimicavit. In quodam prœlio maximum subiit periculum: cum enim in eum vir vasta corporis magnitudine impetum fecisset, Pompeius manum hostis amputavit, sed multis in eum concurrentibus, vulnus in femore accepit, et a suis fugientibus desertus in hostium potestate erat. At præter spem evasit : illi scilicet equum Pompeii auro phalerisque eximiis instructum ceperant. Dum vero prædam inter se altercantes partiuntur, Pompeius illorum manus effugit. Altero prœlio, cum Metellus Pompeio laboranti auxilio venisset, fususque esset Sertorii exercitus, is dixisse fertur : "Nisi ista anus supervenisset, ego hunc puerum verberibus castigatum Romam dimisissem." Metellum anum appellabat, quia is jam senex ad mollem et effeminatam vitam deflexerat. Tandem Sertorio interfecto Pompeius Hispaniam recepit.
Cum piratæ maria omnia infestarent, et quasdam etiam Italiæ urbes diripuissent, ad eos opprimendos, cum imperio extraordinario missus est Pompeius. Nimiæ viri potentiæ obsistebant quidam ex optimatibus, et imprimis Quintus Catulus; qui cum in contione dixisset esse quidem præclarum virum Cnæum Pompeium, sed non esse uni omnia tribuenda, adjecissetque : "Si quid ei acciderit, ecquemnam in ejus locum substituetis?"
Acclamavit universa contio : "Te ipsum, Quinte Catule." Tam honorifico civium testimonio victus Catulus e contione discessit. Pompeius, disposito per omnes maris recessus navium præsidio, brevi terrarum orbem illa peste liberavit ; prædones multis locis victos fudit ; eosdem in deditionem acceptos in urbibus et agris procul a mari collocavit. Nihil hac victoria celerius ; nam intra quadragesimum diem piratas toto mari expulit.
Confecto bello piratico, Cnæus Pompeius contra Mithridatem profectus est, et in Asiam magna celeritate contendit. Prœlium cum rege conserere cupiebat, neque opportuna dabatur pugnandi facultas, quia Mithridates interdiu castris se continebat, noctu vero haud tutum orat congredi cum hoste in locis ignotis. Quadam tamon nocto Mithridatem Pompeius aggressus est. Luna magno fuit Romanis adjumento : nam cum eam Romani a tergo haberent, umbræ corporum longius projectæ ad primos usque hostium ordines pertinebant ; unde decepti regii milites, in umbras tanquam in propinquum hostem tela mittebant. Victus Mithridates in Pontum profugit. Adversus eum filius Pharnaces rebellavit, quia, occisis a patre fratribus, vitæ suæ ipse timebat. Mithridates a filio obsessus venenum sumpsit, quod cum tardius subiret, quia adversus venena multis antea medicaminibus corpus firmaverat, a milite Gallo volens interfectus est.
Pompeius deinde Tigranem Armeniæ regem, qui Mithridatis partes secutus fuerat, ad deditionem compulit ; quem tamen ad genua procumbentem erexit, benignis verbis recreavit, et in regnum restituit, æque pulchrum esse judicans et vincere reges et facere. Tandem rebus Asiæ compositis in Italiam rediit. Ad urbem venit, non, ut plerique timuerant, armatus, sed demisso exercitu, et tertium triumphum biduo duxit. Insignis fuit multis novis inusitatisque ornamentis hic triumphus ; sed nihil illustrius visum, quam quod tribus triumphis tres orbis partes devictæ causam præbuerunt Pompeius enim, quod antea contigerat nemini, primo ex Africa, iterum ex Europa, tertio ex Asia triumphavit, felix opinione hominum futurus, si quem gloriæ, eumdem vitæ finem habuisset, neque adversam fortunam esset expertus jam senex.
Postea orta est inter Pompeium et Cæsarem gravis dissensio, quod hic superiorem, ille vero parem ferre non posset: et inde bellum civile exarsit. Cæsar cum infesto exercitu in Italiam venit. Pompeius relicta urbe ac deinde Italia ipsa, Thessaliam petiit, et cum eo consules senatusque omnis: quem insecutus Cæsar apud Pharsaliam acie fudit. Victus Pompeius ad Ptolemæum Alexandriæ regem, cui tutor a senatu datus fuerat, profugit ; sed ille Pompeium interfici jussit. Latus Pompeii sub oculis uxoris et liberorum mucrone confossum est, caput abscissum, truncus in Nilum conjectus. Dein caput velamine involutum ad Cæsarem delatum est, qui eo viso lacrimas fudit, et illud multis pretiosissimisque odoribus cremandum curavit.
Is fuit viri præstantissimi post tres consulatus et totidem triumphos vitæ exitus. Erant in Pompeio multæ ac magnæ virtutes, ac præcipue admiranda frugalitas. Cum ei ægrotanti præcepisset modicus ut turdum ederet, negarent autem servi eam avem usquam æstivo tempore posse reperiri, nisi apud Lucullum, qui turdos domi saginaret, vetuit Pompeius turdum inde peti, medicoque dixit : "Ergo nisi Lucullus perditus deliciis esset, non viveret Pompeius ?" Aliam avem, quæ parabilis esset, sibi jussit apponi.
Viris doctis magnum honorem habebat Pompeius. Ex Syria decedens, confecto bello Mithridatico, cum Rhodum venisset, nobilissimum philosophum Posidonium cupiit audire: sed cum is diceretur tunc graviter ægrotare, quod maximis podagræ doloribus cruciabatur, voluit saltem Pompeius eum visere. Mos erat ut, consule ædes aliquas ingressuro, lictor fores virga percuteret, admonens consulem adesse : at Pompeius vetuit fores Posidonii percuti, honoris causa. Quem ut vidit et salutavit, moleste se ferre dixit, quod eum non posset audire. At ille: "Tu vero, inquit, potes, nec committam ut dolor corporis efficiat ut frustra tantus vir ad me venerit." Itaque cubans graviter et copioso disseruit de hoc ipso : nihil esse bonum nisi quod honestum esset, et nihil malum dici posse quod turpe non esset. Cum vero dolor interdum acriter eum pungeret, sæpe dixit: "Nihil agis, dolor, quamvis sis molestus; nunquam te esse malum confitebor"
Cnéus Pompée, jeune homme d'une famille de sénateur, sut, par la prudence, sauver la vie à son père et à lui-même dans la guerre civile. Son père s'était rendu odieux à son armée par son avarice, et l'on conspirait contre lui. Un certain Terentius, qui couchait sous la même tente que Cnéus, s'était chargé de tuer le fils, pendant que d'autres mettraient le feu à la tente du père. Le complot fut révélé au jeune homme, tandis qu'il soupait. Il ne s'émut pas dn péril, but plus gaiement qu'à l'ordinaire, et en usa à l'égard de Térentius avec la même affabilité qu'auparavant. Ensuite étant entré dans le cabinet où il couchait, il sortit secrètement de sa tente, et plaça une bonne garde autour de celle de son père. Cependant Terentius, l'épée à la main, s'approcha du lit de Pompée et perça la couverture à coups redoublés. Bientôt après la sédition ayant éclaté, le jeune Pompée se jeta au milieu des bataillons, apaisa par ses prières et par ses larmes les soldats révoltés, et les réconcilia avec leur général.
Pompée, lors de la même guerre civile, embrassa le parti de Sylla, et par la suite, s'en fit beaucoup aimer. A l'âge de vingt-trois ans, il rassembla, pour aller à son secours, les restes de l'armée de son père, et fut dès lors un général consommé. Il se fit aimer des soldats et admirer de tout le monde. Il ne se dégoûtait d'aucun travail et ne se rebutait d'aucune fatigue. Sobre dans le boire et dans le manger, dormant peu, il s'exerçait avec les soldats ; il disputait le prix du saut aux plus alertes, celui de la course aux plus agiles, celui de la lutte aux plus vigoureux. Ce fut alors qu'il alla joindre Sylla, non par des routes détournées, mais par des chemins découverts ;il défit ou réunit à lui trois armées des ennemis. Sylla apprenant que Pompée était en marche vers lui, et voyant la brillante jeunesse rangée sous ses étendards, descendit de cheval, et salua Pompée du titre d'impérator. Par la suite, il se leva toujours et se découvrit lorsque Pompée vint à lui, un honneur qu'il ne rendait à aucune autre personne.
Pompée partit ensuite pour la Sicile, pour la reprendre à Carbon, ennemi de Sylla, qui s'en était emparé. Carbon fut pris et amené à Pompée, qui, après lui avoir adressé les reproches les plus amers, le fit conduire au supplice. Alors cet homme, qui avait été trois fois consul, trembla lâchement, comme une femme, à la vue de la mort. Il demanda, d'un ton pleureur, d'aller à la selle, et prolongea ainsi de quelques instants sa malheureuse existence, jusqu'au moment où le soldat, impatient de l'attendre, alla lui couper la tête dans le lieu infect où il était. Pompée usa de bien plus de modération à l'égard de Sthénius, le premier citoyen d'une certaine ville de Sicile. En effet, comme il était dans la résolution de sévir contre cette ville, qui lui avait résisté, Sthénius s'écria qu'il y aurait injustice à punir une ville entière pour la faute d'un seul. " Quel est donc ce seul coupable ? lui demanda Pompée. — C'est moi, lui dit Sthénius, moi qui ai engagé mes concitoyens à la résistance." Charmé d'une réponse si hardie, Pompée pardonna à tous les habitants et à Sthénius lui-même.
Pompée passa de là en Afrique, fit la guerre à Iarbas, roi de Numidie, qui favorisait le parti de Marius. En quarante jours et à vingt-quatre ans, il détruisit l'ennemi et soumit l'Afrique. Il reçut alors une lettre de Sylla, qui lui ordonnait de licencier son armée, à la réserve d'une légion, avec laquelle il attendrait son successeur. Pompée reçut cet ordre avec peine ; il obéit cependant et retourna à Rome. Il trouva une multitude incroyable de citoyens qui venaient à sa rencontre. Sylla lui-même le reçut avec des démonstrations de joie et lui donna le surnom de Grand. Néanmoins il s'opposa à la demande qu'il fit du triomphe. Pompée n'abandonna pas pour cela son dessein; il osa même dire que le soleil levant avait plus d'adorateurs que le soleil couchant, faisant entendre par là que la puissance de Sylla diminuait et que la sienne augmentait.
Sylla, entendant cette parole, admira la constance du jeune homme, et s'écria : " Qu'il triomphe ! qu'il triomphe ! "
Metellus, déjà vieux, faisait la guerre en Espagne avec trop de lenteur ; on lui donna pour collègue Pompée, qui combattit contre Sertorius avec différents succès. Dans un combat il courut un très grand danger : en effet, un homme d'une taille extraordinaire s'étant jeté sur lui, Pompée lui coupa d'abord la main; mais bientôt, comme il était assailli par un grand nombre d'ennemis, il reçut une blessure à la cuisse, et, abandonné des siens, qui prirent la fuite, il resta au pouvoir des ennemis. Cependant il se tira de là contre toute espérance. Les ennemis avaient pris son cheval, tout couvert d'or et orné de caparaçons de grand prix; mais tandis qu'en se disputant ils faisaient le partage du butin, Pompée échappa de leurs mains. Dans un autre combat, Metellus étant venu au secours de Pompée, qui commençait à plier, et l'armée de Sertorius ayant été mise en déroute, on rapporte que Sertorius dit : " Si cette vieille femme n'était survenue, j'aurais renvoyé cet enfant à Rome avec les étrivières." Il appelait Metellus une vieille, parce que, dans un âge avancé, il était devenu mou et efféminé. Enfin Sertorius ayant été tué, Pompée reprit l'Espagne.
Les pirates infestaient toutes les mers, et déjà même ils avaient pillé quelques villes d'Italie, quand Pompée fut envoyé contre eux avec un pouvoir extraordinaire. Quelques-uns des principaux citoyens s'opposaient au pouvoir excessif de cet homme, et surtout Quintus Catulus qui, ayant dit en pleine assemblée que Pompée était, à la vérité, un grand homme, mais qu'il ne convenait pas de donner tout à un seul, ajouta : " S'il lui arrive quelque chose, qui mettrez-vous à sa place ?" Toute l'assemblée s'écria : " Vous-même, Catulus." Vaincu par un témoignage si honorable, Catulus se retira de l'assemblée. Pompée, ayant placé des flottes dans tous les golfes, purgea bientôt l'univers de ce fléau ; il vainquit et dispersa les pirates en plusieurs endroits, et, après les avoir reçus à capitulation, les força d'aller s'établir dans des villes et dans des terres éloignées de la mer. Rien de plus rapide que cette expédition, car, en quarante jours, il chassa les pirates de toute la mer.
Cette guerre terminée, Pompée partit contre Mithridate et se rendit en Asie avec une grande promptitude. Il désirait en venir aux mains avec ce roi et n'en trouvait pas l'occasion favorable, parce que Mithridate se tenait le jour enfermé dans son camp, et que la nuit il n'était pns prudent de hasarder uu combat dans des lieux inconnus. Cependant, une nuit, Pompée attaqua Mithridate, La lune favorisa beaucoup les Romains; car, ceux-ci l'ayant derrière le dos, l'ombre de leurs corps se prolongeait jusqu'aux premiers rangs des ennemis, qui, trompés par cette illusion, et, croyant les ennemis tout proches, au lieu de diriger leurs traits sur eux, les lançaient sur leurs ombres. Mithridate vaincu se réfugia dans le Pont. Pharnace, son fils, se révolta contre lui, parce qu'il craignait pour lui le sort de ses frères, que son père avait fait mourir. Mithridate, assiégé par son propre fils, s'empoisonna. Le poison agissant trop lentement, parce qu'il s'était auparavant prémuni contre toutes sortes de poisons par un fréquent usage d'antidotes, il se fit tuer par un soldat gaulois.
Pompée soumit ensuite Tigrane, roi d'Arménie, qui avait embrassé le parti de Mithridate. Cependant, quand il le vit prosterné à ses pieds, il le releva, le rassura par des paroles pleines de bonté et le rétablit dans ses États, jugeant qu'il était également aussi beau de vaincre les rois que d'en faire. Les affaires de l'Asie étant réglées, Pompée revint en Italie. Il entra à Rome, non, comme la plupart s'y attendaient, à la tête d'une armée, mais après avoir congédié ses troupes, et triompha pour la troisième fois et pendant deux jours. Ce triomphe fut remarquable par un grand nombre d'ornements nouveaux et extraordinaires ; mais ce qu'on admira le plus, c'est que les trois parties du monde vaincues avaient fourni matière aux trois triomphes. En effet, Pompée, ce qui n'était encore arrivé à personne, triompha la première fois de l'Afrique, la seconde de l'Europe, la troisième de l'Asie. Heureux sans doute, selon l'opinion commune, si sa vie n'avait pas duré plus longtemps que sa gloire, et s'il n'avait pas éprouvé, dans sa vieillesse, les revers de la fortune.
Il s'éleva ensuite de grandes discussions entre Pompée et César parce que celui-ci ne voulait pas de supérieur, et celui-là pas d'égal, et la guerre civile s'alluma. César rentra en Italie, à la tête d'une armée ennemie. Pompée, étant sorti de Rome, et ensuite de l'Italie même, se retira dans la Thessalie, où il fut suivi des consuls et de tout le sénat. César l'y poursuivit et le défit en bataille rangée, près de Pharsale. Pompée vaincu se réfugia chez Ptolémée, roi d'Alexandrie, dont le sénat l'avait nommé tuteur; mais ce roi le fit assassiner. Pompée reçut un coup de poignard dans le côté, sous les yeux de son épouse et de ses enfants ; sa tête fut coupée et son corps jeté dans le Nil. La tête de Pompée fut ensuite couverte d'un voile et portée à César, qui, en la voyant, versa des larmes, et la fit brûler après l'avoir fait embaumer précieusement.
Ainsi finit ce grand homme, après trois consulats et autant de triomphes. Pompée avait plusieurs autres grandes qualités et surtout une sobriété admirable. Dans une maladie, le médecin lui ayant ordonné de manger de la grive, et ses esclaves lui ayant dit que cet oiseau ne pouvait, en été, se trouver nulle part, si ce n'est chez Lucullus, qui faisait engraisser des grives dans sa maison. Pompée ne voulut pas qu'on allât lui en demander une, et dit à son médecin : " Si Lucullus n'était un voluptueux, Pompée ne vivrait donc plus." Il se fit servir un autre oiseau facile à trouver.
Pompée honorait beaucoup les savants. A son retour de Syrie, après avoir terminé la guerre contre Mithridate, passant à Rhodes, il désira entendre Posidonius, philosophe alors très célèbre; et ayant appris qu'il était dangereusement malade, parce qu'il souffrait beaucoup des douleurs de la goutte, il voulut du moins le voir. C'était la coutume, quand le consul allait entrer dans une maison, que le licteur, frappât la porte de sa baguette, pour avertir de la présence du consul; mais Pompée, par respect pour Posidonius, défendit qu'on frappât à sa porte. Dès qu'il fut entré, il le salua et lui dit qu'il était fâché de ne pouvoir l'entendre. " Vous le pouvez, lui dit le philosophe, et je ne permettrai pas qu'à cause des douleurs de mon corps un aussi grand homme soit venu chez moi pour rien." C'est pourquoi, de son lit, il fit une longue et belle dissertation sur ce sujet même : qu'il n'y a de bon que l'honnête et qu'on ne peut appeler mal ce qui n'est pas honteux. Et comme la douleur se faisait de temps en temps sentir plus vivement : " O douleur, s'écriait-il souvent, tu as beau faire, quelque cuisante que tu sois, je n'avouerai jamais que tu es un mal."
CAIUS JULIUS CÆSAR
Caius Julius Cæsar nobilissima genitus familia, annum agens sextum et decimum, patrem amisit: paulo post Corneliam duxit uxorem, cujus cum pater esset Syllæ inimicus, voluit Sylla Cæsarem compellere, ut eam dimitteret; neque id potuit efficere. Ob eam causam Cæsar bonis spoliatus, cum etiam ad mortem quæreretur, mutata veste, noctu elapsus est ex urbe, et quanquam tunc quartanæ morbo laboraret, prope per singulas noctes latebras commutare cogebatur; sic quoque comprehensus a Syllæ liberto, vix data pecunia evasit. Postremo per proximos suos veniam impetravit, diu repugnante Sylla, qui cum deprecantibus ornatissimis viris denegasset, atque illi pertinaciter contenderent, expugnatus tandem dixit eum, quem salvum tantopore cuperent, aliquando optimatum partibus, quas simul defendissent, exitio futurum, multosque in eo puero inesse Marios.
Cæsar, mortuo Sylla et composita seditione civili, Rhodum secedere statuit, ut per otium Apollonio, tunc clarissimo dicendi magistro, operam daret ; sed in itinere a piratis captus est, mansitque apud eos quadraginta dies. Ita porro per illud omne spatium se gessit, ut piratis terrori pariter ac venerationi esset ; atque ne eis suspicionem ullam daret, qui oculis tantummodo eum custodiebant, nunquam aut nocte, aut die excalceatus est. Interim comites servosque dimiserat ad expediendas pecunias quibus redimeretur. Viginti talenta piratæ postulaverant ; ille vero quinquaginta daturum se spopondit. Quibus numeratis, expositus est in litore. Cæsar liberatus confestim Miletum, quæ urbs proxime aberat, properavit ; ibique contracta classe stantes adhuc in eodem loco prædones noctu adortus, aliquot naves, mersis aliis, cepit, piratasque ad deditionem redactos eo affecit supplicia quod illis sæpe per jocum minatus fuerat dum ab eis detineretur ; crucibus illos suffigi jussit.
Julius Cæsar quæstor factus in Hispaniam profectus est; cumque Alpes transiret, et ad conspectum pauperis cujusdam vici comites ejus per jocum inter se disputarent an illic etiam esset ambitioni locus, serio dixit Cæsar malle se ibi primum esse quam Romæ secundum. Ita animus dominationis avidus a prima ætate regnum concupiscebat, semperque in ore habebat hos Euripidis, Græci pœtæ, versus : Nam si violandum est jus; regnandi gratia violandum est: aliis rebus pietatem colas. Cum vero Gades, quod est Hispaniæ oppidum, venisset, visa Alexandri Magni imagine, ingemuit, et lacrimas fudit: causam quærentibus amicis : "Nonne, inquit, idonea dolendi causa est, quod nihildum memorabile gesserim, eam ætatem adeptus qua Alexander jam terrarum orbem subegerat?"
Julius Cæsar in captanda plebis gratia, et ambiendis honoribus patrimonium effudit : ære alieno oppressus ipse dicebat sibi opus esse millies sestertium, ut haberet nihil. His artibus consulatum adeptus est ; collegaque ei datus Marcus Bibulus, cui Cæsaris consilia haud placebant. Inito magistratu, Cæsar legem agrariam tulit, hoc est de dividendo egenis civibus agro publico: cui legi cum senatus repugnaret, Cæsar rem ad populum detulit. Bibulus collega in forum venit ut legi ferendæ obsisteret, sed tanta commota est seditio, ut in caput consulis cophinus stercore plenus effunderetur, fascesque frangerentur. Tandem Bibulus a satellitibus Cæsaris foro expulsus, domi se continere per reliquum anni tempus coactus est, curiaque abstinere. Interea unus Cæsar omnia ad arbitrium in republica administravit : unde quidam homines faceti, quæ eo anno gesta sunt, non ut mos erat, consulibus Cæsare et Bibulo acta esse dicebant, sed Julio et Cæsare, unum consulem nomine et cognomine pro duobus appellantes.
Julius Cæsar functus consulatu, Galliam provinciam sorte obtinuit. Gessit autem novem annis, quibus in imperio fuit, hæc fere. Galliam in provinciæ Romanæ formam redegit; Germanos, qui trans Rhenum incolunt, primus Romanorum ponte fabricato aggressus, maximis affecit cladibus. Britannos antea ignotos vicit, eisque pecunias et obsides imperavit ; quo in bello multa Cæsaris facta egregia narrantur. Inclinante in fugam exercitu, rapuit e manu militis fugientis scutum, et in primam aciem volitans, pugnam restituit. In alio prœlio aquiliferum terga vertentem faucibus comprehendit, in contrariam partem retraxit, dexteramque ad hostem protendens : «Quorsum tu, inquit, abis? Illic sunt cum quibus dimicamus. » Quo facto militibus animos addidit.
Cæsar cum adhuc in Gallia detineretur, ne imperfecto bello discederet, postulavit ut sibi liceret, quamvis absenti, secundum consulatum petere; quod ei a senatu est negatum. Ea re commotus in Italiam rediit, armis injuriam acceptam vindicaturus, plurimisque urbibus occupatis Brundusium contendit, quo Pompeius consulesque confugerant. Tunc summa audaciæ facinus Cæsar edidit : a Brundusio Dyrrachium inter oppositas classes gravissima hieme transmisit, cessantibusque copiis quas subsequi jusserat, cum ad eas arcessendas frustra misisset, moræ impatiens, castris noctu egreditur, clam solus naviculam conscendit obvoluto capite, ne agnosceretur. Mare adverso vento vehementer flante intumescebat ; in altum tamen protinus dirigi navigium jubet; cumque gubernator pæne obrutus fluctibus adversæ tempestati cederet, "Quid times ? ait : Cæsarem vehis."
Deinde Cæsar Thessaliam petiit, ubi Pompeium Pharsalico prœlio fudit, fugientem persecutus est, eumque in itinere cognovit occisum fuisse. Tum bellum Ptolomæo Pompeii interfectori intulit, a quo sibi quoque insidias parari videbat ; quo victo, Cæsar in Pontum transiit, Pharnacemque Mithridatis filium rebellantem aggressus, intra quintum ab adventu diem, quattuor vero quibus in conspectum venerat horis, uno prœlio profligavit. Quam victoriæ celeritatem inter triumphandum notavit inscripto inter pompæ ornamenta trium verborum titulo, "Veni, vidi, vici". Sua deinceps Cæsarem ubique comitata est fortuna. Scipionem et Jubam Numidiæ regem, reliquias Pompeianarum partium in Africa refoventes, devicit. Pompeii liberos in Hispania superavit. Clementer usus est victoria, et omnibus qui contra se arma tulerant pepercit. Regressus in urbem quinquies triumphavit.
Bellis civilibus confectis, Cæsar dictator in perpetuum creatus agere insolentius cœpit : senatum ad se venientem sedens excepit, et quemdam ut assurgeret monentem irato vultu respexit : cum Antonius, Cæsaris in omnibus expeditionibus comes, et tunc in consulatu collega, ei in sella aurea sedenti pro rostris diadema, insigne regium, imponeret, non visus est eo facto offensus. Quare conjuratum est in eum a sexaginta et amplius viris, Cassio et Bruto ducibus conspirationis. Cum igitur Cæsar idibus martiis in senatum venisset, assidentem specie officii circumsteterunt, illicoque unus e conjuratis, quasi aliquid rogaturus, propius accessit, renuentique togam ab utroque humero apprehendit. Deinde clamantem : "Ista quidem vis est", Cassius vulnerat paulo infra jugulum. Cæsar Cassii brachium arreptum graphio trajecit, conatusque prosilire aliud vulnus accepit. Cum Marcum Brutum, quem loco filii habebat, in se irruentem vidisset, dixit : "Tu quoque fili mi !" Dein ubi animadvertit undique se strictis pugionibus peti, toga caput obvolvit, atque ita tribus et viginti plagis confossus est.
Erat Cæsar excelsa statura, nigris vegetisque oculis, capite calvo : quam calvitii deformitatem ægre ferebat, quod sæpe obtrectantium jocis esset obnoxia. Itaque ex omnibus honoribus sibi a senatu populoque decretis non aliud recepit aut usurpavit libentius, quam jus laureæ perpetuo gestandæ. Eum vini parcissimum fuisse ne inimici quidem negarunt: unde Cato dicere solebat unum ex omnibus Cæsarem ad evertendam rempublicam sobrium accessisse. Armorum et equitandi peritissimus erat; laboris ultra fidem patiens : in agmine nonnunquam equo, sæpius pedibus anteibat, capite detecto, sive sol, sive imber esset. Longissimas vias incredibili celeritate confecit, ita ut persæpe nuntios de se prævenerit, neque eum morabantur flumina, quæ vel nando vel innixus inflatis utribus trajiciebat.
Caius Julius César, né d'une famille très distinguée, perdit son père à l'âge de seize ans, et peu après épousa Cornélie. Comme le père de cette femme était l'ennemi de Sylla, celui-ci voulut poussser César à la répudier, mais il ne put l'obtenir. César fut en conséquence dépouillé de ses biens ; on le chercha même pour le faire mourir ; mais prenant d'autres vêtements, il s'évada de Rome pendant la nuit, et, quoiqu'il eût alors la fièvre quarte, il fut obligé de changer de retraite presque toutes les nuits : néanmoins il fut arrêté par un affranchi de Sylla, et n'échappa qu'avec peine en lui donnant de l'argent. Enfin il obtint sa grâce par la médiation de ses proches ; mais ce ne fut pas sans une longue résistance de la part de Sylla, qui, après l'avoir refusée aux personnes les plus distinguées, leur dit, en se rendant enfin à leurs instances, que celui dont ils sollicitaient si vivement la grâce, porterait quelque jour un coup mortel au parti des grands, qu'ils avaient défendus ensemble, et que dans ce jeune homme il voyait plusieurs Marius.
Sylla étant mort, et les discordes civiles apaisées, César résolut de se retirer à Rhodes, pour employer ses loisirs à suivre les leçons d'Apollonius, célèbre rhéteur de ce temps-là; mais dans la traversée il fut pris par des pirates, et demeura quarante jours entre leurs mains. Pendant tout cet espace de temps, il se comporta de telle sorte qu'il leur inspira tout à la fois du respect et de la crainte; et pour ne donner aucun soupçon à ces pirates, qui ne le gardaient qu'à vue, il ne se déchaussa jamais ni la nuit ni le jour. Cependant il avait envoyé ses compagnons et quelques esclaves chercher l'argent nécessaire pour sa rançon. Les pirates avaient demandé vingt talents; il leur en promit cinquante; et quand on les eut comptés, on le déposa sur le rivage. César, rendu à la liberté, il se rendit aussitôt à Milet, ville qui n'était pas éloignée de là, et y ayant rassemblé une flotte, il attaqua, pendant la nuit, ces pirates qui étaient encore au même mouillage, leur prit quelques vaisseaux, en coula d'autres à fond, et, après les avoir forcés à se rendre, leur fit subir le supplice dont il les avait souvent menacés, en plaisantant, pendant qu'il était entre leurs mains : il les fit crucifier.
Nommé questeur, César partit pour l'Espagne. Comme il traversait les Alpes, ceux qui l'accompagnaient se demandèrent, en plaisantant, à la vue d'une méchante bourgade, s'il y avait aussi là matière à ambition. César répondit fort sérieusement qu'il aimerait mieux y être le premier que d'être le second à Rome. C'est ainsi que le cœur avide de domination, il aspirait de bonne heure à la souveraineté ; et il avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide, poète grec : " Si l'on peut violer la justice, c'est quand il s'agit de régner; hors de là, soyez juste." Arrivé à Cadix, ville d'Espagne, il soupira et versa des larmes, à la vue d'un portrait d'Alexandre le Grand ; ses amis lui en ayant demandé la cause : " N'ai-je pas, leur dit-il, raison de m'affliger, moi qui n'ai encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait subjugué l'univers ?"
César dissipa son patrimoine par les largesses qu'il fit pour gagner la faveur du peuple et pour parvenir aux honneurs. Accablé de dettes, il disait lui-même qu'il lui faudrait cent millions de sesterces, avant qu'il lui restât rien. C'est ainsi qu'à force de brigue il parvint au consulat; et il eut pour collègue Marcus Bibulus, qui était bien éloigné d'approuver ses projets. César ne fut pas plus tôt entré en charge qu'il renouvela la loi agraire, loi qui avait pour objet le partage des terres conquises, entre les citoyens indigents. Le sénat s'opposant à cette loi, César en référa au peuple. Bibulus, son collègue, se rendit sur la place publique, pour combattre la loi ; mais le peuple se souleva contre lui au point de jeter sur sa tête un panier d'ordures, et de briser ses faisceaux. Enfin Bibulus, chassé de la place publique par les satellites de César, fut réduit à s'enfermer dans sa maison pendant le reste de l'année, et à ne plus paraître au sénat. Cependant César gouverna seul, à son gré, la république ; ce qui donna lieu à quelques plaisants, de dater les événements de cette année, non pas du consulat de César et de Bibulus, comme cela se pratiquait, mais du consulat de Jules et de César ; formant deux consuls du nom et du surnom d'un seul.
César, au sortir du consulat, obtint par la voie du sort le gouvernement de la Gaule. Voici à peu près ce qu'il fit pendant les neuf années qu'il y commanda. Il réduisit la Gaule en province romaine; il fut le premier des Romains qui, ayant jeté un pont sur le Rhin, attaqua les Germains qui habitent au delà de ce fleuve; et leur fit essuyer des pertes considérables ; il vainquit les Bretons, inconnus jusqu'alors, exigea d'eux de l'argent et des otages. On raconte, à propos de cette guerre, plusieurs traits mémorables de César. Son armée allait prendre la fuite ; il arrache un bouclier des mains d'un soldat qui fuyait, vole au premier rang et rétablit le combat. Dans une autre rencontre, il saisit à la gorge un enseigne qui tournait le dos, le fait revenir sur ses pas, et de la main lui montrant l'ennemi : " Où vas-tu ? lui dit-il ; ceux avec qui nous combattons sont là." Par cette action, il ranima le courage des soldats.
César étant encore retenu dans la Gaule, et ne voulant pas en sortir sans avoir terminé la guerre, demanda la permission de postuler, quoique absent, un second consulat; ce qui lui fut refusé par le sénat. Irrité de ce refus, il entra en Italie pour venger par les armes l'injure qu'il croyait avoir reçue ; et après s'être rendu maître de plusieurs villes, il marcha sur Brindes, où Pompée et les consuls s'étaient réfugiés. Il fit, dans cette occasion, un trait d'une grande hardiesse : il passa de Brindes à Dyrrachium au milieu des flottes ennemies, par le temps le plus orageux; et comme ses troupes, auxquelles il avait donné ordre de le suivre, n'arrivaient pas, après les avoir inutilement envoyé chercher, las de les attendre, il sort du camp pendant la nuit, et se jette à l'insu de tout le monde dans une petite barque, seul, et la tête couverte, pour ne pas être reconnu. La mer était soulevée par des vents contraires, qui soufflaient avec violence; il ordonne cependant de prendre le large, et comme le pilote, assailli par les flots, n'osait braver la tempête : " Que crains-tu ? lui dit-il; tu portes César."
César se rendit ensuite en Thessalie, où il vainquit Pompée à la bataille de Pharsale ; il le poursuivit dans sa fuite et apprit en route qu'il avait été tué. Alors il déclara la guerre à Ptolémée, meurtrier de Pompée, qu'il soupçonnait aussi de lui tendre des embûches. Il le vainquit, passa dans le Pont, attaqua Pharnace, fils de Mithridate, qui s'était révolté, et le défit complètement en une seule bataille, cinq jours après son arrivée, et quatre heures après qu'il eut vu l'ennemi. C'est pour marquer la promptitude de cette victoire qu'il fit inscrire ces trois mots parmi les ornements de son triomphe : Veni, vidi, vici. Par la suite, la fortune ne cessa jamais d'accompagner César : il vainquit Scipion, et Juba, roi de Numidie, qui cherchaient à ranimer en Afrique les restes du parti de Pompée. Il vainquit aussi les enfants de Pompée en Espagne. Usant avec clémence de sa victoire, il pardonna à tous ceux qui avaient porté les armes contre lui. De retour à Rome, il triompha pendant cinq jours.
Les guerres civiles terminées, César, nommé dictateur à vie, commença à se conduire d'une façon plus insolente. Le sénat étant venu le trouver, il le reçut assis, et jeta un coup d'œil d'indignation sur quelqu'un qui l'avertissait de se lever. Antoine, qui l'avait accompagné dans toutes ses expéditions, et qui était alors son collègue dans le consulat, lui ayant mis sur la tête un diadème, marque de la royauté, dans un moment où il était assis sur un trône d'or, devant la tribune aux harangues, César ne parut pas désapprouver cette action. Dès ce jour, plus de soixante citoyens, ayant à leur tête Cassius et Brutus, conspirèrent contre lui. César étant donc venu prendre place au sénat, le jour des ides de mars, les conjurés l'entourèrent comme pour lui rendre hommage ; tout à coup, l'un d'eux s'approche de plus près, sous prétexte de lui demander une grâce, et sur son refus, saisit son manteau, l'écarte de dessus ses épaules. César s'écrie : " Que veut dire cette violence ? " Au même instant, Cassius le blesse un peu au-dessous de la gorge. César saisit le bras de Cassius, le perce de son stylet, cherche à s'enfuir, et reçoit une seconde blessure. Voyant que Brutus, qu'il regardait comme son fils, se jetait sur lui, il lui dit : " Et toi aussi, mon fils ! " Enfin, apercevant tous les poignards dirigés contre lui, il s'enveloppa la tête dans sa toge, et tomba percé de vingt-trois coups.
César avait la taille haute, les yeux noirs et vifs, la tête chauve. Il supportait avec peine ce manque de cheveux, qui prêtait quelquefois matière aux plaisanteries de ses ennemis. Aussi, de tous les honneurs que lui décernèrent le sénat et le peuple, celui qu'il reçut et dont il usa avec plus de plaisir, ce fut le droit de porter toujours une couronne de laurier. Ses ennemis eux-mêmes lui rendirent ce témoignage, qu'il était très modéré dans l'usage du vin ; ce qui faisait dire à Caton que de tous ceux qui avaient bouleversé la république, César seul était sobre. Il était fort habile sur les armes et dans l'équitation. Il supportait les fatigues au delà de ce qu'on peut croire : dans les marches, il allait toujours le premier, quelquefois à cheval, plus souvent à pied, et la tête découverte, soit à la pluie, soit à l'ardeur du soleil. Il fit les plus longues routes avec une si grande célérité que plus d'une fois il devança les courriers qu'il avait expédiés. Les fleuves ne l'arrêtaient pas; il les passait à la nage ou sur des outres gonflées.
MARCUS CATO UTICENSIS Marcus Cato, adhuc puer, invictum animi robur ostendit. Cum in domo Drusi avunculi sui educaretur, Latini de civitate impetranda Romam venerunt. Popedius Latinorum princeps, qui Drusi hospes erat, Catonem puerum rogavit ut Latinos apud avunculum adjuvaret. Cato vultu constanti negavit id se facturum. Iterum deinde ac sæpius interpellatus in proposito perstitit. Tunc Popedius puerum in excelsam ædium partem levatum tenuit, et abjecturum inde se minatus est, nisi precibus obtemperaret ; neque hoc metu a sententia eum potuit dimovere. Tunc Popedius exclamasse fertur: "Gratulemur nobis, Latini, hunc esse tam parvum; si enim senator esset, ne sperare quidem jus civitatis nobis liceret."
Cato, cum salutandi gratia ad Syllam a pædagogo duceretur, et in atrio cruenta proscriptorum capita vidisset, Syllæ crudelitatem exsecratus est; seque eodem esse animo significavit, quo puer alius nomine Cassius, qui tunc publicam scholam cum Fausto Syllæ filio frequentabat. Cum enim Faustus proscriptionem paternam in schola laudaret, diceretque se, cum per ætatem posset, eamdem rem esse facturum, ei sodalis gravem colaphum impegit.
Insignis fuit et ad imitandum proponenda Catonis erga fratrem benevolentia. Cum enim interrogaretur quem omnium maxime diligeret, respondit, fratrem. Iterum interrogatus quem secundum maxime diligeret, iterum fratrem respondit. Quærenti tertio idem responsum dedit, donec ille a percunctando desisteret. Crevit cum ætate ille Catonis in fratrem amor : ab ejus latere non discedebat; ei in omnibus rebus morem gerebat. Annos natus viginti nunquam sine fratre cenaverat, nunquam in forum prodierat, nunquam iter susceperat. Diversum tamen erat utriusque ingenium : in utroque probi mores erant, sed Catonis indoles severior.
Cato, cum frater, qui erat tribunus militum, ad bellum profectus esset, ne eum desereret, voluntana stipendia fecit. Accidit postea ut Catonis frater in Asiam proficisci cogeretur, et iter faciens in morbum incideret : quod ubi audivit Cato, licet tunc gravis tempestas sæviret, neque parata esse magna navis, solvit e portu Thessalonicæ exigua navicula cum duobus tantum amicis tribusque servis, et pæne haustus fluctibus tandem præter spem incolumis evasit. At fratrem modo defunctum vita reperit. Tunc questibus et lacrimis totum se tradidit : mortui corpus quam magnificentissimo potuit funere extulit, et marmoreum tumulum exstrui curavit suis impensis. Vela deinde daturus, cum suaderent amici ut fratris reliquias in alio navigio poneret, animam se prius quam illas relicturum respondit, atque ita solvit.
Cato quæstor in insulam Cyprum missus est ad colligendam Ptolemæi regis pecuniam, a quo populus Romanus hæres institutus fuerat. Integerrima fide eam rem administravit. Summa longe major, quam quisquam sperare potuisset, redacta est. Fere septem milia talentorum navibus imposuit Cato : atque ut naufragii pericula vitaret, singulis vasis, quibus inclusa erat pecunia, corticem suberis longo funiculo alligavit, ut si forte mersum navigium esset, locum amissæ pecuniæ cortex supernatans indicaret. Catoni advenienti senatus et tota ferme civitas obviam effusa est, nec erat res triumpho absimilis. Actæ sunt Catoni a senatu gratiæ, præturaque illi et jus spectandi ludos prætextato extra ordinem data. Quem honorem Cato noluit accipere, iniquum esse affirmans sibi decerni quod nulli alii tribueretur.
Cum Cæsar consul legem reipublicæ perniciosam tulisset, Cato solus, ceteris exterritis, huic legi obstitit. Iratus Cæsar Catonem extrahi curia, et in vincula rapi jussit : at ille nihil de libertate linguæ remisit, sed in ipsa ad carcerem via de lege disputabat, civesque commonebat ut talia molientibus adversarentur Catonem sequebantur mæsti patres, quorum unus objurgatus a Cæsare quod nondum misso senatu discederet : "Malo, inquit, esse cum Catone in carcere, quam tecum in curia." Exspectabat Cæsar dum ad humiles preces Cato sese demitteret : quod ubi frustra a se sperari intellexit, pudore victus, unum e tribunis misit qui Catonem dimitteret.
Cato Pompeii partes bello civili secutus est, eoque victo exercitus reliquias in Africam cum ingenti itinerum difficultate perduxit. Cum vero ei summum a militibus deferretur imperium, Scipioni, quod vir esset consularis, parere maluit. Scipione etiam devicto, Uticam Africæ urbem petivit, ubi filium hortatus est ut clementiam Cæsaris experirvetur; ipse vero cenatus deambulavit, et cubitum iturus, artius diutiusque in complexu filii hæsit, deinde ingressus cubiculum, ferro sibi ipse mortem conscivit. Cæsar, audita Catonis morte, dixit illum gloriæ suæ invidisse, quod sibi laudem servati Catonis eripuisset. Catonis liberos, eisque patrimonium incolume servavit.
Marcus Caton d'Utique, étant encore enfant, annonça la fermeté de son caractère. Dans le temps qu'il était élevé chez son oncle Drusus, les Latins vinrent à Rome, pour y solliciter le droit de cité. Popedius, chef de l'ambassade, qui logeait chez Drusus, demanda à Caton d'aider les Latins auprès de son oncle. Cet enfant lui répondit d'un air ferme qu'il n'en ferait rien, et, malgré des instances réitérées, il persista dans son refus. Alors Popedius, le tenant suspendu du lieu le plus élevé de la maison, le menaça de le laisser tomber s'il ne se rendait à leurs prières ; mais ces menaces ne purent le faire changer de résolution. On rapporte qu'alors, Popedius s'écria : " Latins, félicitons-nous qu'il ne soit encore qu'un enfant; s'il était sénateur, nous ne pourrions pas même espérer le droit de cité. "
Caton fut un jour conduit par son précepteur chez Sylla, pour le saluer, et, ayant vu dans le vestibule du palais des têtes sanglantes de proscrits, il maudit la cruauté de Sylla, et fit entendre qu'il partageait les sentiments d'un autre enfant, nommé Cassius, qui suivait alors l'école publique avec Faustus, fils de Sylla. Faustus avait osé faire dans l'école l'éloge des proscriptions de son père, et avait dit qu'il en ferait autant, quand il serait en âge ; alors ce Cassius lui appliqua une grande gifle.
L'amitié de son frère pour Caton est remarquable, et peut être proposée pour modèle. On lui demandait un jour qui il aimait le mieux. Il répondit que c'était son frère. On lui demanda ensuite qui il aimait le plus après lui ; il répondit encore que c'était son frère; on lui fit une troisième fois la même questiou, et il donna la même réponse, jusqu'à ce qu'on cessât de l'interroger. Cette amitié de Caton pour son frère s'accrut avec l'âge ; il était toujours à ses côtés, et en toute chose il avait pour lui la plus grande condescendance. A l'âge de vingt ans, il n'avait encore ni pris un repas, ni paru sur la place publique, ni entrepris aucun voyage, sans son frère. Cependant leurs caractères différaient heaucoup ; c'était dans l'un et dans l'autre la même probité ; mais Caton était plus sévère.
Caton, pour ne pas se séparer de son frère, qui partait pour l'armée en qualité de tribun militaire, servit volontairement avec lui. Par la suite, ce même frère fut obligé de se rendre en Asie, et tomba malade en route. A cette nouvelle, Caton, quoique la mer fût alors agitée d'une violente tempête, et qu'il ne se trouvât pas de grand vaisseau, s'embarqua au port de Thessalonique, sur une petite nacelle, accompagné de deux amis et de trois esclaves seulement, et, après avoir failli être submergé, il arriva enfin sain et sauf, contre toute espérance. Mais son frère venait d'expirer. Alors il s'abandonna aux larmes et aux gémissements, fit faire les obsèques de son frère avec toute la magnificence possible, et lui érigea un tombeau de marbre à ses frais. Ensuite, comme il était sur le point de se rembarquer, ses amis lui conseillant de déposer daas un autre vaisseau les restes de son frère, il répondit qu'il abandonnerait plutôt la vie que ces restes précieux, et ainsi il leva l'ancre.
Caton fut envoyé en qualité de questeur dans l'île de Chypre, pour recueillir les trésors du roi Ptolémée, qui avait institué le peuple romain son héritier. Il remplit cette mission avec la plus graude intégrité. Les sommes qu'il réunit montèrent beaucoup plus haut qu'on ne l'espérait. Caton chargea sur les vaisseaux plus de sept mille talents, et, pour prévenir les suites d'un naufrage, il fit attacher à chacun des vases qui renfermaient l'argent, une écorce de liège, retenue par une longue corde, afin que, si le vaisseau venait à être submergé, le liège surnageant indiquât le lieu où se trouvait l'argent. Lorsque Caton revint à Rome, le sénat et presque toute la ville allèrent au-devant de lui, et ce retour fut un triomphe. Le sénat remercia Caton, et lui décerna, avec la préture, le droit d'assister aux jeux publics, revêtu de la prétexte, et dans une place séparée. Caton ne voulut pas accepter cet honneur, assurant qu'il n'était pas juste de lui décerner ce qu'on n'accordait à personne.
César, étant consul, avait porté une loi contraire à l'intérêt de 1a république ; Caton seul s'y opposa, au milieu de la terreur générale. César, irrité, le fit entraîner hors du sénat, et mener en prison ; mais Caton, loin de rien rabattre de la liberté avec laquelle il avait parlé, combattait encore la loi en allant en prison, et recommandait à ses concitoyens de s'opposer à de pareilles entreprises. Les sénateurs affligés suivaient Caton. César reprochant à l'un d'eux de sortir avant que la séance fût levée : " J'aime mieux, dit-il, être avec Caton en prison qu'au sénat avec toi." César s'attendait que Caton s'abaisserait à d'humbles prières; mais quand il vit qu'il l'espérait en vain, honteux de s'être porté à cet excès, il chargea un des tribuns de le remettre en liberté.
Caton, dans la guerre civile, suivit le parti de Pompée, et, après sa défaite, il conduisit les restes de l'armée en Afrique, malgré l'extrême difficulté des chemins. Les soldats voulaient lui déférer le commandement en chef; mais il aima mieux servir sous Scipion, qui avait été consul. Scipion ayant été vaincu à son tour, il se retira à Utique, ville d'Afrique, et là exhorta son fils à s'en remettre à la clémence du vainqueur. Mais lui, après avoir soupé, il se promena, et, au moment d'aller se coucher, il embrassa son fils plus étroitement et plus longtemps qu'à l'ordinaire ; puis, étant entré dans son appartement, il se perça de son épée. César, en apprenant la mort de Caton, dit que Caton lui avait envié la gloire de le sauver. Il conserva la vie aux enfants de Caton et ne toucha pas à leur patrimoine.
MARCUS TULLIUS CICERO Marcus Tullius Cicero equestri genere, Arpini, quod est Volscorum oppidum, natus est. Ex ejus avis unus verrucam in extremo naso sitam habuit ciceris grano similem, inde cognomen Ciceronis genti inditum. Cum id Marco Tullio a nonnullis probro verteretur: "Dabo operam, inquit, ut istud cognomen nobilissimorum nominum splendorem vincat." Cum eas artes disceret quibus ætas puerilis ad humanitatem solet informari, ingenium ejus ita eluxit, ut eum æquales e schola redeuntes medium, tanquam regem, circumstantes deducerent domum : immo eorum parentes pueri fama commoti, in ludum litterarium ventitabant, ut eum viserent. Ea res tamen quibusdam rustici et inculti ingenii stomachum movebat, qui ceteros pueros graviter objurgabant quod talem condiscipulo suo honorem tribuerent.
Tullius Cicero adolescens eloquentiam et libertatem suam adversus Syllanos ostendit. Chrysogonum quemdam Syllæ libertum acriter insectatus est, quod dictatoris potentia fretus in bona civium invadebat. Ex quo veritus invidiam Cicero, Athenas petivit, ubi Antiochum philosophum studiose audivit. Inde eloquentiæ gratia Rhodum se contulit, ubi Molone, rhetore tum disertissimo, magistro usus est. Qui, cum Ciceronem dicentem audivisset, flevisse dicitur, quod prævideret per hunc Græcos a Romanis ingenii et eloquentiæ laude superatum iri. Romam reversus, quæstor in Sicilia fuit. Nullius vero quæstura aut gratior, aut clarior fuit: cum in magna annonæ difficultate ingentem frumenti vim inde Romam mitteret, Siculos initio offendit ; postea vero ubi diligentiam, justitiam et comitatem ejus experti fuerunt, majores quæstori suo honores, quam ulli unquam prætori detulerunt.
Cicero consul factus Sergii Catilinæ conjurationem singulari virtute, constantia curaque compressit. Is nempe indignatus quod in petitione consulatus repulsam passus esset, et furore amens, cum pluribus viris nobilibus Ciceronem interficere, senatum trucidare, urbem incendere, ærarium diripere constituerat. Quæ tam atrox conjuratio a Cicerone detecta est. Catilina metu consulis Roma ad exercitum, quem paraverat, profugit ; socii ejus comprehensi in carcere necati sunt. Senator quidam filium supplicio mortis ipse affecit. Juvenis scilicet ingenio, litteris et forma inter æquales conspicuus, pravo consilio amicitiam Catilinæ secutus fuerat, et in castra ejus properabat: quem pater ex medio itinere retractum occidit, his eum verbis increpans: "Non ego te Catilinæ adversus patriam, sed patriæ adversus Catilinam genui."
Non ideo Catilina ab incepto destitit, sed infestis signis Romam petens, cum exercitu cæsus est. Adeo acriter dimicatum est, ut nemo hostium prœlio superfuerit: quem quisque in pugnando ceperat, eum, amissa anima, tegebat locum. Ipse Catilina longe a suis inter eorum quos occiderat cadavera cecidit, morte pulcherrima, si pro patria sua sic occubuisset. Senatus populusque Romanus Ciceronem patriæ patrem appellavit: ea res tamen Ciceroni postea invidiam creavit, adeo ut abeuntem magistratu verba facere ad populum vetuerit quidam tribunus plebis, quod cives indicta causa damnavisset, sed solitum duntaxat juramentum præstare ei permiserit. Tum Cicero magna voce: "Juro, inquit, rempublicam atque urbem Romam mea unius opera salvam esse" : qua voce delectatus populus Romanus et ipse juravit verum esse Ciceronis juramentum.
Paucis post annis Cicero reus factus est a Clodio tribuno plebis eadem de causa, quod nempe cives Romanos necavisset. Tunc mæstus senatus, tanquam in publico luctu, vestem mutavit. Cicero, cum posset armis salutem suam defendere, maluit urbe cedere, quam sua causa cædem fieri. Proficiscentem omnes boni flentes prosecuti sunt. Dein Clodius edictum proposuit, ut Marco Tullio igni et aqua interdiceretur : illius domum et villas incendit ; sed vis illa diuturna non fuit: mox enim maximo omnium ordinum studio Cicero in patriam revocatus est. Obviam ei redeunti ab universis itum est. Domus ejus publica pecunia restituta est. Postea Cicero Pompeii partes secutus a Cæsare victore veniam accepit. Quo interfecto, Octavium hæredem Cæsaris fovit atque ornavit, ut eum Antonio rempublicam vexanti opponeret; sed ab illo deinde desertus est et proditus.
Antonius, inita cum Octavio societate, Ciceronem jamdiu sibi inimicum proscripsit. Qua re audita, Cicero transversis itineribus fugit in villam quæ a mari proxime aberat, indeque navem conscendit, in Macedoniam transiturus. Cum vero jam aliquoties in altum provectum venti adversi retulissent, et ipse jactationem navis pati non posset, regressus ad villam : "Moriar, inquit, in patria sæpe servata." Mox adventantibus percussoribus, cum servi parati essent ad dimicandum fortiter, ipse lecticam, qua vehebatur, deponi jussit, eosque quietos pati quod sors iniqua cogeret. Prominenti ex lectica et immotam cervicem præbenti caput præcisum est. Manus quoque abscissæ : caput relatum est ad Antonium, ejusque jussu inter duas manus in rostris positum. Fulvia Antonii uxor, quæ se a Cicerone læsam arbitrabatur, caput manibus sumpsit, in genua imposuit, extractamque linguam acu confixit.
Cicero dicax erat, et facetiarum amans, adeo ut ab inimicis solitus sit appellari "Scurra consularis". Cum Lentulum generum suum exiguæ staturæ hominem vidisset longo gladio accinctum : "Quis, inquit, generum meum ad gladium alligavit ?" Matrona quædam juniorem se, quam erat, simulans dictitabat se triginta tantum annos habere. Cui Cicero: "Verum est, inquit, nam hoc viginti annos audio." Cæsar, altero consule mortuo die decembris ultima, Caninium consulem hora septima in reliquam diei partem renuntiaverat : quem cum plerique irent salutatum de more : "Festinemus, inquit Cicero, priusquam abeat magistratu." De eodem Canimo scripsit Cicero : "Fuit mirifica vigilantia Caninius, qui toto suo consulatu somnum non viderit."
Marcus Tullius Cicéron, de l'ordre des chevaliers, naquit à Arpinum, ville du pays des Volsques. Un de ses ancêtres avait, à l'extrémité du nez, une verrue, semblable à un pois chiche ; ce qui fit donner à la famille le surnom de Cicéron. Quelques personnes plaisantant Cicéron à ce sujet : " Je ferai en sorte, leur dit-il, que ce surnom efface l'éclat des plus beaux noms." Dans le temps qu'il étudiait les sciences auxquelles on applique la jeunesse, son esprit se montra avec tant d'éclat que ses condisciples, en revenant de l'école, l'environnaient comme leur roi et le reconduisaient ainsi à la maison paternelle ; bien plus, leurs parents, émerveillés de la réputation de cet enfant, allaient souvent à l'école pour le voir. Il y eut cependant des parents assez grossiers et assez mal élevés pour faire des reproches aux autres enfants de ce qu'ils rendaient un pareil honneur à leur condisciple.
Cicéron, dès sa jeunesse, montra contre les partisans de Sylla son éloquence et son courage. Il poursuivit avec chaleur un certain Chrysogonus, affranchi du dictateur, qui, appuyé de l'autorité de son ancien maître, envahissait les biens des citoyens. Cicéron, craignant les suites de cette affaire, se retira à Athènes, où il suivit avec zèle les leçons du philosophe Antiochus. De là il passa à Rhodes pour se perfectionner dans l'étude de l'éloquence, et eut pour maître Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. On dit que celui-ci, ayant entendu Cicéron déclamer, versa des larmes, parce qu'il prévoyait que, grâce aux talents de ce jeune orateur, les Romains l'emporteraient sur les Grecs en génie et en éloquence. De retour à Rome, il fut nommé questeur en Sicile, et jamais ques teur ne se fit plus aimer, ni plus admirer. Il indisposa d'abord contre lui les Siciliens en faisant passer à Rome une grande quantité de blé dans un temps de disette ; mais quand ensuite ils eurent éprouvé son zèle, sa justice et son affabilité, ils rendirent à leur questeur plus d'honneurs qu'ils n'en avaient jamais rendu à aucun préteur.
Cicéron, nommé consul, étouffa, par son rare courage, sa fermeté et sa vigilance, la conjuration de Sergius Catilina. Celui-ci indigné d'avoir essuyé un refus dans la demande du consulat, et ne pouvant plus contenir sa fureur, avait formé, de concert avec plusieurs Romains de distinction, le projet de tuer Cicéron, de massacrer le sénat, de mettre le feu à la ville et de piller le trésor public. Cette horrible conspiration fut découverte par Cicéron. Catilina, par crainte du consul, sortit de Rome, et alla joindre l'armée qu'il avait rassemblée ; ses complices furent pris et tués dans la prison. Un sénateur punit lui-même son fils du supplice de la mort. Ce jeune homme, distingué entre ceux de son âge, par son esprit, par ses connaissances et par sa figure, mais entraîné par de mauvais conseils, s'était attaché à Catilina, et se rendait dans son camp. Son père l'arrêta à mi-chemin, et le tua en lui disant : " Ce n'est pas pour Catilina contre la patrie, mais pour la patrie contre Catilina que je t'ai engendré."
Catilina n'abandonna pas pour cela son entreprise, mais il marcha sur Rome à la tête d'une armée, et fut complètement défait. Le combat fut si acharné qu'aucun des ennemis ne survécut à cette défaite ; chacun d'eux couvrait de son corps le poste qu'il avait occupé en combattant. Catilina lui-même fut trouvé, loin des siens, au milieu des cadavres de ceux qu'il avait tués; mort bien glorieuse si elle avait été pour la patrie ! Cicéron reçut alors du sénat et du peuple romain le surnom de Père de la patrie; cependant la conduite qu'il avait tenue dans cette circonstance lui fit dans la suite des ennemis an point que, quand il sortit de charge, un tribun lui défendit de haranguer le peuple, sous prétexte qu'il avait condamné des citoyens sans les entendre, et lui permit seulement de prêter le serment accoutumé. Alors Cicéron élevant la voix : " Je jure, dit-il, que Rome et la république ont été sauvées par moi." Le peuple, charmé de ces paroles, jura lui-même que Cicéron avait dit la vérité.
Quelques années après, Cicéron fut accusé par Clodius, tribun du peuple, pour le même sujet, c'est-à-dire pour avoir fait mourir des citoyens romains. Alors le sénat prit le deuil, comme dans une calamité publique. Cicéron, qui pouvait se défendre par la force des armes, aima mieux sortir de la ville que de faire répandre pour son intérêt propre le sang de ses concitoyens. Quand il partit en exil, tous les gens de bien l'acoompagnèrent en pleurant. Clodius proposa ensuite un édit par lequel l'eau et le feu étaient interdits à Cicéron, et il fit incendier ses maisons et ses métairies; mais cette violence ne fut pas de longue durée : car bientôt après Cicéron fut rappelé dans sa patrie, au grand contentement de tous les ordres de l'État. Quand il revint, tous les citoyens se portèrent à sa rencontre. Sa maison fut rebâtie aux frais de la république. Par la suite, Cicéron, ayant suivi le parti de Pompée, obtint sa grâce du vainqueur. Après le meurtre de César, il favorisa et appuya Octave, son héritier, afin de l'opposer à Antoine, qui opprimait la république ; mais bientôt il en fut abandonné et trahi. Antoine, s'étant lié avec Octave, proscrivit Cicéron, qu'il haïssait depuis longtemps. A cette nouvelle, Cicéron se réfugia, par des chemins détournés, dans une maison de campagne qu'il avait à peu de distance de la mer, et de là s'embarqua, dans l'intention de se rendre en Macédoine. Mais il fut plusieurs fois ramené par les vents contraires, de la haute mer vers la côte; et, comme d'ailleurs il ne pouvait supporter le roulis du vaisseau, reprenant le chemin de sa maison de campagne : " Je mourrai, dit-il, dans ma patrie, que j'ai tant de fois sauvée." Bientôt après, ses assassins se présentèrent, et comme ses esclaves se disposaient à le défendre vaillamment, il leur ordonna lui-même de déposer à terre sa litière, et de souffrir patiemment ce qu'exigerait sa mauvaise fortune. En même temps il avança tranquillement la gorge hors de sa litière et reçut le coup mortel. On lui coupa aussi les mains ; sa tête fut portée à Antoine, et placée par son ordre, entre les deux mains, en haut de la tribune aux harangues. Fulvie, femme d'Antoine, qui croyait avoir à se plaindre de Cicéron, prit cette tête entre ses mains, la mit sur ses genoux et en tira la langue qu'elle perça avec une aiguille.
Cicéron était railleur, et aimait tellement les bons mots, que ses ennemis l'appelaient ordinairement le bouffon consulaire. Ayant vu Lentulus, son gendre, homme de petite taille, ceint d'une longue épée : " Qui a, dit-il, attaché mon gendre à cette épée ? " Une dame qui voulait qu'on la crût plus jeune qu'elle ne l'était réellement, répétait souvent qu'elle n'avait que trente ans : " C'est très vrai, dit Cicéron, car il y a vingt ans que je l'entends dire." Un consul étant mort le dernier jour de décembre, César nomma Caninius à la septième heure, pour exercer le consulat le reste de la journée. La plupart des sénateurs allèrent lui rendre visite, selon l'usage : " Hâtons-nous, dit Cicéron, avant qu'il ne sorte de charge." Cicéron a écrit au sujet du même Caninius : " Il fut d'une si grande vigilance qu'il ne ferma pas l'œil durant tout son consulat."
MARCUS BRUTUS Marcus Brutus ex illa gente quæ Roma Tarquinios ejecerat oriundus, Athenis philosophiam, Rhodi eloquentiam didicit. Sua eum virtus valde commendavit : ejus pater, qui Syllæ partibus adversabatur, jussu Pompeii interfectus fuerat ; unde Brutus cum eo graves gesserat simultates : bello tamen civili Pompeii causam, quod justior videretur, secutus est, et dolorem suum reipublicæ utilitati posthabuit. Victo Pompeio, Brutus a Cæsare servatus est, et prætor etiam factus. Postea cum Cæsar superbia elatus senatum contemnere, et regnum affectare cœpisset, populus jam præsenti statu haud lætus vindicem libertatis requirebat. Subscripsere quidam primi Bruti statuæ : "Utinam viveres !" Item ipsius Cæsaris statuæ : "Brutus quia reges ejecit, primus consul factus est ; hic, quia consules ejecit, postremo rex factus est." Inscriptum quoque est Marci Bruti prætoris tribunali : "Dormis, Brute !" Marcus Brutus, cognita populi Romani voluntate, adversus Cæsarem conspiravit. Pridie quam Cæsar est occisus, Porcia Bruti uxor consilii conscia cultellum tonsorium, quasi unguium resecandorum causa, poposcit, eoque velut forte e manibus elapso se ipsa vulneravit. Clamore ancillarum vocatus in cubiculum uxoris Brutus objurgare eam cœpit, quod tonsoris officium præripere voluisset ; at Porcia ei secreto dixit : "Non casu, sed de industria, mi Brute, hoc mihi vulnus feci : experiri enim volui an satis mihi animi esset ad mortem oppetendam, si tibi propositum ex sententia parum cessisset." Quibus verbis auditis, Brutus ad cælum manus et oculos sustulisse dicitur, et exclamavisse: "Utinam dignus tali conjuge maritus videri possim !"
Interfecto Cæsare, Antonius vestem ejus sanginolentam ostentans, populum veluti furore quodam adversus conjuratos inflammavit. Brutus itaque in Macedoniam concessit, ibique apud urbem Philippos adversus Antonium et Octavium dimicavit. Victus acie, cum in tumulum se nocte recepisset, ne in hostium manus veniret, uni comitum latus transfodiendum præbuit. Antonius, viso Bruti cadavere, ei suum injecit purpureum paludamentum, ut in eo sepeliretur. Quod cum postea subreptum audivisset, requiri furem, et ad supplicium duci jussit. Cremati corporis reliquias ad Serviliam Bruti matrem deportandas curavit. Non eadem fuit Octavii erga Brutum moderatio : is enim avulsum Bruti caput Romam ferri jussit, ut Caii Cæsaris statuæ subjiceretur.
Marcus Brutus, issu de cette famille qui avait chassé les Tarquins de Rome, apprit la philosophie à Athènes et l'éloquence à Rhodes. Il se rendit très recommandable par ses vertus. Son père, qui était opposé au parti de Sylla, avait été tué par l'ordre de Pompée, et depuis ce temps, Brutus était l'ennemi de Pompée; cependant il suivit son parti dans la guerre civile, parce qu'il lui parut le plus juste ; il sacrifia ainsi son ressentiment à l'intérêt de la république. Pompée une fois vaincu, César conserva la vie à Brutus et le fit même préteur. Par la suite, lorsque César, enflé d'orgueil, commença à mépriser le sénat et à ambitionner la royauté, le peuple, déjà mécontent de l'état des choses, cherchait un vengeur de la liberté. On écrivit au bas de la statue du premier Brutus : " Si seulement tu vivais encore ! " On écrivit aussi sur celle de César lui-même : " Brutus, pour avoir chassé les rois, a été le premier consul; et celui-ci, pour avoir chassé les consuls, est enfin devenu roi. " On écrivit encore sur le tribunal de Marcus Brutus: " Tu dors, Brutus ! "
Marcus Brutus, connaissant la volonté du peuple romain, conspira contre César. La veille du jour où César fut tué, Porcia, femme de Brutus, instruite de ses projets, demanda un rasoir, comme pour se couper les ongles, et le laissant tomber, comme par hasard, elle se fit une blessure. Aux cris des servantes, Brutus court à l'appartement de son épouse et lui fait des reproches de ce qu'elle a voulu faire elle-même les fonctions de barbier ; mais elle lui dit en confidence : " Mon cher Brutus, ce n'est pas par accident, mais à dessein que je me suis fait cette blessure ; j'ai voulu savoir si j'avais assez de courage pour me donner la mort dans le cas où votre projet ne réussirait pas. " A ces mots, Brutus, levant les yeux et les mains au ciel, s'écria : " Puissé-je me montrer digne d'une telle femme ! "
Après qu'on eut tué César, Antoine, montrant au peuple son vêtement ensanglanté, l'enflamma, pour ainsi dire, de fureur contre la conjurés. Brutus se retira donc en Macédoine, et il combattit près de la ville de Philippes, contre Antoine et Octave. Vaincu dans cette bataille, il se réfugia pendant la nuit sur une hauteur pour ne pas tomber entre les mains des ennemis, il pria un de ceux qui l'accompagnaient de lui passer son épée au travers du corps. Quand Antoine vit le cadavre de Brutus, il le couvrit de son manteau de pourpre, pour qu'il lui servît de linceul, et, ayant appris ensuite que ce manteau avait été dérobé, il fit rechercher le voleur et le fit conduire au supplice. Antoine eut encore soin de faire brûler le corps de Brutus et d'envoyer ses cendres à Servilie, sa mère. Octave n'usa pas de la même modération à l'égard de Brutus, car il fit porter à Rome sa tête séparée du corps pour être mise aux pieds de la statue de César.
OCTAVIUS CÆSAR AUGUSTUS Octavius Juliæ Caii Cæsaris sororis nepos, patrem quadrimus amisit. A majore avunculo adoptatus, eum in Hispaniam profectum secutus est. Deinde ab eo Apolloniam missus est, ut liberalibus studiis vacaret. Audita avunculi morte, Romam rediit, nomen Cæsaris sumpsit, collectoque veteranorum exercitu, opem Decimo Bruto tulit, qui ab Antonio Mutinæ obsidebatur. Cum autem urbis aditu prohiberetur, ut Brutum de omnibus rebus certiorem faceret, primo litteras laminis plumbeis inscriptas misit, quæ per urinatorem sub aqua fluminis deferebantur ; ad id postea columbis usus est : eis nempe diu inclusis et fame affectis litteras ad collum alligabat, easque a proximo mœnibus loco emittebat. Columbæ lucis cibique avidæ, summa ædificia petentes, a Bruto excipiebantur, maxime cum ille disposito quibusdam in locis cibo, columbas illuc devolare instituisset.
Octavius bellum Mutinense duobus prœliis confecit, in quorum altero non ducis modo, sed militis etiam functus est munere: nam aquilifero graviter vulnerato, aquilam humeris subiit, et in castra reportavit. Postea reconciliata cum Antonio gratia, junctisque cum ipso copiis, ut Caii Cæsaris necem ulcisceretur, ad urbem hostiliter accessit, inde quadringentos milites ad senatum misit, qui sibi consulatum nomine exercitus deposcerent.
Cunctante senatu, centurio legationis princeps, rejecto sagulo, ostendens gladii capulum, non dubitavit in curia dicere : "Hic faciet, si vos non feceritis." Cui respondisse Ciceronem ferunt: "Si hoc modo petieritis Cæsari consulatum, auferetis." Quod dictum ei deinde exitio fuit : invisus enim esse cœpit Cæsari, quod libertatis esset amantior.
Octavius Cæsar nondum viginti annos natus consulatum invasit, novamque proscriptionis tabulam proposuit ; quæ proscriptio Syllana longe crudelior fuit : ne teneræ quidem ætati pepercit. Puerum quemdam nomine Atilium Octavius cœgit togam virilem sumere, ut tanquam vir proscriberetur. Atilius, protinus ut e Capitolio descendit, deducentibus ex more amicis, in tabulam relatus est. Desertum deinde a comitibus ne mater quidem præ metu recepit. Puer itaque fugit, et in silvis aliquandiu delituit. Cum vero inopiam ferre non posset, e latebris exivit, seque prætereuntibus indicavit, a quibus interfectus est. Alius puer etiam impubes, dum in ludum litterarium iret, cum pædagogo, qui pro eo corpus objecerat, necatus est.
Octavius, inita cum Antonio societate, Marcum Brutum Cæsaris interfectorem bello persecutus est. Quod bellum, quanquam æger atque invalidus, duplici prœlio transegit, quorum priore castris exutus vix fuga evasit ; altero victor se gessit acerbius. In nobilissimum quemque captivum sæviit, adjecta etiam supplicio verborum contumelia. Uni suppliciter precanti sepulturam respondit jam illam in volucrum atque ferarum potestate futuram. Ambo erant captivi pater et filius ; cum autem Octavius nollet, nisi uni, vitam concedere, eos sortiri jussit utri parceretur. Pater, qui se pro filio ad mortem subeundam obtulerat, occisus est ; nec servatus filius, qui præ dolore voluntaria occubuit nece neque ab hoc tristi spectaculo oculos avertit Octavius, sed utrumque spectavit morientem.
Octavius ab Antonio iterum abalienatus est, quod is repudiata Octavia sorore, Cleopatram Ægypti reginam duxisset uxorem : quæ mulier cum Antonio luxu et deliciis certabat. Gloriata est aliquando se centies sestertium una cena absumpturam. Antonio id fieri posse neganti magnificam apposuit cenam, sed non tanti sumptus quanti promiserat. Irrisa igitur ab Antonio jussit sibi afferri vas aceto plenum : exspectabat Antonius quidnam esset actura. Illa gemmas pretiosissimas auribus appensas habebat ; protinus unam detraxit, et aceto dilutam absorbuit. Alteram quoque simili modo parabat absumere, nisi prohibita fuisset.
Octave, petit-fils de Julie, soeur de César, perdit son père à l'âge de quatre ans. Il fut adopté par son grand-oncle, qui l'emmena avec lui en Espagne, et l'envoya ensuite étudier les belles-lettres à Apollonie. Dès qu'il eut appris la mort de son oncle, il revint à Rome, prit le nom de César ; et, ayant rassemblé une armée de vétérans, il porta secours à Décimus Brutus, qu'Antoine tenait assiégé dans Modène. Comme il lui était impossible de pénétrer dans la ville pour instruire Bmtus de ce qui se passait, il lui envoya d'abord des lettres écrites sur des feuilles de plomb, qui étaient portées entre deux eaux par un plongeur ; il se servit ensuite à cet effet de colombes : après les avoir tenues longtemps renfermées et leur avoir fait endurer la faim, il leur attachait une lettre au cou et les lâchait de l'endroit le plus voisin des remparts. Les colombes, empressées de revoir la lumière et de trouver de la nourriture, volaient au sommet des édifices, où elles étaient reçues par Brutus, qui, en plaçant de la nourriture en certains endroits, les avait accoutumée à venir s'y reposer.
Octave termina la guerre de Modène en deux combats, dans l'un desquels il remplit non seulement la fonction de général mais encore celle de soldat : en effet, un porte-enseigne ayant été dangereusement blessé, il prit l'aigle sur ses épaules et la rapporta dans son camp. S'étant ensuite réconcilié avec Antoine, il fit sa jonction avec lui et marcha hostilement sur Rome, pour venger la mort de Jules César, et il envoya quatre cents soldats au sénat demander pour lui le consulat, au nom de l'armée.
Les sénateurs hésitant, le centurion, chef de la délégation, rejeta son manteau en arrière et, montrant la garde de son épée, il osa dire en pleine assemblée du sénat : "Voici qui le fera, si vous ne le faites pas." On rapporte que Cicéron lui répondit : " Si c'est de cette manière que vous demandez le consulat, vous l'emporterez." Cette réponse fut la perte de Cicéron ; car, dès ce moment, César ne vit plus en lui qu'un zélé défenseur de la liberté et il devint son ennemi.
Octave, n'avait pas encore vingt ans quand il s'empara du consulat et dressa une nouvelle liste de proscription. Cette proscription fut beaucoup plus cruelle que celle de Sylla; il n'épargna pas même l'âge le plus tendre. Octave força un enfant, nommé Atilius, à prendre la robe virile pour pouvoir le proscrire, comme s'il avait été homme fait. A peine Atilius fut-il descendu du Capitole, accompagné de ses amis, qu'il fut mis sur la liste fatale. Ses compagnons l'abandonnèrent aussitôt et sa mère elle-même n'osa pas le recevoir. Cet enfant prit donc la fuite et resta quelque temps caché dans les forêts. Mais ne pouvant plus supporter la faim, il sortit de sa retraite, et se fit reconnaître aux passants qui le tuèrent. Un autre enfant, qui n'avait pas encore atteint l'âge de puberté, fut, en allant à l'école, tué avec son gouverneur qui l'avait couvert de son corps.
Octave, ayant fait alliance avec Antoine, tourna ses armes contre Marcus Brutus, meurtrier de César. Quoique malade et languissant, il termina cette guerre en deux combats : dans le premier, il perdit son camp, et put à peine prendre la fuite; dans le second, il fut vainqueur et abusa de la victoire. Il exerça ses fureurs contre les prisonniers les plus distingués, et aux tourments ajouta encore la raillerie. Il répondit à l'un d'eux, qui le suppliait de lui accorder la sépulture, que ce serait l'affaire des oiseaux et des bêtes féroces. Parmi ces prisonniers se trouvait un père avec son fils : Octave, ne voulant accorder la vie qu'à l'un des deux, les fit tirer au sort pour savoir qui des deux serait épargné. Le père, qui s'était offert à la mort pour son fils, fut tué, et le fils ne lui survécut pas pour cela, car, de douleur, il se donna volontairement la mort. Octave ne détourna pas les yeux de ce triste spectacle mais les regarda mourir l'un et l'autre.
Octave rompit une seconde fois avec Antoine, parce que celui-ci avait répudié sa sœur Octavie, pour épouser Cléopâtre, reine d'Egypte. Les deux époux rivalisaient de luxe et de mollesse. Cléopâtre se vanta un jour de dépenser dix millions de sesterces dans un seul repas. Antoine soutenant que c'était impossible, elle lui fit servir un repas magnifique, mais qui ne coûtait certainement pas la somme convenue. Comme Antoine se moquait d'elle, elle se fit apporter un vase plein de vinaigre : Antoine attendait ce qu'elle allait faire; Cléopâtre, qui avait deux pierres de grand prix pendues à ses oreilles, en détacha nne, la fit dissoudre dans le vinaigre, et l'avala. Elle se disposait à avaler l'autre de la même manière, et elle l'aurait fait si on ne l'en avait empêchée.
Octavius cum Antonio apud Actium, qui locus in Epiro est, navali prœlio dimicavit ; victum et fugientem Antonium persecutus, Ægyptum petiit, obsessaque Alexandria, quo Antonius cum Cleopatra confugerat, brevi potitus est. Antonius, desperatis rebus, cum in solio regali sedisset regio diademate cinctus, necem sibi conscivit. Cleopatra vero, quam Octavius magnopere cupiebat vivam comprehendi triumphoque servari, aspidem sibi in cophino inter ficus afferendam curavit, eamque ipsa bracbio applicuit: quod ubi cognovit Octavius, medicos vulneri remedia adhibere jussit. Admovit etiam psyllos, qui venenum exsugerent, sed frustra. Cleopatræ mortuæ communem cum Antonio sepulturam tribuit.
Tandem Octavius, hostibus victis, solusque imperio potitus, clementem se exhibuit. Omnia deinceps in eo plena mansuetudinis et humanitatis. Multis ignovit a quibus sæpe graviter læsus fuerat, quo in numero fuit Metellus unus ex Antonii præfectis. Cum is inter captivos senex squalidus sordidatusque processisset, agnovit eum filius ejus, qui Octavu partes secutus fuerat, statimque exiliens, patrem complexus, sic Octavium allocutus est : "Pater meus hostis tibi fuit ; ego miles : non magis ille pœnam, quam ego præmium meriti sumus. Aut igitur me propter illum occidi jube, aut illum propter me vivere. Delibera, quæso, utrum sit moribus tuis convenientius." Octavius postquam paulum addubitavisset, misericordia motus hominem sibi infensissimum propter filii merita servavit.
Octavius in Italiam rediit, Romamque triumphans ingressus est. Tum bellis toto orbe compositis, Jani gemini portas sua manu clausit quæ tantummodo bis antea clausæ fuerant, primo sub Numa rege, iterum post primum Punicum bellum. Tunc omnes præteritorum malorum obilivio cepit, populusque Romanus præsentis otii lætitia perfruitus est. Octavio maximi honores a senatu delati sunt. Ipse Augustus cognominatus est et in ejus honorem mensis sextilis eodem nomine est appellatus, quod illo mense bellis civilibus finis esset impositus. Equites Romani natalem ejus biduo semper celebrarunt: senatus populusque Romanus universus cognomen Patris patriæ maximo consensu ei tribuerunt. Augustus præ gaudio lacrimans respondit his verbis : "Compos factus sum votorum meorum ; neque aliud mihi optandum est, quam ut hunc consensum vestrum ad ultimum vitæ finem videre possim."
Dictaturam, quam populus magna vi offerebat, Augustus genu nixus dejectaque ab humeris toga, deprecatus est. Domini appellationem semper exhorruit, eamque sibi tribui edicto vetuit, immo de restituenda republica non semel cogitavit ; sed reputans et se privatum non sine periculo fore, et rempublicam plurium arbitrio commissum iri, summam retinuit potestatem, id vero studuit, ne quem novi status pæniteret. Bene de eis etiam, quos adversarios expertus fuerat, et sentiebat et loquebatur. Legentem aliquando unum e nepotibus invenit; cumque puer territus volumen Ciceronis, quod manu tenebat, veste tegeret, Augustus librum cepit, eoque statim reddito: "Hic vir, inquit, fili mi, doctus fuit et patriæ amans."
Pedibus sæpe per urbem incedebat, summaque comitate adeuntes excipiebat: unde cum quidam libellum supplicem porrigens, præ metu et reverentia nunc manum proferret, nunc retraheret : "Putasne, inquit jocans Augustus, assem te elephanto dare?" Eum aliquando convenit veteranus miles, qui vocatus in jus periclitabatur, rogavitque ut sibi adesset. Statim Augustus unum e comitatu suo elegit advocatum, qui litigatorem commendaret. Tum veteranus exclamavit: "At non ego, te periclitante bello Actiaco, vicarium quæsivi, sed ipse pro te pugnavi"; simulque detexit cicatrices. Erubuit Augustus, atque ipse venit in advocationem.
Cum post Actiacam victoriam Augustus Romam ingrederetur, occurrit ei inter gratulantes opifex quidam corvum tenens, quem instituerat hæc dicere: "Ave, Cæsar victor, imperator." Augustus avem officiosam miratus, eam viginti milibus nummorum emit. Socius opificis, ad quem nihil ex illa liberalitate pervenerat, affirmavit Augusto illum habere et alium corvum, quem afferri postulavit. Allatus corvus verba quæ didicerat expressit: "Ave, Antoni victor, imperator." Nihil ea re exasperatus Augustus jussit tantummodo corvorum doctorem dividere acceptam mercedem cum contubernali. Salutatus similiter a psittaco, emi eum jussit.
Exemplo incitatus sutor quidam, corvum instituit ad parem salutationem ; sed, cum parum proficeret, sæpe ad avem non respondentem dicebat: "Opera et impensa periit." Tandem corvus cœpit proferre dictatam salutationem : qua audita dum transiret, Augustus respondit : "Satis domi talium salutatorum habeo." Tum corvus illa etiam verba adjecit, quibus dominum querentem audire solebat: "Opera et impensa periit" ; ad quod Augustus risit, atque avem emi jussit quanti nullam adhuc emerat.
Solebat quidam Græculus descendenti e palatio Augusto honorificum aliquod epigramma porrigere. Id cum frustra sæpe fecisset, et tamen rursum eumdem facturum Augustus videret, sua manu in charta breve exaravit græcum epigramma, et Græculo venienti ad se obviam misit. Ille legendo laudare cœpit, mirarique tam voce quam vultu, gestuque. Dein cum accessit ad sellam qua Augustus vehebatur, demissa in pauperem crumenam manu, paucos denarios protulit, quos principi daret ; dixitque se plus daturum fuisse, si plus habuisset. Secuto omnium risu, Græculum Augustus vocavit, eique satis grandem pecuniæ summam numerari jussit.
Augustus fere nulli se invitanti negabat. Exceptus igitur a quodam cena satis parca et pæne quotidiana, hoc tantum insusurravit: "Non putabam me tibi esse tam familiarem." Cum aliquando apud Pollionem quemdam cenaret, fregit unus ex servis vas crystallinum : rapi illum protinus Pollio jussit, et ne vulgari morte periret, abjici murænis, quas ingens piscina continebat. Evasit e manibus puer, et ad pedes Cæsaris confugit, non recusans mori, sed rogans ne piscium esca fieret. Motus novitate crudetitatis Augustus, servi infelicis patrocinium suscepit: cum autem veniam a viro crudeli non impetraret, crystallina vasa ad se afferri jussit ; omnia manu sua fregit; servum manumisit, piscinamque compleri præcepit.
Augustus in quadam villa ægrotans noctes inquietas agebat, rumpente somnum ejus crebro noctuæ cantu ; qua molestia cum liberari se vehementer cupere significasset, miles quidam aucupii peritus noctuam prehendendam curavit, vivamque Augusto attulit, spe ingentis præmii; cui Augustus mille nummos dari jussit : at ille minus dignum præmium existimans, dicere ausus est : "Malo ut vivat", et avem dimisit. Imperatori nec ad irascendum causa deerat, nec ad ulciscendum potestas. Hanc tamen injuriam æquo animo tulit Augustus, hominemque impunitum abire passus est.
Augustus amicitias non facile admisit, et admissas constanter retinuit: imprimis familiarem habuit Mæcenatem equitem Romanum, qui ea, qua apud principem valebat gratia, ita semper usus est, ut prodesset omnibus quibus posset, noceret nemini. Mira erat ejus ars et libertas in flectendo Augusti animo, cum eum ira incitatum videret. Jus aliquando dicebat Augustus, et multos morte damnaturus videbatur. Aderat tunc Mæcenas, qui circumstantium turbam perrumpere, et ad tribunal propius accedere conatus est ; cum id frustra tentasset, in tabella scripsit hæc verba : "Surge tandem, carnifex"; eamque tabellam ad Augustum projecit, qua lecta, Augustus statim surrexit, et nemo est morte multatus.
Habitavit Augustus in ædibus modicis neque laxitate neque cultu conspicuis, ac per annos amplius quadraginta in eodem cubiculo hieme et æstate mansit. Supellex quoque ejus vix privatæ elegantiæ erat. Idem tamen Romam, quam pro majestate imperii non satis ornatam invenerat, adeo excoluit, ut jure sit gloriatus marmoream se relinquere, quam lateritiam accepisset. Raro veste alia usus est quam confecta ab uxore, sorore, filia, neptibusque. Altiuscula erant ejus calceamenta, ut procerior quam erat videretur. Cibi minimi erat atque vulgaris. Secundarium panem et pisciculos minutos et ficus virides maxime appetebat.
Augustus non amplius quam septem horas dormiebat, ac ne eas quidem continuas, sed ita ut in illo temporis spatio ter aut quater expergisceretur. Si interruptum somnum recuperare non posset, lectores arcessebat, donec resumeret. Cum audisset senatorem quemdam, licet ære alieno oppressum, arte et graviter dormire solitum, culcitram ejus magno pretio emit, mirantibus dixit: "Habenda est ad somnum culcitra in qua homo qui tantum debebat dormire potuit."
Exercitationes campestres equorum et armorum statim post bella civilia omisit, et ad pilam primo folliculumque transiit : mox animi laxandi causa, modo piscabatur hamo, modo talis nucibusque ludebat cum pueris minutis, quos facie et garrulitate amabiles undique conquirebat. Alea multum delectabatur; idque ei vitio datum est. Tandem afflicta valetudine in Campaniam concessit, ubi remisso ad otium animo, nullo hilaritatis genere abstinuit. Supremo vitæ die, petito speculo, capillum sibi comi jussit ; et amicos circumstantes percontatus est num vitæ mimum satis commode egisset; adjecit et solitam clausulam: "Edite strepitum, vosque omnes cum gaudio applaudite." Obiit Nolæ sextum et septuagesimum annum agens.
Octave combattit sur mer contre Antoine, près d'Actium, ville d'Epire ; il le vainquit, le mit en fuite et le poursuivit jusqu'en Egypte. Il mit le siège devant Alexandrie, où s'étaient réfugiés Antoine et Cléopâtre, se rendit bientôt maître de cette ville. Antoine, se voyant perdu sans ressource, ceignit sa tête du diadème, monta sur un trône et se donna la mort. Pour Cléopâtre, qu'Octave désirait tant prendre vivante et faire servir à son triomphe, elle fit apporter un aspic dans une corbeille de figues et le mit elle-même sur son bras. Dès qu'Octave en fut informé, il donna ordre aux médecins d'appliquer à la blessure des remèdes convenables. Il eut même recours aux psylles, pour faire sucer le venin ; mais ce fut inutilement. Cléopâtre étant morte, il la fit mettre avec Antoine dans un même tombeau.
Octave, vainqueur de ses ennemis, et seul maître de l'empire, montra enfin de la clémence. Dès ce moment, tout en lui respira la douceur et l'humanité. Il pardonna à plusieurs personnes, qui plus d'une fois l'avaient cruellement offensé : de ce nombre fut Metellus, un des lieutenants d'Antoine. Cet officier, qui était un vieillard, s'avançait tristement parmi les autres prisonniers; son fils, qui avait suivi le parti d'Octave, le reconnaît, et, sautant au cou de son père : " Octave, dit-il, mon père a été votre ennemi et moi votre soldat; il n'est pas plus digne de châtiment que je ne le suis de récompense ; faites-moi donc mourir à cause de lui, ou laissez lui la vie à cause de moi. Voyez, je vous prie, lequel des deux convient le mieux à votre caractère." Octave, après quelques moments d'hésitation, céda à la pitié, et la vie du père, l'un de ses plus grands ennemis, fut le prix des services du fils : Octave revint en Italie, et entra triomphant dans Rome. Alors tout l'univers étant en paix, il ferma de ses mains les portes du temple de Janus, qui n'avaient encore été fermées que deux fois : la première, sous Numa, et la seconde, à la fin de la seconde guerre punique. On oublia les maux passés, et le peuple romain goûta toutes les douceurs de la paix. Le sénat déféra à Octave les plus grands honneurs : il fut surnommé Auguste , et le mois sextile, celui dans lequel il avait mis fin aux guerres civiles, fut, en son honneur, appelé du même nom. Tous les ans les chevaliers romains célébrèrent sa naissance pendant deux jours. Le sénat et le peuple romain, d'un accord unanime, lui donnèrent le surnom de Père de la patrie. Auguste, versant des larmes de joie, répondit en ces termes : " Je suis au comble de mes voeux ; et il ne me reste plus rien à désirer que de vous voir, jusqu'à la fin de ma vie, dans les mêmes sentiments à mon égard."
Auguste, ayant ôté sa robe et mis un genou en terre, refusa la dictature que le peuple le conjurait instamment d'accepter. Il eut toujours en horreur le nom de seigneur, et fit un édit pour défendre qu'on le lui donnât. Il pensa même plus d'une fois à rétablir le gouvernement républicain ; cependant, considérant qu'il ne pourait sans danger rentrer dans la classe des simples particuliers, et que la république deviendrait la proie de quelque ambitieux, il conserva l'autorité suprême ; mais il fit en sorte que personnne n'eût à se plaindre du nouvel ordre de choses. Il pensait et parlait bien de ceux même qu'il avait eus pour ennemis déclarés. Il trouvait un jour un de ses petits-fils occupé à lire ; et comme l'enfant, effrayé, cachait sous sa robe un volume de Cicéron, qu'il tenait à la main, Auguste prit le livre, et le lui rendant aussitôt : " Mon fils,lui dit-il, c'était un homme savant et qui aimait bien sa patrie." Auguste allait souvent à pied dans les rues de Rome, et accueillait avec beaucoup d'affabilité tous ceux qui l'abordaient. Une personne lui présentant une requête, tantôt avançait la main, tantôt la retirait, par crainte et par respect : " Croyez-vous, lui dit Auguste en plaisantant, donner un as à un éléphant ? " Un vétéran, qui était cité en justice et courait grand risque d'être condamné, vint fin jour, le trouver, et le pria de vouloir bien l'assister. Aussitôt Auguste chargea quelqu'un de sa suite d'aller prendre la défense de cet homme, et de l'appuyer de tout son crédit. " Mais moi, dit alors le vétéran, à la bataille d'Actium, quand vous étiez en danger, je n'ai pas cherché un remplaçant; j'ai combattu moi-même." Et en même temps il découvrit ses cicatrices. Auguste rougit, et alla lui-même plaider la cause du soldat.
Après la bataille d'Actium, Auguste, faisant son entrée à Rome, rencontra, parmi ceux qui venaient le féliciter, un artisan qui tenait un corbeau auquel il avait appris à dire ces mots : " César, vainqueur, imperator, je vous salue." Auguste, admirant l'oiseau complimenteur, l'acheta vingt mille sesterces. Le compagnon de cet artisan, fâché, de n'avoir aucune part à cette générosité, assura à Auguste qu'il avait aussi chez lui un autre corbeau, et demanda la permission de l'apporter. Le corbeau, présenté à Auguste, répéta ces mots qu'on lui avait appris : " Antoine, vainqueur, imperator, je vous salue." Auguste, sans témoigner la moindre aigreur, ordonna à celui qui avait instruit ces corbeaux de partager sa récompense avec son compagnon. Ayant été salué de même par un perroquet, il le fit encore acheter.
Un cordonnier, encouragé par cet exemple, exerça un corbeau à répéter pareil compliment ; et ne retirant pas de ses soins tout le succès qu'il désirait, il disait souvent à l'oiseau, lorsque celui-ci ne répondait rien : " J'ai perdu ma peine et mon argent." Enfin le corbeau commença à redire ce qu'on lui avait si souvent répété Auguste, l'ayant entendu en passant, répondit : " J'ai assez de tels complimenteurs chez moi. Alors l'oiseau ajouta ces paroles que son maître avait coutume de dire en se plaignant de lui : "J'ai perdu ma peine et mon argent." A cette repartie, Auguste se mit à rire, et fit acheter l'oiseau aussi cher qu'aucun de ceux qu'il avait encore achetés.
Un certain Grec présentait ordinairement à Auguste des vers à sa louange, lorsqu'il descendait de son palais. Auguste, voyant que quoiqu'il l'eût fait souvent et sans succès, il était disposé à le faire encore, écrivit de sa main, et en grec, une épigramme fort courte, qu'il envoya à ce poète, dès qu'il le vit venir à lui. Notre homme, en la lisant, ne manqua pas de la vanter et de témoigner son admiration du geste et de la voix. Ensuite, s'approchant de la litière d'Auguste, il mit sa main dans sa bien modeste bourse et en tira quelques deniers pour les donner à l'empereur, en disant : " J'en donnerais davantage, si j'étais plus riche." Tout le monde s'étant mis à rire, Auguste l'appela et lui fit compter une assez grosse somme d'argent.
Auguste ne refusait presque jamais ceux qui l'invitaient à dîner. Un particulier lui ayant donné un repas modeste, et où il n'avait presque que l'ordinaire, il se contenta de lui dire à l'oreille: " Je ne croyais pas que nous fussions si amis." Un jour qu'il soupait chez un certain Pollion, un esclave brisa un vase de cristal. Aussitôt Pollion le fit saisir, et, pour qu'il ne périt pas d'une mort ordinaire, ordonna qu'on le jetât à des lamproies, qu'il nourrissait dans un grand réservoir. L'esclave s'échappa et vint si réfugier aux pieds de César, ne refusant pas de mourir, mais demandant avec instances de ne pas servir de pâture aux poissons. Auguste, indigné de ce nouveau genre de cruauté, prit la défense du malheureux esclave, et, ne pouvant obtenir sa grâce de son maître cruel, il se fit apporter les vases de cristal et les brisa tous de sa main, affranchit l'esclave et ordonna de combler le réservoir.
Auguste était malade dans une de ses maisons de campagne, passait des nuits fort agitées, son sommeil étant continuellement interrompu par les cris d'un hibou. Ayant témoigné qu'il désirait ardemment être délivré de cette importunité, un soldat, habile oiseleur, vint à bout de prendre cet oiseau, et l'apporta vivant à Auguste, dans l'espérance d'une grande récompense, Auguste lui fit donner mille sesterces ; mais le soldat trouvant cette somme trop au-dessous du service qu'il avait rendu, eut la hardiesse de dire : " J'aime mieux qu'il vive." En même temps il lâcha l'oiseau. L'empereur avait bien sujet de se mettre en colère, et ne manquait pas de moyens pour se venger ; cependant il souffrit patiemment cette injure, et laissa aller le soldat, sans le punir.
Auguste ne donnait pas facilement son amitié ; mais une fois donnée, c'était pour toujours. Mécène, chevalier romain, fut un principal favori, et fit toujours un si bon usage du crédit qu'il avait sur l'empereur, qu'il rendit service à tous ceux à qui il le put, et ne nuisait jamais à personne. Il en usait assez librement avec Auguste, et avait un art admirable pour le fléchir, lorsqu'il le voyait irrité. L'empereur rendait un jour la justice, et paraissait sur le point de condamner plusieurs citoyens à mort. Mécène, qui était présent, après avoir inutilement tenté de fendre la foule et de s'approcher du tribunal, écrivit ces mots sur une tablette : " Lève-toi donc, bourreau" Ensuite il jeta cette tablette à Auguste, qui, l'ayant lue, se leva aussitôt, et personne ne fut condamné.
Auguste habitait une maison qui ne se faisait remarquer ni par son étendue ni par ses ornements, et pendant plus de quarante années, il occupa le même appartement hiver comme été ; l'ameublement avait à peine l'élégance de celui d'un simple particulier. Cependant il embellit tellement Rome, qui, avant lui, ne répondait pas à la majesté de l'empire, qu'il se glorifia, avec raison, de laisser toute de marbre une ville qu'il avait trouvée toute de brique. Rarement il portait d'autres habits que ceux que lui avait faits son épouse, sa sœur, sa fille et ses petites-filles. Il se faisait faire les souliers un peu hauts, afin de paraître plus grand qu'il n'était en effet. Il mangeait peu, et sa table n'avait rien de recherché. Il aimait beaucoup le pain de ménage, les petits poissons et les figues vertes.
Auguste ne dormait pas plus de sept heures : encore n'était-ce pas de suite, car, dans cet espace de temps, il se réveillait trois ou quatre fois. S'il ne pouvait reprendre son sommeil interrompu, il se faisait faire des lectures jusqu'à ce qu'il se rendormît. Ayant appris qu'un sénateur, qui était accablé de dettes, n'en dormait pas moins profondément, il acheta son oreiller très cher, et dit à ceux qui s'en étonnaient : " Pour bien reposer, il faut avoir un oreiller sur lequel a pu dormir un homme qui avait tant de dettes."
Aussitôt après les guerres civiles, Auguste abandonna les exercices du champ de Mars, le cheval et les armes, et s'amusa d'abord au jeu de paume, et à celui du ballon. Plus tard, pour se récréer, tantôt il péchait à l'hameçon, tantôt il jouait aux osselets ou aux noix avec de petits enfants, faisant pour cela rechercher de tous côtés ceux qui étaient les plus aimables par leur figure et par leur babil. Il aimait beaucoup les jeux de hasard, et on lui en a fait un reproche. Enfin, sa santé étant affaiblie, il se retira dans la Campanie, où, renonçant aux affaires, il se permit toutes sortes d'amusements. Le dernier jour de sa vie, il voulut qu'on lui apportât un miroir, se fit ajuster les cheveux, et demanda à ses amis qui l'environnaient s'il avait assez bien joué le rôle de la vie; puis il ajouta la formule usitée au théâtre : " Battez des mains et applaudissez tous avec joie. " Il mourut à Nole, dans sa soixante-seizième année.
SECUNDUM CIVILE BELLUM
Postea orta est inter Pompeium et Cæsarem gravis dissensio, quod hic superiorem, ille vero parem ferre non posset: et inde bellum civile exarsit. Cæsar cum infesto exercitu in Italiam venit. Pompeius relicta urbe ac deinde Italia ipsa, Thessaliam petiit, et cum eo consules senatusque omnis: quem insecutus Cæsar apud Pharsaliam acie fudit. Victus Pompeius ad Ptolemæum Alexandriæ regem, cui tutor a senatu datus fuerat, profugit ; sed ille Pompeium interfici jussit. Latus Pompeii sub oculis uxoris et liberorum mucrone confossum est, caput abscissum, truncus in Nilum conjectus. Dein caput velamine involutum ad Cæsarem delatum est, qui eo viso lacrimas fudit, et illud multis pretiosissimisque odoribus cremandum curavit.
Is fuit viri præstantissimi post tres consulatus et totidem triumphos vitæ exitus. Erant in Pompeio multæ ac magnæ virtutes, ac præcipue admiranda frugalitas. Cum ei ægrotanti præcepisset modicus ut turdum ederet, negarent autem servi eam avem usquam æstivo tempore posse reperiri, nisi apud Lucullum, qui turdos domi saginaret, vetuit Pompeius turdum inde peti, medicoque dixit : "Ergo nisi Lucullus perditus deliciis esset, non viveret Pompeius ?" Aliam avem, quæ parabilis esset, sibi jussit apponi.
Viris doctis magnum honorem habebat Pompeius. Ex Syria decedens, confecto bello Mithridatico, cum Rhodum venisset, nobilissimum philosophum Posidonium cupiit audire: sed cum is diceretur tunc graviter ægrotare, quod maximis podagræ doloribus cruciabatur, voluit saltem Pompeius eum visere. Mos erat ut, consule ædes aliquas ingressuro, lictor fores virga percuteret, admonens consulem adesse : at Pompeius vetuit fores Posidonii percuti, honoris causa. Quem ut vidit et salutavit, moleste se ferre dixit, quod eum non posset audire. At ille: "Tu vero, inquit, potes, nec committam ut dolor corporis efficiat ut frustra tantus vir ad me venerit." Itaque cubans graviter et copioso disseruit de hoc ipso : nihil esse bonum nisi quod honestum esset, et nihil malum dici posse quod turpe non esset. Cum vero dolor interdum acriter eum pungeret, sæpe dixit: "Nihil agis, dolor, quamvis sis molestus ; nunquam te esse malum confitebor"
Il s'éleva ensuite de grandes discussions entre Pompée et César parce que celui-ci ne voulait pas de supérieur, et celui-là pas d'égal, et la guerre civile s'alluma. César rentra en Italie, à la tête d'une armée ennemie. Pompée, étant sorti de Rome, et ensuite de l'Italie même, se retira dans la Thessalie, où il fut suivi des consuls et de tout le sénat. César l'y poursuivit, et le défit en bataille rangée, près de Pharsale. Pompée vaincu se réfugia chez Ptolémée, roi d'Alexandrie, dont le sénat l'avait nommé tuteur; mais ce roi le fit assassiner. Pompée reçut un coup de poignard dans le côté, sous les yeux de son épouse et de ses enfants ; sa tête fut coupée, et le corps jeté dans le Nil. La tête de Pompée fut ensuite couverte d'un voile et portée à César, qui, eu la voyant, versa des larmes, et il la fit brûler après l'avoir fait embaumer précieusement.
Ainsi finit ce grand homme, après trois consulats et autant de triomphes. Pompée avait plusieurs autres grandes qualités et surtout une sobriété admirable. Dans une maladie, le médecin lui ayant ordonné de manger de la grive, et ses esclaves lui ayant dit que cet oiseau ne pouvait, en été, se trouver nulle part, si ce n'est chez Lucullus, qui faisait engraisser des grives dans sa maison. Pompée ne voulut pas qu'on allât lui en demander une, et dit à son médecin : " Si Lucullus n'était un voluptueux, Pompée ne vivrait donc plus." Il se fit servir un autre oiseau facile à trouver.
Pompée honorait beaucoup les savants. A son retour de Syrie, après avoir terminé la guerre contre Mithridate, passant à Rhodes, il désira entendre Posidonius, philosophe alors très célèbre; et ayant appris qu'il était dangereusement malade, parce qu'il souffrait beaucoup des douleurs de la goutte, il voulut du moins le voir. C'était la coutume, quand le consul allait entrer dans une maison, que le licteur, frappât la porte de sa baguette, pour avertir de la présence du consul; mais Pompée, par respect pour Posidonius, défendit qu'on frappât à sa porte. Dès qu'il fut entré, il le salua et lui dit qu'il était fâché de ne pouvoir l'entendre. " Vous le pouvez, lui dit le philosophe, et je ne permettrai pas qu'à cause de la douleur, un aussi grand homme soit venu chez moi pour rien." C'est pourquoi, de son lit, il fit une longue et belle dissertation sur ce sujet même : qu'il n'y a de bon que l'honnête et qu'on ne peut appeler mal ce qui n'est pas honteux. Et comme la douleur se faisait de temps en temps sentir plus vivement : " O douleur, s'écriait-il souvent, tu as beau faire, quelque cuisante que tu sois, je n'avouerai jamais que tu es un mal."
Caius Julius Cæsar nobilissima genitus familia, annum agens sextum et decimum, patrem amisit: paulo post Corneliam duxit uxorem, cujus cum pater esset Syllæ inimicus, voluit Sylla Cæsarem compellere, ut eam dimitteret; neque id potuit efficere. Ob eam causam Cæsar bonis spoliatus, cum etiam ad mortem quæreretur, mutata veste, noctu elapsus est ex urbe, et quanquam tunc quartanæ morbo laboraret, prope per singulas noctes latebras commutare cogebatur; sic quoque comprehensus a Syllæ liberto, vix data pecunia evasit. Postremo per proximos suos veniam impetravit, diu repugnante Sylla, qui cum deprecantibus ornatissimis viris denegasset, atque illi pertinaciter contenderent, expugnatus tandem dixit eum, quem salvum tantopore cuperent, aliquando optimatum partibus, quas simul defendissent, exitio futurum, multosque in eo puero inesse Marios.
Cæsar, mortuo Sylla et composita seditione civili, Rhodum secedere statuit, ut per otium Apollonio, tunc clarissimo dicendi magistro, operam daret ; sed in itinere a piratis captus est, mansitque apud eos quadraginta dies. Ita porro per illud omne spatium se gessit, ut piratis terrori pariter ac venerationi esset ; atque ne eis suspicionem ullam daret, qui oculis tantummodo eum custodiebant, nunquam aut nocte, aut die excalceatus est. Interim comites servosque dimiserat ad expediendas pecunias quibus redimeretur. Viginti talenta piratæ postulaverant ; ille vero quinquaginta daturum se spopondit. Quibus numeratis, expositus est in litore. Cæsar liberatus confestim Miletum, quæ urbs proxime aberat, properavit ; ibique contracta classe stantes adhuc in eodem loco prædones noctu adortus, aliquot naves, mersis aliis, cepit, piratasque ad deditionem redactos eo affecit supplicia quod illis sæpe per jocum minatus fuerat dum ab eis detineretur ; crucibus illos suffigi jussit.
Julius Cæsar quæstor factus in Hispaniam profectus est; cumque Alpes transiret, et ad conspectum pauperis cujusdam vici comites ejus per jocum inter se disputarent an illic etiam esset ambitioni locus, serio dixit Cæsar malle se ibi primum esse quam Romæ secundum. Ita animus dominationis avidus a prima ætate regnum concupiscebat, semperque in ore habebat hos Euripidis, Græci pœtæ, versus : Nam si violandum est jus; regnandi gratia violandum est: aliis rebus pietatem colas. Cum vero Gades, quod est Hispaniæ oppidum, venisset, visa Alexandri Magni imagine, ingemuit, et lacrimas fudit: causam quærentibus amicis : "Nonne, inquit, idonea dolendi causa est, quod nihildum memorabile gesserim, eam ætatem adeptus qua Alexander jam terrarum orbem subegerat?"
Julius Cæsar in captanda plebis gratia, et ambiendis honoribus patrimonium effudit : ære alieno oppressus ipse dicebat sibi opus esse millies sestertium, ut haberet nihil. His artibus consulatum adeptus est ; collegaque ei datus Marcus Bibulus, cui Cæsaris consilia haud placebant. Inito magistratu, Cæsar legem agrariam tulit, hoc est de dividendo egenis civibus agro publico: cui legi cum senatus repugnaret, Cæsar rem ad populum detulit. Bibulus collega in forum venit ut legi ferendæ obsisteret, sed tanta commota est seditio, ut in caput consulis cophinus stercore plenus effunderetur, fascesque frangerentur. Tandem Bibulus a satellitibus Cæsaris foro expulsus, domi se continere per reliquum anni tempus coactus est, curiaque abstinere. Interea unus Cæsar omnia ad arbitrium in republica administravit : unde quidam homines faceti, quæ eo anno gesta sunt, non ut mos erat, consulibus Cæsare et Bibulo acta esse dicebant, sed Julio et Cæsare, unum consulem nomine et cognomine pro duobus appellantes.
Julius Cæsar functus consulatu, Galliam provinciam sorte obtinuit. Gessit autem novem annis, quibus in imperio fuit, hæc fere. Galliam in provinciæ Romanæ formam redegit; Germanos, qui trans Rhenum incolunt, primus Romanorum ponte fabricato aggressus, maximis affecit cladibus. Britannos antea ignotos vicit, eisque pecunias et obsides imperavit ; quo in bello multa Cæsaris facta egregia narrantur. Inclinante in fugam exercitu, rapuit e manu militis fugientis scutum, et in primam aciem volitans, pugnam restituit. In alio prœlio aquiliferum terga vertentem faucibus comprehendit, in contrariam partem retraxit, dexteramque ad hostem protendens : « Quorsum tu, inquit, abis? Illic sunt cum quibus dimicamus. » Quo facto militibus animos addidit.
Cæsar cum adhuc in Gallia detineretur, ne imperfecto bello discederet, postulavit ut sibi liceret, quamvis absenti, secundum consulatum petere; quod ei a senatu est negatum. Ea re commotus in Italiam rediit, armis injuriam acceptam vindicaturus, plurimisque urbibus occupatis Brundusium contendit, quo Pompeius consulesque confugerant. Tunc summa audaciæ facinus Cæsar edidit : a Brundusio Dyrrachium inter oppositas classes gravissima hieme transmisit, cessantibusque copiis quas subsequi jusserat, cum ad eas arcessendas frustra misisset, moræ impatiens, castris noctu egreditur, clam solus naviculam conscendit obvoluto capite, ne agnosceretur. Mare adverso vento vehementer flante intumescebat ; in altum tamen protinus dirigi navigium jubet; cumque gubernator pæne obrutus fluctibus adversæ tempestati cederet, "Quid times ? ait : Cæsarem vehis."
Deinde Cæsar Thessaliam petiit, ubi Pompeium Pharsalico prœlio fudit, fugientem persecutus est, eumque in itinere cognovit occisum fuisse. Tum bellum Ptolomæo Pompeii interfectori intulit, a quo sibi quoque insidias parari videbat ; quo victo, Cæsar in Pontum transiit, Pharnacemque Mithridatis filium rebellantem aggressus, intra quintum ab adventu diem, quattuor vero quibus in conspectum venerat horis, uno prœlio profligavit. Quam victoriæ celeritatem inter triumphandum notavit inscripto inter pompæ ornamenta trium verborum titulo, "Veni, vidi, vici". Sua deinceps Cæsarem ubique comitata est fortuna. Scipionem et Jubam Numidiæ regem, reliquias Pompeianarum partium in Africa refoventes, devicit. Pompeii liberos in Hispania superavit. Clementer usus est victoria, et omnibus qui contra se arma tulerant pepercit. Regressus in urbem quinquies triumphavit.
Bellis civilibus confectis, Cæsar dictator in perpetuum creatus agere insolentius cœpit : senatum ad se venientem sedens excepit, et quemdam ut assurgeret monentem irato vultu respexit : cum Antonius, Cæsaris in omnibus expeditionibus comes, et tunc in consulatu collega, ei in sella aurea sedenti pro rostris diadema, insigne regium, imponeret, non visus est eo facto offensus. Quare conjuratum est in eum a sexaginta et amplius viris, Cassio et Bruto ducibus conspirationis. Cum igitur Cæsar idibus martiis in senatum venisset, assidentem specie officii circumsteterunt, illicoque unus e conjuratis, quasi aliquid rogaturus, propius accessit, renuentique togam ab utroque humero apprehendit. Deinde clamantem : "Ista quidem vis est", Cassius vulnerat paulo infra jugulum. Cæsar Cassii brachium arreptum graphio trajecit, conatusque prosilire aliud vulnus accepit. Cum Marcum Brutum, quem loco filii habebat, in se irruentem vidisset, dixit : "Tu quoque fili mi !" Dein ubi animadvertit undique se strictis pugionibus peti, toga caput obvolvit, atque ita tribus et viginti plagis confossus est.
Erat Cæsar excelsa statura, nigris vegetisque oculis, capite calvo : quam calvitii deformitatem ægre ferebat, quod sæpe obtrectantium jocis esset obnoxia. Itaque ex omnibus honoribus sibi a senatu populoque decretis non aliud recepit aut usurpavit libentius, quam jus laureæ perpetuo gestandæ. Eum vini parcissimum fuisse ne inimici quidem negarunt: unde Cato dicere solebat unum ex omnibus Cæsarem ad evertendam rempublicam sobrium accessisse. Armorum et equitandi peritissimus erat; laboris ultra fidem patiens : in agmine nonnunquam equo, sæpius pedibus anteibat, capite detecto, sive sol, sive imber esset. Longissimas vias incredibili celeritate confecit, ita ut persæpe nuntios de se prævenerit, neque eum morabantur flumina, quæ vel nando vel innixus inflatis utribus trajiciebat.
Caius Julius César, né d'une famille très-distinguée, perdit son père à l'âge de seize ans, et peu après épousa Cornélie. Comme le père de cette femme était l'ennemi de Sylla, celui-ci voulut déterminer César à la répudier, mais il ne put en venir à bout. César fut en conséquence dépouillé de ses biens ; on le chercha même pour le faire mourir ; mais prenant d'autres vêtements, il s'évada de Rome pendant la nuit, et, quoiqu'il eût alors la fièvre quarte, xifut obligé de changer de Retraite presque toutes les nuits : néanmoins il fut arrêté par un affranchi de Sylla, et n'éohappa qu'avec peine en lui donnant de l'argent. Enfin il obtint sa grâce par la médiation de ses proches ; mais ce ne fut pas sans une longue résistance de la part de Sylla, qui, après l'avoir refusée aux personnes les plus distinguées, leur dit, en se rendant enfin à leurs instances, que celui dont ils sollicitaient si vivement la grâce, porterait quelque jour un coup mortel au parti des grands, qu'ils avaient défendu ensemble, et que dans ce jeune homme il voyait plusieurs Marius.
Sylla étant mort, et les discordes civiles apaisées, César résolut de se retirer à Rhodes, pour employer ses loisirs à suivre les leçons d'Apollonius, célèbre rhéteur de ce temps-là; mais dans la traversée il fut pris par des pirates, et demeura quarante jours entre leurs mains. Pendant tout cet espace de temps, il se comporta de telle sorte, qu'il leur inspira tout à la fois du respect et la crainte; et pour ne donner aucun soupçon à ces pirates, qui ne le gardait qu'à vue, il ne se déchaussa jamais ni la nuit ni le jour. Cependant il avait envoyé ses compagnons et quelques esclaves chercher l'argent nécessaire pour sa rançon. Les pirates demandé vingt talents; il leur en promit cinquante; et quand il les eut comptés, on le mit à terre. César, rendu à la liberté, il se rendit aussitôt à Milet, ville qui n'était pas éloignée de là, et y ayant rassemblé une flotte, il attaqua, pendant la nuit, ces pirates qui étaient encore au même mouillage, leur prit quelques vaisseaux, en coula d'autres à fond, et, après les avoir forcés à se rendre, leur fit subir le supplice dont il les avait souvent menacés, en plaisantant, pendant qu'il était entre leurs mains : il les fit tous mettre en croix.
Nommé questeur, César partit pour l'Espagne. Comme il traversait les Alpes, ceux qui l'accompagnaient se demandèrent, par forme de plaisanterie, à la vue d'une méchante bourgade, s'il avait aussi là matière à ambition, César répondit fort sérieusement qu'il aimerait mieux y être le premier que d'être le second à Rome. C'est ainsi que le cœur avide de domination, il aspirait de bonne heure à la souveraineté ; et il avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide, poète grec : " Si l'on peut violer la justice, c'est quand il s'agit de régner; hors de là, soyez juste." Arrivé à Cadix, ville d'Espagne, il soupira et versa des larmes, à la vue d'une statue d'Alexandre le Grand ; ses amis lui en ayant demandé la cause : " N'ai-je pas, leur dit-il, raison de m'affliger, moi qui n'ai encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait subjugué l'univers ? "
César dissipa son patrimoine par les largesses qu'il fit pour gagner la faveur du peuple et pour parvenir aux honneurs. Accablé de dettes, il disait lui-même qu'il lui faudrait cent millions de'sesterces, avant qu'il lui restât rien. C'est ainsi qu'à force de brigue il parvint au consulat; et il eut pour collègue Marcus Bibulus, qui était bien éloigné d'approuver ses projets. César ne fut pas plus tôt entré en charge qu'il renouvela la loi agraire, loi qui avait pour objet le partage des terres conquises, entre les citoyens indigents. Le sénat s'opposant à cette loi, César en référa au peuple. Bibulus, son collègue, se rendit sur la place publique, pour combattre la loi ; mais le peuple se souleva contre lui au point de jeter sur sa tête un panier d'ordures, et de briser ses faisceaux. Enfin Bibulus, chassé de la place publique par les satellites de César, fut réduit à s'enfermer dans sa maison pendant le reste de l'année, et à ne plus paraître au sénat. Cependant César gouverna seul, à son gré, la république ; ce qui donna lieu à quelques plaisants, de dater les événements de cette année, non pas du consulat de César et de Bibulus, comme cela se pratiquait, mais du consulat de Jules et de César ; formant deux consuls du nom et du surnom d'un seul.
César, au sortir du consulat, obtint par la voie du sort le gouvernement de la Gaule. Voici à peu près ce qu'il fit pendant les neuf années qu'il y commanda. Il réduisit la Gaule en province romaine; il fut le premier des Romains qui, ayant jeté un pont sur le Rhin, attaqua les Germains qui habitent au delà de ce fleuve; et leur fit essuyer des pertes considérables ; il vainquit les Bretons, inconnus jusqu'alors, exigea d'eux de l'argent et des otages. On raconte, à propos de cette guerre, plusieurs traits mémorables de César. Son armée allait prendre la fuite ; il arrache un bouclier des mains d'un soldat qui fuyait, vole au premier rang et rétablit le combat. Dans une autre rencontre, il saisit à la gorge un enseigné qui tournait le dos, le fait revenir sur ses pas, et de la main lui montrant l'ennemi : " Où vas-tu ? lui dit-il ; ceux avec qui nous combattons sont là." Par cette action, il ranima le courage des soldats.
César étant encore retenu dans la Gaule, et ne voulant pas en sortir sans avoir terminé la guerre, demanda la permission de postuler, quoique absent, un second consulat; ce qui lui fut refusé par le sénat. Irrité de ce refus, il entra en Italie pour venger par les armes l'injure qu'il croyait avoir reçue ; et après s'être rendu maître de plusieurs villes, il marcha, sur Brindes, où Pompée et les consuls s'étaient réfugiés. Il fit, dans cette occasion, un trait d'une grande hardiesse ; il passa de Brindes à Dyrrachium au milieu des flottes ennemies, par le temps le plus orageux; et comme ses troupes, auxquelles il avait donné ordre de le suivre, n'arrivaient pas, après les avoir inutilement envoyé chercher, las de les attendre, il sort du camp pendant la nuit, et se jette à l'insu de tout le monde dans une petite barque, seul, et la tête couverte, pour ne pas être reconnu. La mer était soulevée par des vents contraires, qui soufflaient avec violence; il ordonne cependant de prendre le large, et comme le pilote, assailli par les flots, n'osait braver la tempête : " Que crains-tu ? lui dit-il, tu portes César."
César se rendit ensuite en Thessalie, où il vainquit Pompée à la bataille de Pharsale ; il le poursuivit dans sa fuite, et apprit en route qu'il avait été tué. Alors il déclara la guerre à Ptolémée, meurtrier de Pompée, qu'il soupçonnait aussi de lui tendre des embûches. Il le vainquit, passa dans le Pont, attaqua Pharnace, fils de Mithridate, qui s'était révolté, et le défit complètement en une seule bataille, cinq jours après son arrivée, et quatre heures après qu'il eut vu l'ennemi. C'est pour marquer la promptitude de cette victoire, qu'il fit inscrire ces trois mots parmi les ornements de son riomphe : Veni, vidi, vici. Dans la suite, la fortune ne cessa jamais d'accompagner César : il vainquit Scipion, et Juba, roi de Numidie, qui cherchaient à ranimer en Afrique les restes du parti de Pompée. Il vainquit aussi les enfants de Pompée en Espagne. Usant avec clémence de sa victoire, il pardonna à tous ceux qui avaient porté les armes contre lui. De retour à Rome, il triompha pour la cinquième fois.
Les guerres civiles terminées, César, nommé dictateur à vie, commença à se conduire avec hauteur. Le sénat étant venu le trouver, il le reçut assis, et jeta un coup d'œil d'indignation sur quelqu'un qui l'avertissait de se lever. Antoine, qui l'avait accompagné dans toutes ses expéditions, et qui était alors son collègue dans le consulat, lui ayant mis sur la tête un diadème, marque de la royauté, dans un moment où il était assis sur un trône d'or, devant la tribune aux harangues, César ne parut pas désapprouver cette action. Dès ce jour, plus de soixante citoyens, ayant à leur tête Cassius et Brutus, conspirèrent contre lui. César étant donc venu prendre place au sénat, le jour des ides de mars, les conjurés l'entourèrent comme pour lui rendre hommage ; tout à coup, l'un d'eux s'approche de plus près, sous prétexte de lui demander une grâce, et sur son refus, saisit son manteau, l'écarte de dessus ses épaules. César s'écrie : " Que veut dire cette violence ? " Au même instant, Cassius le blesse un peu au-dessous de la gorge. César saisit le bras de Cassius, le perce de son stylet, cherche à s'enfuir, et reçoit une seconde blessure. Voyant que Brutus, qu'il regardait comme son fils, se jetait sur lui, il lui dit : " Et toi aussi, mon fils !" Enfin, apercevant tous les poignards dirigés contre lui, il s'enveloppa la tête dans sa robe, et tomba percé de vingt-trois coups.
César avait la taille haute, les yeux noirs et vifs, la tête chanve. Il supportait avec peine ce manque de cheveux, qui prêtait quelquefois matière aux plaisanteries de ses ennemis. Aussi, de tous les honneurs que lui décernèrent le sénat et le peuple, celui qu'il reçut et dont il usa avec plus de plaisir, ce fut le droit de porter toujours une couronne de laurier. Ses ennemis eux-mêmes lui rendirent ce témoignage, qu'il était très modéré dans l'usage du vin ; ce qui faisait dire à Caton que de tous ceux qui avaient bouleversé la république, César seul était sobre. Il était fort habile sur les armes et dans l'équitation. Il supportait les fatigues au delà de ce qu'on peut croire : dans les marches, il allait toujours le premier, quelquefois à cheval, plus souvent à pied, et la tête découverte, soit à la pluie, soit à l'ardeur du soleil. Il fit les plus longues routes avec une si grande célérité que plus d'une fois il devança les courriers qu'il avait expédiés. Les fleuves ne l'arrêtaient pas; il les passait à la nage ou sur des outres gonflées.
MARCUS CATO UTICENSIS
Marcus Cato, adhuc puer, invictum animi robur ostendit. Cum in domo Drusi avunculi sui educaretur, Latini de civitate impetranda Romam venerunt. Popedius Latinorum princeps, qui Drusi hospes erat, Catonem puerum rogavit ut Latinos apud avunculum adjuvaret. Cato vultu constanti negavit id se facturum. Iterum deinde ac sæpius interpellatus in proposito perstitit. Tunc Popedius puerum in excelsam ædium partem levatum tenuit, et abjecturum inde se minatus est, nisi precibus obtemperaret ; neque hoc metu a sententia eum potuit dimovere. Tunc Popedius exclamasse fertur: "Gratulemur nobis, Latini, hunc esse tam parvum; si enim senator esset, ne sperare quidem jus civitatis nobis liceret."
Cato, cum salutandi gratia ad Syllam a pædagogo duceretur, et in atrio cruenta proscriptorum capita vidisset, Syllæ crudelitatem exsecratus est; seque eodem esse animo significavit, quo puer alius nomine Cassius, qui tunc publicam scholam cum Fausto Syllæ filio frequentabat. Cum enim Faustus proscriptionem paternam in schola laudaret, diceretque se, cum per ætatem posset, eamdem rem esse facturum, ei sodalis gravem colaphum impegit.
Insignis fuit et ad imitandum proponenda Catonis erga fratrem benevolentia. Cum enim interrogaretur quem omnium maxime diligeret, respondit, fratrem. Iterum interrogatus quem secundum maxime diligeret, iterum fratrem respondit. Quærenti tertio idem responsum dedit, donec ille a percunctando desisteret. Crevit cum ætate ille Catonis in fratrem amor : ab ejus latere non discedebat ; ei in omnibus rebus morem gerebat. Annos natus viginti nunquam sine fratre cenaverat, nunquam in forum prodierat, nunquam iter susceperat. Diversum tamen erat utriusque ingenium : in utroque probi mores erant, sed Catonis indoles severior.
Cato, cum frater, qui erat tribunus militum, ad bellum profectus esset, ne eum desereret, voluntana stipendia fecit. Accidit postea ut Catonis frater in Asiam proficisci cogeretur, et iter faciens in morbum incideret : quod ubi audivit Cato, licet tunc gravis tempestas sæviret, neque parata esse magna navis, solvit e portu Thessalonicæ exigua navicula cum duobus tantum amicis tribusque servis, et pæne haustus fluctibus tandem præter spem incolumis evasit. At fratrem modo defunctum vita reperit. Tunc questibus et lacrimis totum se tradidit : mortui corpus quam magnificentissimo potuit funere extulit, et marmoreum tumulum exstrui curavit suis impensis. Vela deinde daturus, cum suaderent amici ut fratris reliquias in alio navigio poneret, animam se prius quam illas relicturum respondit, atque ita solvit.
Cato quæstor in insulam Cyprum missus est ad colligendam Ptolemæi regis pecuniam, a quo populus Romanus hæres institutus fuerat. Integerrima fide eam rem administravit. Summa longe major, quam quisquam sperare potuisset, redacta est. Fere septem milia talentorum navibus imposuit Cato : atque ut naufragii pericula vitaret, singulis vasis, quibus inclusa erat pecunia, corticem suberis longo funiculo alligavit, ut si forte mersum navigium esset, locum amissæ pecuniæ cortex supernatans indicaret. Catoni advenienti senatus et tota ferme civitas obviam effusa est, nec erat res triumpho absimilis. Actæ sunt Catoni a senatu gratiæ, præturaque illi et jus spectandi ludos prætextato extra ordinem data. Quem honorem Cato noluit accipere, iniquum esse affirmans sibi decerni quod nulli alii tribueretur.
Cum Cæsar consul legem reipublicæ perniciosam tulisset, Cato solus, ceteris exterritis, huic legi obstitit. Iratus Cæsar Catonem extrahi curia, et in vincula rapi jussit : at ille nihil de libertate linguæ remisit, sed in ipsa ad carcerem via de lege disputabat, civesque commonebat ut talia molientibus adversarentur Catonem sequebantur mæsti patres, quorum unus objurgatus a Cæsare quod nondum misso senatu discederet : "Malo, inquit, esse cum Catone in carcere, quam tecum in curia." Exspectabat Cæsar dum ad humiles preces Cato sese demitteret : quod ubi frustra a se sperari intellexit, pudore victus, unum e tribunis misit qui Catonem dimitteret.
Cato Pompeii partes bello civili secutus est, eoque victo exercitus reliquias in Africam cum ingenti itinerum difficultate perduxit. Cum vero ei summum a militibus deferretur imperium, Scipioni, quod vir esset consularis, parere maluit. Scipione etiam devicto, Uticam Africæ urbem petivit, ubi filium hortatus est ut clementiam Cæsaris experirvetur; ipse vero cenatus deambulavit, et cubitum iturus, artius diutiusque in complexu filii hæsit, deinde ingressus cubiculum, ferro sibi ipse mortem conscivit. Cæsar, audita Catonis morte, dixit illum gloriæ suæ invidisse, quod sibi laudem servati Catonis eripuisset. Catonis liberos, eisque patrimonium incolume servavit.
Marcus Caton d'Utique, étant encore enfant, annonça la fermeté de son caractère. Dans le temps qu'il était élevé chez son oncle Drusus, les Latins vinrent à Rome, pour y solliciter le droit de cité. Popedius, chef de l'ambassade, qui logeait chez Drusus, pria Caton de seconder les Latins auprès de son oncle. Cet enfant lui répondit d'un air ferme qu'il n'en ferait rien, et, malgré des instances réitérées, il persista dans son refus. Alors Popedius, le tenant suspendu du lieu le plus élevé de la maison, le menaça de le laisser tomber s'il ne se rendait à leurs prières ; mais ces menaces ne purent le faire changer de résolution. On rapporte qu'alors, Popedius
s'écria : " Latins, félicitons-nous qu'il ne soit encore qu'un enfant; s'il était sénateur, nous ne pourrions pas même espérer le droit de cité."
Caton fut un jour conduit par son précepteur chez Sylla, pour le saluer, et, ayant vu dans le vestibule du palais des têtes sanglantes de proscrits, il maudit la cruauté de Sylla, et fit entendre qu'il partageait les sentiments d'un autre enfant, nommé Cassius, qui suivait alors l'école publique avec Faustus, fils de Sylla. Faustus avait osé faire dans l'école l'éloge des proscriptions de son père, et avait dit qu'il en ferait autant, quand il serait en âge ; alors ce Cassius lui appliqua un grand soufflet. L'amitié de son frère pour Caton est remarquable, et peut être proposée pour modèle. On lui demandait un jour qui il aimait le mieux. Il répondit que c'était son frère. On lui demanda ensuite qui il aimait le plus après lui ; il répondit encore que c'était son frère; on lui fit une troisième fois la même questiou, et il donna la même réponse, jusqu'à ce qu'on cessât de l'interroger. Cette amitié de Caton pour son frère s'accrut avec l'âge ; il était toujours à ses côtés, et en toute chose il avait pour lui la plus grande condescendance. A l'âge de vingt ans, il n'avait encore ni pris un repas, ni paru sur la place publique, ni entrepris aucun voyage, sans son frère. Cependant leurs caractères différaient heaucoup ; c'était dans l'un et dans l'autre la même probité ; mais Caton était plus sévère.
Caton, pour ne pas se séparer de son frère, qui partait pour l'armée en qualité de tribun militaire, servit volontairement avec lui. Dans la suite, ce même frère fut obligé de se rendre en Asie, et tomba malade en route. A cette nouvelle, Caton, quoique la mer fût alors agitée d'une violente tempête, et qu'il ne se trouvât pas de grand vaisseau, s'embarqua au port de Thessalonique, sur une petite nacelle, accompagné de deux amis et de trois esclaves seulement, et, après avoir failli être submergé, il arriva enfin sain et sauf, contre toute espérance. Mais son frère venait d'expirer. Alors il s'abandonna aux larmes et aux gémissements, fit faire les obsèques de son frère avec toute la magnificence possible, et lui érigea un tomheau de marbre à ses frais. Ensuite, comme il était sur le point de se rembarquer, ses amis lui conseillant de déposer dans un autre vaisseau les restes de son frère, il répondit qu'il abandonnerait plutôt la vie que ces restes précieux, et ainsi il leva l'ancre.
Caton fut envoyé en qualité de questeur dans l'île de Chypre, pour recueillir les trésors du roi Ptolémée, qui avait institué le peuple romain son héritier. Il remplit cette mission avec la plus grande intégrité. Les sommes qu'il réunit montèrent beaucoup plus haut qu'on ne l'espérait. Caton chargea sur les vaisseaux plus de sept mille talents, et, pour prévenir les suites d'un naufrage, il fit attacher à chacun des vases qui renfermaient l'argent, une écorce de liège, retenue par une longue corde, afin que, si le vaisseau venait à être submergé, le liège surnageant indiquât le lieu où se trouvait l'argent. Lorsque Caton revint à Rome, le sénat et presque toute la ville allèrent au-devant de lui, et ce retour fut un triomphe. Le sénat fit des remerciements à Caton, et lui décerna, avec la préture, le droit d'assister aux jeux publics, revêtu de la prétexte, et dans une place séparée. Caton ne voulut pas accepter cet honneur, assurant qu'il n'était pas juste de lui décerner ce qu'on n'accordait à personne.
César, étant consul, avait porté une loi contraire à l'intérêt de la république ; Caton seul s'y opposa, au milieu de la terreur générale. César, irrité, le fit entraîner hors du sénat, et mener en prison ; mais Caton, loin de rien rabattre de la liberté avec laquelle il avait parlé, combattait encore la loi en allant en prison, et recommandait à ses concitoyens de s'opposer à de pareilles entreprises. Les sénateurs affligés suivaient Caton. César reprochant à l'un d'eux de sortir avant que la séance fût levée : " J'aime mieux, dit-il, être avec Caton en prison, qu'au sénat avec toi." César s'attendait que Caton s'abaisserait à d'humbles prières; mais quand il vit qu'il l'espérait en vain, honteux de s'être porté à cet excès, il chargea un des tribuns de le remettre en liberté. Caton, dans la guerre civile, suivit le parti de Pompée, et, après sa défaite, il conduisit les restes de l'armée en Afrique, malgré l'extrême difficulté des chemins. Les soldats voulaient lui déférer le commandement en chef; mais il aima mieux servir sous Scipion, qui avait été consul. Scipion ayant été vaincu à son tour, il se retira à Utique, ville d'Afrique, et là exhorta son fils à s'en remettre à la clémence du vainqueur. Pour lui, après avoir soupé, il se promena, et, au moment d'aller se coucher, il embrassa son fils plus étroitement et plus longtemps qu'à l'ordinaire ; puis, étant entré dans son appartement, il se perça de son épée. César, en apprenant la mort de Caton, dit que Caton lui avait envié la gloire de le sauver. Il conserva la vie aux enfants de Caton, et ne toucha pas à leur patrimoine.
MARCUS TULLIUS CICERO
Marcus Tullius Cicero equestri genere, Arpini, quod est Volscorum oppidum, natus est. Ex ejus avis unus verrucam in extremo naso sitam habuit ciceris grano similem, inde cognomen Ciceronis genti inditum. Cum id Marco Tullio a nonnullis probro verteretur: "Dabo operam, inquit, ut istud cognomen nobilissimorum nominum splendorem vincat." Cum eas artes disceret quibus ætas puerilis ad humanitatem solet informari, ingenium ejus ita eluxit, ut eum æquales e schola redeuntes medium, tanquam regem, circumstantes deducerent domum : immo eorum parentes pueri fama commoti, in ludum litterarium ventitabant, ut eum viserent. Ea res tamen quibusdam rustici et inculti ingenii stomachum movebat, qui ceteros pueros graviter objurgabant quod talem condiscipulo suo honorem tribuerent.
Tullius Cicero adolescens eloquentiam et libertatem suam adversus Syllanos ostendit. Chrysogonum quemdam Syllæ libertum acriter insectatus est, quod dictatoris potentia fretus in bona civium invadebat. Ex quo veritus invidiam Cicero, Athenas petivit, ubi Antiochum philosophum studiose audivit. Inde eloquentiæ gratia Rhodum se contulit, ubi Molone, rhetore tum disertissimo, magistro usus est. Qui, cum Ciceronem dicentem audivisset, flevisse dicitur, quod prævideret per hunc Græcos a Romanis ingenii et eloquentiæ laude superatum iri. Romam reversus, quæstor in Sicilia fuit. Nullius vero quæstura aut gratior, aut clarior fuit: cum in magna annonæ difficultate ingentem frumenti vim inde Romam mitteret, Siculos initio offendit ; postea vero ubi diligentiam, justitiam et comitatem ejus experti fuerunt, majores quæstori suo honores, quam ulli unquam prætori detulerunt.
Cicero consul factus Sergii Catilinæ conjurationem singulari virtute, constantia curaque compressit. Is nempe indignatus quod in petitione consulatus repulsam passus esset, et furore amens, cum pluribus viris nobilibus Ciceronem interficere, senatum trucidare, urbem incendere, ærarium diripere constituerat. Quæ tam atrox conjuratio a Cicerone detecta est. Catilina metu consulis Roma ad exercitum, quem paraverat, profugit ; socii ejus comprehensi in carcere necati sunt. Senator quidam filium supplicio mortis ipse affecit. Juvenis scilicet ingenio, litteris et forma inter æquales conspicuus, pravo consilio amicitiam Catilinæ secutus fuerat, et in castra ejus properabat: quem pater ex medio itinere retractum occidit, his eum verbis increpans: "Non ego te Catilinæ adversus patriam, sed patriæ adversus Catilinam genui."
Non ideo Catilina ab incepto destitit, sed infestis signis Romam petens, cum exercitu cæsus est. Adeo acriter dimicatum est, ut nemo hostium prœlio superfuerit: quem quisque in pugnando ceperat, eum, amissa anima, tegebat locum. Ipse Catilina longe a suis inter eorum quos occiderat cadavera cecidit, morte pulcherrima, si pro patria sua sic occubuisset. Senatus populusque Romanus Ciceronem patriæ patrem appellavit: ea res tamen Ciceroni postea invidiam creavit, adeo ut abeuntem magistratu verba facere ad populum vetuerit quidam tribunus plebis, quod cives indicta causa damnavisset, sed solitum duntaxat juramentum præstare ei permiserit. Tum Cicero magna voce: "Juro, inquit, rempublicam atque urbem Romam mea unius opera salvam esse" : qua voce delectatus populus Romanus et ipse juravit verum esse Ciceronis juramentum.
Paucis post annis Cicero reus factus est a Clodio tribuno plebis eadem de causa, quod nempe cives Romanos necavisset. Tunc mæstus senatus, tanquam in publico luctu, vestem mutavit. Cicero, cum posset armis salutem suam defendere, maluit urbe cedere, quam sua causa cædem fieri. Proficiscentem omnes boni flentes prosecuti sunt. Dein Clodius edictum proposuit, ut Marco Tullio igni et aqua interdiceretur : illius domum et villas incendit ; sed vis illa diuturna non fuit: mox enim maximo omnium ordinum studio Cicero in patriam revocatus est. Obviam ei redeunti ab universis itum est. Domus ejus publica pecunia restituta est. Postea Cicero Pompeii partes secutus a Cæsare victore veniam accepit. Quo interfecto, Octavium hæredem Cæsaris fovit atque ornavit, ut eum Antonio rempublicam vexanti opponeret; sed ab illo deinde desertus est et proditus.
Antonius, inita cum Octavio societate, Ciceronem jamdiu sibi inimicum proscripsit. Qua re audita, Cicero transversis itineribus fugit in villam quæ a mari proxime aberat, indeque navem conscendit, in Macedoniam transiturus. Cum vero jam aliquoties in altum provectum venti adversi retulissent, et ipse jactationem navis pati non posset, regressus ad villam : "Moriar, inquit, in patria sæpe servata." Mox adventantibus percussoribus, cum servi parati essent ad dimicandum fortiter, ipse lecticam, qua vehebatur, deponi jussit, eosque quietos pati quod sors iniqua cogeret. Prominenti ex lectica et immotam cervicem præbenti caput præcisum est. Manus quoque abscissæ : caput relatum est ad Antonium, ejusque jussu inter duas manus in rostris positum. Fulvia Antonii uxor, quæ se a Cicerone læsam arbitrabatur, caput manibus sumpsit, in genua imposuit, extractamque linguam acu confixit.
Cicero dicax erat, et facetiarum amans, adeo ut ab inimicis solitus sit appellari "Scurra consularis". Cum Lentulum generum suum exiguæ staturæ hominem vidisset longo gladio accinctum : "Quis, inquit, generum meum ad gladium alligavit ?" Matrona quædam juniorem se, quam erat, simulans dictitabat se triginta tantum annos habere. Cui Cicero: "Verum est, inquit, nam hoc viginti annos audio." Cæsar, altero consule mortuo die decembris ultima, Caninium consulem hora septima in reliquam diei partem renuntiaverat : quem cum plerique irent salutatum de more : "Festinemus, inquit Cicero, priusquam abeat magistratu." De eodem Canimo scripsit Cicero : "Fuit mirifica vigilantia Caninius, qui toto suo consulatu somnum non viderit."
Marcus Tullius Cicéron, de l'ordre des chevaliers, naquit à Arpinum, ville du pays des Volsques. Un de ses ancêtres avait, à l'extrémité du nez, une verrue, semblable à un pois chiche ; ce qui fit donner à la famille le surnom de Cicéron. Quelques personnes plaisantant Cicéron à ce sujet : " Je ferai en sorte, leur dit-il, que ce surnom efface l'éclat des plus beaux noms." Dans le temps qu'il étudiait les sciences auxquelles on applique la jeunesse, son esprit se montra avec tant d'éclat, que ses condisciples, en revenant de l'école, l'environnaient comme leur roi, et le reconduisaient ainsi à là maison paternelle ; bien plus, leurs parents, émerveillés de la réputation de cet enfant, allaient souvent à l'école pour le voir. Il y eut cependant des parents assez grossiers et assez mal élevés pour faire des reproches aux autres enfants de ce qu'ils rendaient un pareil honneur à leur condisciple.
Tulius Cicéron, dès sa jeunesse, montra contre les partisans de Sylla son éloquence et son courage. Il poursuivit avec chaleur un certain Chrysogonus, affranchi du dictateur, qui, appuyé de l'autorité de son ancien maître, envahissait les biens des citoyens. Cicéron, craignant les suites de cette affaire, se retira à Athènes, où il suivit avec zèle les leçons du philosophe Antiochus. De là il passa à Rhodes pour se perfectionner dans l'étude de l'éloquence, et eut pour maître Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. On dit que celui-ci, ayant entendu Cicéron déclamer, versa des larmes, parce qu'il prévoyait que, grâce aux talents de ce jeune orateur, les Romains l'emporteraient sur les Grecs en génie et en éloquence.
De retour à Rome, il fut nommé questeur en Sicile, et jamais ques teur ne se fit plus aimer, ni plus admirer. Il indisposa d'abord contre lui les Siciliens en faisant passer à Rome une grande quantité de blé dans un temps de disette ; mais quand ensuite ils eurent éprouvé son zèle, sa justice et son affabilité, ils rendirent à leur questeur plus d'honneurs qu'ils n'en avaient jamais rendu à aucun préteur.
Cicéron, nommé consul, étouffa, par son rare courage, sa fermeté et sa vigilance, la conjuration de Sergius Catilina. Celui-ci indigné d'avoir essuyé un refus dans la demande du consulat, et ne pouvant plus contenir sa fureur, avait formé, de concert avec plusieurs Romains de distinction, le projet de tuer Cicéron, d'égorger le sénat, de mettre le feu à la ville, et de piller le trésor public. Cette horrible conspiration fut découverte par Cicéron. Catilina, par crainte du consul, sortit de Rome, et alla joindre l'armée qu'il avait rassemblée ; ses complices furent pris et tués dans la prison. Un sénateur punit lui-même son fils du supplice de la mort. Ce jeune homme, distingué, entre ceux de son âge, par son esprit, par ses connaissances et par sa figure, mais entraîné par de mauvais conseils, s'était attaché à Catilina, et se rendait dans son camp. Son père l'arrêta à mi-chemin, et le tua en lui disant : " Ce n'est pas pour Catilina contre la patrie, mais pour la patrie contre Catilina que je t'ai engendré."
Catilina n'abandonna pas pour cela son entreprise, mais il marcha sur Rome à la tête d'une armée, et fut complètement défait. Le combat fut si acharné, qu'aucun des ennemis ne survécut à cette défaite ; chacun d'eux couvrait de son corps le poste qu'il avait occupé en combattant. Catilina lui-même fut trouvé, loin des siens, au milieu des cadavres de ceux qu'il avait tués ; mort bien glorieuse si elle eût été pour la patrie! Cicéron reçut alors du sénat et du peuple romain le surnom de Père de la patrie; cependant la conduite qu'il avait tenue dans cette circonstance lui fit dans la suite des ennemis, an point que, quand il sortit de charge, un tribun lui défendit de haranguer le peuple, sous prétexte qu'il avait condamné des citoyens sans les entendre, et lui permit seulement de prêter le serment accoutumé. Alors Cicéron élevant la voix : " Je jure, dit-il, que Rome et la république ont été sauvées par moi." Le peuple, charmé de ces paroles, jura lui-même que Cicéron avait dit la vérité.
Quelques années après, Cicéron fut accusé par Clodius, tribun du peuple, pour le même sujet, c'est-à-dire pour avoir fait mourir des citoyens romains. Alors le sénat prit le deuil, comme dans une calamité publique. Cicéron, qui pouvait se défendre par la force des armes, aima mieux sortir de la ville que de faire répandre pour son intérêt propre le sang de ses concitoyens. Quand il partit en exil, tous les gens de bien l'acoompagnèrent en pleurant. Clodius proposa ensuite un édit par lequel l'eau et le feu étaient interdits à Cicéron, et il fit incendier ses maisons et ses métairies; mais cette violence ne fut pas de longue durée : car bientôt après Cioéron fut rappelé dans sa patrie, au grand contentement de tous les ordres de l'État. Quand il revint, tous les citoyens se portèrent à sa rencontre. Sa maison fut rebâtie aux frais de la république. Dans la suite, Cicéron, ayant suivi le parti de Pompée, obtint sa grâce du vainqueur. Après le meurtre de César, il favorisa et appuya Octave, son héritier, afin de l'opposer à Antoine, qui opprimait la république ; mais bientôt il en fut abandonné et trahi.
Antoine, s'étant lié avec Octave, proscrivit Cicéron, qu'il haïssait depuis longtemps. A cette nouvelle, Cicéron se réfugia, par des chemins détournés, dans une maison de campagne qu'il avait à peu de distance de la mer, et de là s'embarqua, dans l'intention de se rendre en Macédoine. Mais il fut plusieurs fois ramené par les vents contraires, de la haute mer vers la côte; et, comme d'ailleurs il ne pouvait supporter le roulis du vaisseau, reprenant le chemin de sa maison de campagne : " Je mourrai, dit-il, dans ma patrie, que j'ai tant de fois sauvée." Bientôt après, ses assassins se présentèrent, et comme ses esclaves se disposaient à le défendre vaillamment, il leur ordonna lui-même de déposer à terre sa litière, et de souffrir patiemment ce qu'exigerait fa mauvaise fortune. En même temps il avança tranquillement la gorge hors de sa litière, et reçut le coup mortel. On lui coupa aussi les mains ; sa tête fut portée à Antoine, et placée par son ordre, entre les deux mains, en haut de la tribune aux harangues. Fulvie, femme d'Antoine, qui oroyait avoir à se plaindre de Cicéron, prit cette tête entre ses mains, la mit sur ses genoux, et en tira la langue qu'elle perça avec une aiguille.
Cicéron était railleur, et aimait tellement les bons mots, que ses ennemis l'appelaient ordinairement le bouffon consulaire. Ayant vu Lentulus, son gendre, homme de petite taille, ceint d'une longue épée : " Qui a, dit-il, attaché mon gendre à cette épée ? " Une dame qui voulait qu'on la crût plus jeune qu'elle ne l'était réellement, répétait souvent qu'elle n'avait que trente ans : " C'est très vrai, dit Cicéron, oar il y a vingt ans que je l'entends dire. " Un consul étant mort le dernier jour de décembre, César nomma Caninius à la septième heure, pour exercer le consulat le reste de la journée. La plupart des sénateurs allèrent lui rendre visite, selon l'usage : " Hâtons-nous, dit Cicéron, avant qu'il ne sorte de charge." Cicéron a écrit au sujet du même Caninius : " Il fut d'une si grande vigilance qu'il ne ferma pas l'œil durant tout son consulat."
MARCUS BRUTUS
Marcus Brutus ex illa gente quæ Roma Tarquinios ejecerat oriundus, Athenis philosophiam, Rhodi eloquentiam didicit. Sua eum virtus valde commendavit : ejus pater, qui Syllæ partibus adversabatur, jussu Pompeii interfectus fuerat ; unde Brutus cum eo graves gesserat simultates : bello tamen civili Pompeii causam, quod justior videretur, secutus est, et dolorem suum reipublicæ utilitati posthabuit. Victo Pompeio, Brutus a Cæsare servatus est, et prætor etiam factus. Postea cum Cæsar superbia elatus senatum contemnere, et regnum affectare cœpisset, populus jam præsenti statu haud lætus vindicem libertatis requirebat. Subscripsere quidam primi Bruti statuæ : "Utinam viveres !" Item ipsius Cæsaris statuæ : "Brutus quia reges ejecit, primus consul factus est ; hic, quia consules ejecit, postremo rex factus est." Inscriptum quoque est Marci Bruti prætoris tribunali : "Dormis, Brute !" Marcus Brutus, cognita populi Romani voluntate, adversus Cæsarem conspiravit. Pridie quam Cæsar est occisus, Porcia Bruti uxor consilii conscia cultellum tonsorium, quasi unguium resecandorum causa, poposcit, eoque velut forte e manibus elapso se ipsa vulneravit. Clamore ancillarum vocatus in cubiculum uxoris Brutus objurgare eam cœpit, quod tonsoris officium præripere voluisset ; at Porcia ei secreto dixit : "Non casu, sed de industria, mi Brute, hoc mihi vulnus feci : experiri enim volui an satis mihi animi esset ad mortem oppetendam, si tibi propositum ex sententia parum cessisset." Quibus verbis auditis, Brutus ad cælum manus et oculos sustulisse dicitur, et exclamavisse: "Utinam dignus tali conjuge maritus videri possim !"
Interfecto Cæsare, Antonius vestem ejus sanginolentam ostentans, populum veluti furore quodam adversus conjuratos inflammavit. Brutus itaque in Macedoniam concessit, ibique apud urbem Philippos adversus Antonium et Octavium dimicavit. Victus acie, cum in tumulum se nocte recepisset, ne in hostium manus veniret, uni comitum latus transfodiendum præbuit. Antonius, viso Bruti cadavere, ei suum injecit purpureum paludamentum, ut in eo sepeliretur. Quod cum postea subreptum audivisset, requiri furem, et ad supplicium duci jussit. Cremati corporis reliquias ad Serviliam Bruti matrem deportandas curavit. Non eadem fuit Octavii erga Brutum moderatio : is enim avulsum Bruti caput Romam ferri jussit, ut Caii Cæsaris statuæ subjiceretur.
Marcus Brutus, issu de cette famille qui avait chassé les Tarquins de Rome, apprit la philosophie à Athènes, et l'éloquence à Rhodes. Il se rendit très recommandable par ses vertus. Son père, qui était opposé au parti de Sylla, avait été, tué par l'ordre de Pompée, et depuis ce temps, Brutus était l'ennemi de Pompée; cependant il suivit son parti dans la guerre civile, parce qu'il lui parut le plus juste ; il sacrifia ainsi son ressentiment à l'intérêt de la république. Pompée ayant été vaincu, César conserva la vie à Brutus, et le fit même préteur. Dans la suite, lorsque César, enflé d'orgueil, commença à mépriser le sénat et à ambitionner la royauté, le peuple, déjà mécontent de l'état des choses, cherchait un vengeur de la liberté. On écrivit au bas de la statue du premier Brutus : " Plût aux dieux que tu vécusses ! " On écrivit aussi sur celle de César lui même : " Brutus, pour avoir chassé les rois, a été le premier consul; et celui-ci, pour avoir chassé les consuls, est enfin devenu roi." On écrivit encore sur le tribunal de Marcus Brutus : " Tu dors, Brutus !"
Marcus Brutus, connaissant la volonté du peuple romain, conspira oontre César. La veille du jour où César fut tué, Porcia, femme de Brutus, instruite de ses projets, demanda un rasoir, comme pour se couper les ongles, et le laissant tomber, comme par hasard, elle se fit une blessure. Aux cris des servantes Brutus court à l'appartement de son épouse, et lui fait des reproches de ce qu'elle a voulu faire elle-même les fonctions de barbier ; mais elle lui dit en confidence : " Mon cher Brutus, ce n'est pas par accident, mais à dessein que je me suis fait cette blessure ; j'ai voulu savoir si j'avais assez de oourage pour me donner la mort dans le cas où votre projet ne réussirait pas." A ces mots, Brutus, levant les yeux et les mains au ciel, s'écria : " Puissé-je me montrer digne d'une telle femme !"
Quand César eut été tué, Antoine, montrant au peuple son vêtement ensanglanté, l'enflamma, pour ainsi dire, de fureur contre les conjurés. Brutus se retira donc en Macédoine, et il combattit près de la ville de Philippes, contre Antoine et Octave. Vaincu dans cette bataille, il se réfugia pendant la nuit sur une éminence pour ne pas tomber entre les mains des ennemis, il pria un de ceux qui l'accompagnaient de lui passer son épée au travers du corps. Quand Antoine vit le cadavre de Brutus, il le couvrit de son manteau de pourpre, pour qu'il lui servit de linceul, et, ayant appris ensuite que ce manteau avait été dérobé, il fit rechercher le voleur et le fit conduire au supplice. Antoine eut encore soin de faire brûler le corps de Brutus, et d'envoyer ses cendres à Servilie, sa mère. Octave n'usa pas de la même modération à l'égard de Brutus, car il fit porter à Rome sa tête séparée du corps, pour être mise aux pieds de la statue de César.
Octavius Juliæ Caii Cæsaris sororis nepos, patrem quadrimus amisit. A majore avunculo adoptatus, eum in Hispaniam profectum secutus est. Deinde ab eo Apolloniam missus est, ut liberalibus studiis vacaret. Audita avunculi morte, Romam rediit, nomen Cæsaris sumpsit, collectoque veteranorum exercitu, opem Decimo Bruto tulit, qui ab Antonio Mutinæ obsidebatur. Cum autem urbis aditu prohiberetur, ut Brutum de omnibus rebus certiorem faceret, primo litteras laminis plumbeis inscriptas misit, quæ per urinatorem sub aqua fluminis deferebantur ; ad id postea columbis usus est : eis nempe diu inclusis et fame affectis litteras ad collum alligabat, easque a proximo mœnibus loco emittebat. Columbæ lucis cibique avidæ, summa ædificia petentes, a Bruto excipiebantur, maxime cum ille disposito quibusdam in locis cibo, columbas illuc devolare instituisset.
Octavius bellum Mutinense duobus prœliis confecit, in quorum altero non ducis modo, sed militis etiam functus est munere: nam aquilifero graviter vulnerato, aquilam humeris subiit, et in castra reportavit. Postea reconciliata cum Antonio gratia, junctisque cum ipso copiis, ut Caii Cæsaris necem ulcisceretur, ad urbem hostiliter accessit, inde quadringentos milites ad senatum misit, qui sibi consulatum nomine exercitus deposcerent.
Cunctante senatu, centurio legationis princeps, rejecto sagulo, ostendens gladii capulum, non dubitavit in curia dicere : "Hic faciet, si vos non feceritis." Cui respondisse Ciceronem ferunt: "Si hoc modo petieritis Cæsari consulatum, auferetis." Quod dictum ei deinde exitio fuit : invisus enim esse cœpit Cæsari, quod libertatis esset amantior.
Octavius Cæsar nondum viginti annos natus consulatum invasit, novamque proscriptionis tabulam proposuit ; quæ proscriptio Syllana longe crudelior fuit : ne teneræ quidem ætati pepercit. Puerum quemdam nomine Atilium Octavius cœgit togam virilem sumere, ut tanquam vir proscriberetur. Atilius, protinus ut e Capitolio descendit, deducentibus ex more amicis, in tabulam relatus est. Desertum deinde a comitibus ne mater quidem præ metu recepit. Puer itaque fugit, et in silvis aliquandiu delituit. Cum vero inopiam ferre non posset, e latebris exivit, seque prætereuntibus indicavit, a quibus interfectus est. Alius puer etiam impubes, dum in ludum litterarium iret, cum pædagogo, qui pro eo corpus objecerat, necatus est.
Octavius, inita cum Antonio societate, Marcum Brutum Cæsaris interfectorem bello persecutus est. Quod bellum, quanquam æger atque invalidus, duplici prœlio transegit, quorum priore castris exutus vix fuga evasit ; altero victor se gessit acerbius. In nobilissimum quemque captivum sæviit, adjecta etiam supplicio verborum contumelia. Uni suppliciter precanti sepulturam respondit jam illam in volucrum atque ferarum potestate futuram. Ambo erant captivi pater et filius ; cum autem Octavius nollet, nisi uni, vitam concedere, eos sortiri jussit utri parceretur. Pater, qui se pro filio ad mortem subeundam obtulerat, occisus est ; nec servatus filius, qui præ dolore voluntaria occubuit nece neque ab hoc tristi spectaculo oculos avertit Octavius, sed utrumque spectavit morientem.
Octavius ab Antonio iterum abalienatus est, quod is repudiata Octavia sorore, Cleopatram Ægypti reginam duxisset uxorem : quæ mulier cum Antonio luxu et deliciis certabat. Gloriata est aliquando se centies sestertium una cena absumpturam. Antonio id fieri posse neganti magnificam apposuit cenam, sed non tanti sumptus quanti promiserat. Irrisa igitur ab Antonio jussit sibi afferri vas aceto plenum: exspectabat Antonius quidnam esset actura. Illa gemmas pretiosissimas auribus appensas habebat ; protinus unam detraxit, et aceto dilutam absorbuit. Alteram quoque simili modo parabat absumere, nisi prohibita fuisset.
Octave, petit-fils de Julie, sœur de César, perdit son père à l'âge de quatre ans. Il fut adopté par son grand-oncle, qui le mena avec lui en Espagne, et l'envoya ensuite étudier les belles-lettres à Apollonie. Dès qu'il eut appris la mort de son oncle, il revint à Rome, prit le nom de César ; et, ayant rassemblé une armée de vétérans. Il alla au-devant de Décimus Brutus, qu'Antoine tenait assiégé dans Modène. Comme il lui était impossible de pénétrer dans la ville pour instruire Brutus de ce qui se passait, il lui envoya d'abord des lettres écrites sur des feuilles de plomb, qui étaient portées entre deux eaux par un plongeur ; il se servit ensuite à cet effet de colombes : après les avoir tenues longtemps renfermées, et leur avoir fait endurer la faim, il leur attachait une lettre au cou, et les lâchait de l'endroit le plus voisin des remparts. Les colombes, empressées de revoir la lumière et de trouver de la nourriture, volaient au sommet des édifices, où elles étaient reçues par Brutus, qui, en plaçant de la nourriture en certains endroits, les avait accoutumées à venir s'y reposer.
Octave termina la guerre de Modène en deux combats, dans l'un desquels il remplit non seulement les fonctions de général, mais encore celles de soldat : en effet, un porte-étendard ayant été dangereusement blessé, il prit l'aigle sur ses épaules et la rapporta au camp. S'étant ensuite réconcilié avec Antoine, il fit sa jonction avec lui et marcha sur Rome, pour venger la mort de Jules César, et il envoya au sénat quarante soldats pour réclamer pour lui le consulat au nom de l'armée. Les sénateurs hésitant, le centurion, chef de la députation, rejeta son manteau en arrière, et, montrant la garde de son épée, osa dire en pleine assemblée du sénat : " Voici qui le fera, si vous ne le faites pas." On rapporte que Cicéron lui répondit : " Si c'est de cette manière que vous demandez le consulat, vous l'emporterez." Cette réponse fut la perte de Cicéron : César se mit à le détester parce qu'il aimait trop la liberté.
Octave, n'avait pas encore vingt ans quand il s'empara du consulat et dressa une nouvelle liste de proscription. Cette proscription fut beaucoup plus cruelle que celle de Sylla; il n'épargna pas même l'âge le plus tendre. Octave força un enfant, nommé Atilius, à prendre la robe virile, afin qu'il pût le proscrire, comme s'il eût été homme fait. A peine Atilius fut-il descendu du Capitole, accompagné de ses amis, qu'il fut mis sur la liste fatale. Ses compagnons l'abandonnèrent aussitôt, et sa mère elle-même n'osa pas le recevoir. Cet enfant prit donc la fuite et resta quelque temps caché dans les forêts. Mais ne pouvant plus supporter la faim, il sortit de sa retraite, et se fit reconnaître aux passants qui le tuèrent. Un autre enfant, qui n'avait pas encore atteint l'âge de puberté, fut, en allant à l'école, tué avec son gouverneur qui l'avait couvert de son corps.
Octave, ayant fait alliance avec Antoine, tourna ses armes contre Marcus Brutus, meurtrier de César. Quoique malade et languissant, il termina cette guerre en deux combats : dans le premier, il perdit son camp et put à peine prendre la fuite; dans le second, il fut vainqueur, et abusa de la victoire. Il exerça ses fureurs contre les prisonniers les plus distingués, et aux tourments ajouta encore la raillerie. Il répondit à l'un d'eux, qui le suppliait de lui accorder la sépulture, que ce serait l'affaire des oiseaux et des bêtes féroces.
Parmi ces prisonniers se trouvait un père avec son fils : Octave, ne voulant accorder la vie qu'à l'un des deux, les fit tirer au sort pour savoir qui des deux serait épargné. Le père; qui s'était offert à la mort pour son fils, fut tué, et le fils ne lui survécut pas pour cela, car, de douleur, il se donna volontairement la mort. Octave ne détourna pas les yeux de ce triste spectacle, mais les regarda mourir l'un et l'autre.
Octave rompit une seconde fois avec Antoine, parce que celui-ci avait répudié sa sœur Octavie, pour épouser Cléopâtre, reine d'Egypte. Les deux époux rivalisaient de luxe et de mollesse. Cléopâtre se vanta un jour de dépenser dix millions de sesterces dans un seul repas. Antoine soutenant que c'était impossible, elle lui fit servir un repas magnifique, mais qui ne coûtait certainement pas la somme convenue. Comme Antoine la plaisantait, elle se fit apporter un vase plein de vinaigre : Antoine attendait ce qu'elle allait faire; Cléopâtre, qui avait deux pierres de grand prix pendues à ses oreilles, en détacha une, la fit dissoudre dans le vinaigre, et l'avala. Elle se disposait à avaler l'autre de la même manière, et elle l'aurait fait, si on ne l'en eût empêchée.
ACTIACA PUGNA Octavius cum Antonio apud Actium, qui locus in Epiro est, navali prœlio dimicavit ; victum et fugientem Antonium persecutus, Ægyptum petiit, obsessaque Alexandria, quo Antonius cum Cleopatra confugerat, brevi potitus est. Antonius, desperatis rebus, cum in solio regali sedisset regio diademate cinctus, necem sibi conscivit. Cleopatra vero, quam Octavius magnopere cupiebat vivam comprehendi triumphoque servari, aspidem sibi in cophino inter ficus afferendam curavit, eamque ipsa bracbio applicuit: quod ubi cognovit Octavius, medicos vulneri remedia adhibere jussit. Admovit etiam psyllos, qui venenum exsugerent, sed frustra. Cleopatræ mortuæ communem cum Antonio sepulturam tribuit.
Tandem Octavius, hostibus victis, solusque imperio potitus, clementem se exhibuit. Omnia deinceps in eo plena mansuetudinis et humanitatis. Multis ignovit a quibus sæpe graviter læsus fuerat, quo in numero fuit Metellus unus ex Antonii præfectis. Cum is inter captivos senex squalidus sordidatusque processisset, agnovit eum filius ejus, qui Octavu partes secutus fuerat, statimque exiliens, patrem complexus, sic Octavium allocutus est : "Pater meus hostis tibi fuit ; ego miles : non magis ille pœnam, quam ego præmium meriti sumus. Aut igitur me propter illum occidi jube, aut illum propter me vivere. Delibera, quæso, utrum sit moribus tuis convenientius." Octavius postquam paulum addubitavisset, misericordia motus hominem sibi infensissimum propter filii merita servavit.
Octavius in Italiam rediit, Romamque triumphans ingressus est. Tum bellis toto orbe compositis, Jani gemini portas sua manu clausit quæ tantummodo bis antea clausæ fuerant, primo sub Numa rege, iterum post primum Punicum bellum. Tunc omnes præteritorum malorum obilivio cepit, populusque Romanus præsentis otii lætitia perfruitus est. Octavio maximi honores a senatu delati sunt. Ipse Augustus cognominatus est et in ejus honorem mensis sextilis eodem nomine est appellatus, quod illo mense bellis civilibus finis esset impositus. Equites Romani natalem ejus biduo semper celebrarunt: senatus populusque Romanus universus cognomen Patris patriæ maximo consensu ei tribuerunt. Augustus præ gaudio lacrimans respondit his verbis : "Compos factus sum votorum meorum; neque aliud mihi optandum est, quam ut hunc consensum vestrum ad ultimum vitæ finem videre possim."
Dictaturam, quam populus magna vi offerebat, Augustus genu nixus dejectaque ab humeris toga, deprecatus est. Domini appellationem semper exhorruit, eamque sibi tribui edicto vetuit, immo de restituenda republica non semel cogitavit ; sed reputans et se privatum non sine periculo fore, et rempublicam plurium arbitrio commissum iri, summam retinuit potestatem, id vero studuit, ne quem novi status pæniteret. Bene de eis etiam, quos adversarios expertus fuerat, et sentiebat et loquebatur. Legentem aliquando unum e nepotibus invenit; cumque puer territus volumen Ciceronis, quod manu tenebat, veste tegeret, Augustus librum cepit, eoque statim reddito: "Hic vir, inquit, fili mi, doctus fuit et patriæ amans."
Pedibus sæpe per urbem incedebat, summaque comitate adeuntes excipiebat: unde cum quidam libellum supplicem porrigens, præ metu et reverentia nunc manum proferret, nunc retraheret : "Putasne, inquit jocans Augustus, assem te elephanto dare?" Eum aliquando convenit veteranus miles, qui vocatus in jus periclitabatur, rogavitque ut sibi adesset. Statim Augustus unum e comitatu suo elegit advocatum, qui litigatorem commendaret. Tum veteranus exclamavit: "At non ego, te periclitante bello Actiaco, vicarium quæsivi, sed ipse pro te pugnavi" ; simulque detexit cicatrices. Erubuit Augustus, atque ipse venit in advocationem.
Cum post Actiacam victoriam Augustus Romam ingrederetur, occurrit ei inter gratulantes opifex quidam corvum tenens, quem instituerat hæc dicere: "Ave, Cæsar victor, imperator." Augustus avem officiosam miratus, eam viginti milibus nummorum emit. Socius opificis, ad quem nihil ex illa liberalitate pervenerat, affirmavit Augusto illum habere et alium corvum, quem afferri postulavit. Allatus corvus verba quæ didicerat expressit: "Ave, Antoni victor, imperator." Nihil ea re exasperatus Augustus jussit tantummodo corvorum doctorem dividere acceptam mercedem cum contubernali. Salutatus similiter a psittaco, emi eum jussit.
Exemplo incitatus sutor quidam, corvum instituit ad parem salutationem ; sed, cum parum proficeret, sæpe ad avem non respondentem dicebat: "Opera et impensa periit." Tandem corvus cœpit proferre dictatam salutationem : qua audita dum transiret, Augustus respondit : "Satis domi talium salutatorum habeo." Tum corvus illa etiam verba adjecit, quibus dominum querentem audire solebat: "Opera et impensa periit" ; ad quod Augustus risit, atque avem emi jussit quanti nullam adhuc emerat.
Solebat quidam Græculus descendenti e palatio Augusto honorificum aliquod epigramma porrigere. Id cum frustra sæpe fecisset, et tamen rursum eumdem facturum Augustus videret, sua manu in charta breve exaravit græcum epigramma, et Græculo venienti ad se obviam misit. Ille legendo laudare cœpit, mirarique tam voce quam vultu, gestuque. Dein cum accessit ad sellam qua Augustus vehebatur, demissa in pauperem crumenam manu, paucos denarios protulit, quos principi daret; dixitque se plus daturum fuisse, si plus habuisset. Secuto omnium risu, Græculum Augustus vocavit, eique satis grandem pecuniæ summam numerari jussit.
Augustus fere nulli se invitanti negabat. Exceptus igitur a quodam cena satis parca et pæne quotidiana, hoc tantum insusurravit: "Non putabam me tibi esse tam familiarem." Cum aliquando apud Pollionem quemdam cenaret, fregit unus ex servis vas crystallinum: rapi illum protinus Pollio jussit, et ne vulgari morte periret, abjici murænis, quas ingens piscina continebat. Evasit e manibus puer, et ad pedes Cæsaris confugit, non recusans mori, sed rogans ne piscium esca fieret. Motus novitate crudetitatis Augustus, servi infelicis patrocinium suscepit: cum autem veniam a viro crudeli non impetraret, crystallina vasa ad se afferri jussit ; omnia manu sua fregit; servum manumisit, piscinamque compleri præcepit.
Augustus in quadam villa ægrotans noctes inquietas agebat, rumpente somnum ejus crebro noctuæ cantu ; qua molestia cum liberari se vehementer cupere significasset, mites quidam aucupii peritus noctuam prehendendam curavit, vivamque Augusto attulit, spe ingentis præmii ; cui Augustus mille nummos dari jussit : at ille minus dignum præmium existimans, dicere ausus est : "Malo ut vivat", et avem dimisit. Imperatori nec ad irascendum causa deerat, nec ad ulciscendum potestas. Hanc tamen injuriam æquo animo tulit Augustus, hominemque impunitum abire passus est.
Augustus amicitias non facile admisit, et admissas constanter retinuit: imprimis familiarem habuit Mæcenatem equitem Romanum, qui ea, qua apud principem valebat gratia, ita semper usus est, ut prodesset omnibus quibus posset, noceret nemini. Mira erat ejus ars et libertas in flectendo Augusti animo, cum eum ira incitatum videret. Jus aliquando dicebat Augustus, et multos morte damnaturus videbatur. Aderat tunc Mæcenas, qui circumstantium turbam perrumpere, et ad tribunal propius accedere conatus est ; cum id frustra tentasset, in tabella scripsit hæc verba : « Surge tandem, carnifex"; eamque tabellam ad Augustum projecit, qua lecta, Augustus statim surrexit, et nemo est morte multatus.
Habitavit Augustus in ædibus modicis neque laxitate neque cultu conspicuis, ac per annos amplius quadraginta in eodem cubiculo hieme et æstate mansit. Supellex quoque ejus vix privatæ elegantiæ erat. Idem tamen Romam, quam pro majestate imperii non satis ornatam invenerat, adeo excoluit, ut jure sit gloriatus marmoream se relinquere, quam lateritiam accepisset. Raro veste alia usus est quam confecta ab uxore, sorore, filia, neptibusque. Altiuscula erant ejus calceamenta, ut procerior quam erat videretur. Cibi minimi erat atque vulgaris. Secundarium panem et pisciculos minutos et ficus virides maxime appetebat.
Augustus non amplius quam septem horas dormiebat, ac ne eas quidem continuas, sed ita ut in illo temporis spatio ter aut quater expergisceretur. Si interruptum somnum recuperare non posset, lectorres arcessebat, donec resumeret. Cum audisset senatorem quemdam, licet ære alieno oppressum, arte et graviter dormire solitum, culcitram ejus magno pretio emit, mirantibus dixit: "Habenda est ad somnum culcitra in qua homo qui tantum debebat dormire potuit."
Exercitationes campestres equorum et armorum statim post bella civilia omisit, et ad pilam primo folliculumque transiit : mox animi laxandi causa, modo piscabatur hamo, modo talis nucibusque ludebat cum pueris minutis, quos facie et garrulitate amabiles undique conquirebat. Alea multum delectabatur; idque ei vitio datum est. Tandem afflicta valetudine in Campaniam concessit, ubi remisso ad otium animo, nullo hilaritatis genere abstinuit. Supremo vitæ die, petito speculo, capillum sibi comi jussit ; et amicos circumstantes percontatus est num vitæ mimum satis commode egisset; adjecit et solitam clausulam: "Edite strepitum, vosque omnes cum gaudio applaudite." Obiit Nolæ sextum et septuagesimum annum agens.
Octave combattit sur mer contre Antoine, près d'Actium, ville d'Epire ; il le vainquit, le mit en fuite, et le poursuivit jusqu'en Egypte. Il mit le siège devant Alexandrie, où s'étaient réfugiés Antoine et Cléopâtre, se rendit bientôt maître de cette ville. Antoine, se voyant perdu sans ressource, ceignit sa tête du diadème, monta sur un trône, et se donna la mort. Pour Cléopâtre, qu'Octave désirait tant prendre vivante, et faire servir à son triomphe, elle fit apporter un aspic dans une corbeille de figues, et le mit elle-même sur son bras. Dès qu'Octave en fut informé, il donna ordre aux médecins d'appliquer à la blessure des remèdes convenables. Il eut même recours aux psylles, pour faire sucer le venin ; mais ce fut inutilement. Cléopâtre étant morte, il la fit mettre avec Antoine dans un même tombeau.
Octave, vainqueur de ses ennemis, et seul maître de l'empire, montra enfin de la clémence. Dès ce moment, tout en lui respira la douceur et l'humanité. Il pardonna à plusieurs personnes, qui plus d'une fois l'avaient cruellement offensé : de ce nombre fut Metellus, un des lieutenants d'Antoine. Cet officier, qui était un vieillard, s'avançait tristement parmi les autres prisonniers; son fils, qui avait suivi le parti d'Octave, le reconnaît, et, sautant au cou de son père : " Octave, dit-il, mon père a été votre ennemi, et moi votre soldat; il n'est pas plus digne de châtiment que je ne le suis de récompense ; faites-moi donc mourir à cause de lui, ou laissez lui la vie à cause de moi. Voyez, je vous prie, lequel des deux convient le mieux à votre caractère." Octave, après quelques moments d'hésitation, céda à la pitié, et la vie du père, l'un de ses plus grands ennemis, fut le prix des services du fils Octave revint en Italie, et entra triomphant dans Rome. Alors tout l'univers étant en paix, il ferma de ses mains les portes du temple de Janus, qui n'avaient encore été fermées que deux fois : la première, sous Numa, et la seconde, à la fin de la seconde guerre punique. On oublia les maux passés, et le peuple romain goûta toutes les douceurs de la paix. Le sénat déféra à Octave les plus grands honneurs : il fut surnommé Auguste , et le mois sextile, celui dans lequel il avait mis fin aux guerres civiles, fut, en son honneur, appelé du même nom. Tous les ans les chevaliers romains célébrèrent sa naissance pendant deux jours. Le sénat et le peuple romain, d'un accord unanime, lui donnèrent le surnom de Père de la patrie. Auguste, versant des larmes de joie, répondit en ces termes : " Je suis au comble de mes voeux ; et il ne me reste plus rien à désirer que de vous voir, jusqu'à la fin de ma vie, dans les mêmes sentiments à mon égard."
Auguste, à genoux et la toge baissée depuis les épaules, refusa la dictature que le peuple le conjurait instamment d'accepter. Il eut toujours en horreur le nom de seigneur et fit un édit pour défendre qu'on le lui donnât. Il pensa même plus d'une fois à rétablir le gouvernement républicain ; cependant, considérant qu'il ne pourait sans danger rentrer dans la classe des simples particuliers et que la république deviendrait la proie de quelque ambitieux, il conserva l'autorité suprême ; mais il fit en sorte que personnne n'eût à se plaindre du nouvel ordre de choses. Il pensait et parlait bien de ceux même qu'il avait eus pour ennemis déclarés. Il trouvait un jour un de ses petits-fils occupé à lire ; et comme l'enfant, effrayé, cachait sous son vêtement un volume de Cicéron, qu'il tenait à la main, Auguste prit le livre, et le lui rendant aussitôt : " Mon fils, lui dit-il, c'était un homme savant et qui aimait bien sa patrie."
Auguste allait souvent à pied dans les rues de Rome et accueillait avec beaucoup d'affabilité tous ceux qui l'abordaient. Une personne lui présentant une requête, tantôt avançait la main, tantôt la retirait, par crainte et par respect : " Croyez-vous, lui dit Auguste en plaisantant, donner un as à un éléphant ? " Un vétéran, qui était cité en justice et courait grand risque d'être condamné, vint un jour, le trouver, et le pria de vouloir bien l'assister. Aussitôt Auguste chargea quelqu'un de sa suite d'aller prendre la défense de cet homme, et de l'appuyer de tout son crédit. " Mais moi, dit alors le vétéran, à la bataille d'Actium, quand vous étiez en danger, je n'ai pas cherché un remplaçant; j'ai combattu moi-même." Et en même temps il découvrit ses cicatrices. Auguste rougit et alla lui-même plaider la cause du soldat.
Après la bataille d'Actium, Auguste, faisant son entrée à Rome, rencontra, parmi ceux qui venaient le féliciter, un artisan qui tenait un corbeau auquel il avait appris à dire ces mots : " César, vainqueur, imperator, je vous salue." Auguste, admirant l'oiseau complimenteur, l'acheta vingt mille sesterces. Le compagnon de cet artisan, fâché, de n'avoir aucune part à cette générosité, assura à Auguste qu'il avait aussi chez lui un autre corbeau, et demanda la permission de l'apporter. Le corbeau, présenté à Auguste, répéta ces mots qu'on lui avait appris : " Antoine, vainqueur, imperator, je vous salue." Auguste, sans témoigner la moindre aigreur, ordonna à celui qui avait instruit ces corbeaux de partager sa récompense avec son compagnon. Ayant été salué de même par un perroquet, il le fit encore acheter.
Un cordonnier, encouragé par cet exemple, exerça un corbeau à répéter pareil compliment ; et ne retirant pas de ses soins tout le succès qu'il désirait, il disait souvent à l'oiseau, lorsque celui-ci ne répondait rien : " J'ai perdu ma peine et mon argent." Enfin le corbeau commença à redire ce qu'on lui avait si souvent répété Auguste, l'ayant entendu en passant, répondit : " J'ai assez de tels complimenteurs chez moi. Alors l'oiseau ajouta ces paroles que son maître avait coutume de dire en se plaignant de lui : "J'ai perdu ma peine et mon argent." A cette repartie, Auguste se mit à rire, et fit acheter l'oiseau aussi cher qu'aucun de ceux qu'il avait encore achetés.
Un certain Grec présentait ordinairement à Auguste des vers à sa louange, lorsqu'il descendait de son palais. Auguste, voyant que quoiqu'il l'eût fait souvent et sans succès, il était disposé à le faire encore, écrivit de sa main, et en grec, une épigramme fort courte, qu'il envoya à ce poète, dès qu'il le vit venir à lui. Notre homme, en la lisant, ne manqua pas de la vanter et de témoigner son admiration du geste et de la voix. Ensuite, s'approchant de la litière d'Auguste, il mit sa main dans sa bien modeste bourse et en tira quelques deniers pour les donner à l'empereur, en disant : " J'en donnerais davantage, si j'étais plus riche." Tout le monde s'étant mis à rire, Auguste l'appela et lui fit compter une assez grosse somme d'argent.
Auguste ne refusait presque jamais ceux qui l'invitaient à dîner. Un particulier lui ayant donné un repas modeste, et où il n'avait presque que l'ordinaire, il se contenta de lui dire à l'oreille: " Je ne pensais pas que nous étions si amis." Un jour qu'il soupait chez un certain Pollion, un esclave brisa un vase de cristal. Aussitôt Pollion le fit saisir, et, pour qu'il ne périt pas d'une mort ordinaire, ordonna qu'on le jetât à des lamproies, qu'il nourrissait dans un grand réservoir. L'esclave s'échappa et vint se réfugier aux pieds de César, ne refusant pas de mourir, mais demandant avec instances de ne pas servir de pâture aux poissons. Auguste, indigné de ce nouveau genre de cruauté, prit la défense du malheureux esclave, et, ne pouvant obtenir sa grâce de son maître cruel, il se fit apporter les vases de cristal et les brisa tous de sa main, affranchit l'esclave et ordonna de combler le réservoir.
Auguste était malade dans une de ses maisons de campagne, passait des nuits fort agitées, son sommeil étant continuellement interrompu par les cris d'un hibou. Ayant témoigné qu'il désirait ardemment être délivré de cette importunité, un soldat, habile oiseleur, vint à bout de prendre cet oiseau, et l'apporta vivant à Auguste, dans l'espérance d'une grande récompense, Auguste lui fit donner mille sesterces ; mais le soldat trouvant cette somme trop au-dessous du service qu'il avait rendu, eut la hardiesse de dire : " J'aime mieux qu'il vive." En même temps il lâcha l'oiseau. L'empereur avait bien sujet de se mettre en colère et ne manquait pas de moyens pour se venger ; cependant il souffrit patiemment cette injure et laissa aller le soldat, sans le punir.
Auguste ne donnait pas facilement son amitié ; mais une fois donnée, c'était pour toujours. Mécène, chevalier romain, fut un principal favori, et fit toujours un si bon usage du crédit qu'il avait sur l'empereur, qu'il rendit service à tous ceux à qui il le put, et ne nuisait jamais à personne. Il en usait assez librement avec Auguste, et avait un art admirable pour le fléchir, lorsqu'il le voyait irrité. L'empereur rendait un jour la justice, et paraissait sur le point de condamner plusieurs citoyens à mort. Mécène, qui était présent, après avoir inutilement tenté de fendre la foule et de s'approcher du tribunal, écrivit ces mots sur une tablette : " Lève-toi donc, bourreau" Ensuite il jeta cette tablette à Auguste, qui, l'ayant lue, se leva aussitôt et personne ne fut condamné.
Auguste habitait une maison qui ne se faisait remarquer ni par son étendue ni par ses ornements, et pendant plus de quarante années, il occupa le même appartement hiver comme été ; l'ameublement avait à peine l'élégance de celui d'un simple particulier. Cependant il embellit tellement Rome, qui, avant lui, ne répondait pas à la majesté de l'empire, qu'il se glorifia, avec raison, de laisser toute de marbre une ville qu'il avait trouvée toute de brique. Rarement il portait d'autres habits que ceux que lui avait faits son épouse, sa sœur, sa fille et ses petites-filles. Il se faisait faire les souliers un peu hauts, afin de paraître plus grand qu'il n'était en effet. Il mangeait peu, et sa table n'avait rien de recherché. Il aimait beaucoup le pain de ménage, les petits poissons et les figues vertes.
Auguste ne dormait pas plus de sept heures : encore n'était-ce pas de suite, car, dans cet espace de temps, il se réveillait trois ou quatre fois. S'il ne pouvait reprendre son sommeil interrompu, il se faisait faire des lectures jusqu'à ce qu'il se rendormît. Ayant appris qu'un sénateur, qui était accablé de dettes, n'en dormait pas moins profondément, il acheta son oreiller très cher, et dit à ceux qui s'en étonnaient : " Pour bien reposer, il faut avoir un oreiller sur lequel a pu dormir un homme qui avait tant de dettes."
Aussitôt après les guerres civiles, Auguste abandonna les exercices du champ de Mars, le cheval et les armes, et s'amusa d'abord au jeu de paume, et à celui du ballon. Plus tard, pour se récréer, tantôt il péchait à l'hameçon, tantôt il jouait aux osselets ou aux noix avec de petits enfants, faisant pour cela rechercher de tous côtés ceux qui étaient les plus aimables par leur figure et par leur babil. Il aimait beaucoup les jeux de hasard, et on lui en a fait un reproche. Enfin, sa santé étant affaiblie, il se retira dans la Campanie, où, renonçant aux affaires, il se permit toutes sortes d'amusements. Le dernier jour de sa vie, il voulut qu'on lui apportât un miroir, se fit ajuster les cheveux, et demanda à ses amis qui l'environnaient s'il avait assez bien joué le rôle de la vie; puis il ajouta la formule usitée au théâtre : " Battez des mains et applaudissez tous avec joie. " Il mourut à Nole, dans sa soixante-seizième année...